Irak : une reconstruction indispensable et pressante… à tout petits pas

MOSUL, IRAQ - JULY 22: Iraqi Army soldiers beside the Tigris River in the destroyed Old City district on July 22, 2017 in Mosul, Iraq. Despite the declared liberation of Mosul Islamic State counter-attacks and Iraqi forces casualties continue.(Photo by Martyn Aim/Corbis via Getty Images)

Par Lola BRETON

On le croyait mort, Abu Bakr al-Baghdadi a pourtant refait surface après plus de cinq ans de silence. Fin avril 2019, une vidéo de propagande mettant en scène le chef de l’Etat islamique évoquant des évènements récents a fait le tour de la planète. De nombreuses questions quant à l’état de l’organisation terroriste et sa capacité à frapper fort bien que délestée de son attache territoriale sont alors reparues… en Occident. En Irak, d’où est originaire Baghdadi, cette apparition surprise a certainement peu étonné. Les préoccupations irakiennes sont ailleurs. Pour Myriam Benraad – politiste, docteure en science politique de Sciences Po Paris, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, spécialiste du Moyen-Orient et du monde arabe et auteure, entre autres publications de L’Irak, par-delà toutes les guerres : idées reçues sur un Etat en transition, paru en novembre 2018 aux éditions du Cavalier Bleu – « Il y a tout de même un désenchantement très fort par rapport à l’EI ; on n’est plus en 2014. Les Irakiens ont beaucoup souffert avec l’EI. Baghdadi a fait une vidéo parce qu’il a besoin de se relégitimer comme chef de guerre et cela crée une fascination qui nous conduit à extrapoler l’impact que cela va avoir ; mais sur le terrain, c’est l’Etat qui est attendu ».

Assurer la sécurité d’un pays fractionné

L’Etat irakien se fait, en effet, attendre. Sur le papier, les élections législatives et présidentielle de 2018 laissaient apparaître une certaine diversité de points de vue et l’occasion de s’engager sur une nouvelle voie. La nomination du chiite modéré Adel Abdel-Mahdi au poste de Premier ministre et l’accession à la présidence de Barham Saleh, personnalité kurde et sunnite reconnue, ont finalement déçu le peuple irakien. Après quatre ans de guerre et de destruction, les espoirs de changement se sont vus ruinés à leur tour. Myriam Benraad pointe la « déconnexion totale des élites par rapport à ce qui se passe sur le terrain ». Le rejet de ces élites partiellement corrompues – l’indice de perception de la corruption de l’organisation Transparency International plaçait l’Irak à la 168ème place (sur 175) des pays les moins corrompus en 2018 – menace la sécurité du pays, qui peine déjà à panser ses plaies. « Il n’est pas possible de lutter contre l’EI ou les milices si l’Etat ne déploie pas ses fonctions régaliennes », souligne la spécialiste du monde arabe.

Le phénomène milicien en Irak n’est pas nouveau. Dès 2003, il se généralise, en protestation contre la présence américaine et pour prendre la place du régime. Comme le souligne Flavien Bourrat, chercheur à l’IRSEM, dans un rapport paru en Janvier 2019, ces groupes paramilitaires majoritairement chiites ont acquis un statut et une influence particuliers dès leur engagement contre l’EI.1 En juin 2014, le gouvernement irakien crée les Unités de mobilisation populaire (Hashd Sha’abi). Avec leurs personnalités politiques incarnées, ces unités structurées et institutionnalisées jouissent aujourd’hui d’une certaine légitimité dans le pays. L’Etat semble vouloir absorber ces milices dans l’appareil étatique. Or, cette stratégie se heurte à plusieurs obstacles. La pluralité des groupes composant Hashd Sha’abi, d’abord. Comme le rapportent les recherches de l’IRSEM, « leurs effectifs sont estimés à environ 100 000 combattants répartis en 67 groupes différents dont près de 40 seraient affiliés à Téhéran ». Cette influence iranienne posera d’autant plus question à mesure que les miliciens seront tentés d’intégrer les instances de gouvernement irakiennes. L’organisation Badr, soutenue militairement et idéologiquement par l’Iran s’est, par exemple, déjà solidement implantée dans le paysage politique. Ses fonds proviennent du gouvernement, tandis que deux de ses grandes figures ont déjà occupé des postes de pouvoir à Bagdad.

Le climat de défiance par rapport aux milices et d’incertitude quant à la présence sourde des djihadistes dans le pays ne permet pas de créer un terrain propice à la reconstruction. « L’EI est un mouvement social ». Selon Myriam Benraad, l’organisation est donc susceptible de se nourrir de chaque faux pas et acte manqué de l’Etat. La question sécuritaire ne peut, en réalité, que rester en suspens. « La question sécuritaire dépend aussi des investissements extérieurs. Or, sans élite irakienne fiable, c’est difficile de faire redémarrer l’économie, donc c’est le serpent qui se mord la queue », déplore la politologue.

Construire une paix durable

Il est vrai que, craignant pour leur sécurité et manquant de garantie juridique quant à la stabilité du régime irakien, les investisseurs publics et privés traitent la question de la relance économique avec des pincettes. L’Irak peut, comme toujours, compter sur ses ressources pétrolières, mais elles ne suffisent pas à remettre l’économie et le pays tout entier sur pied. La reconstruction peine à se mettre en œuvre. Pourtant, en février 2018, lors de la conférence sur la reconstruction de l’Irak organisée au Koweït, le gouvernement avait présenté 157 projets à financer. Trente milliards de dollars lui avaient été prêtés par les pays du Golfe. Depuis, plus rien.

Pour Myriam Benraad, « cela remet en cause le concept même de victoire. Il y a eu victoire militaire en Irak, certes, mais dans le temps long, on ne peut pas parler de victoire sans reconstruction. Les Irakiens ont des attentes sociales et les micro-initiatives ne remplaceront jamais une stratégie nationale ». Les plus de deux millions de déplacés recensés par le Haut-Commissariat aux Réfugiés en avril 2018 ne bénéficient toujours pas d’un plan de retour – impossible en l’absence d’un plan d’habitat, lui aussi laissé en suspens. Parmi les déplacés, 1.5 millions se sont réfugiés au Kurdistan irakien, région au statut autonome depuis 2005.

La question kurde reste d’ailleurs présente, bien que les velléités d’indépendance aient été enfouies depuis le référendum de septembre 2017. « Le référendum proposé par le KRG [Gouvernement Régional du Kurdistan] a été un échec total. La Turquie – qui est un allié privilégié du Kurdistan irakien – l’Iran et les Etats-Unis se sont fortement positionné contre cette option, rappelle Myriam Benraad, par des biais de diplomatie économique et politique plus pragmatique, les Kurdes essaient d’atteindre un meilleur statut de l’autonomie, aujourd’hui ». L’indépendance a beau ne plus être sur la table, la diversité ethnoculturelle irakienne ne rend pas le processus de paix et de reconstruction plus simple.

Construire ensemble, une nécessité ?

Mi-avril 2019, la mission de conseil de l’Union européenne pour l’Irak (EUAM Irak) s’est rendue, à son tour, à Erbil, capitale du Kurdistan irakien. La politique d’aide à la sécurité intérieure, entamée en octobre 2017 à la demande de Bagdad pourrait s’étendre à la région autonome d’ici peu.

L’Irak accueille l’aide internationale qu’on lui offre. Les bailleurs de fonds sont frileux pour investir, mais la coalition militaire, dont la France fait partie, ne compte pas abandonner l’Irak à son sort ; malgré les déclarations fracassantes du président Trump sur le sujet. L’aide humanitaire est également encore présente car indispensable. « Heureusement, les ONG sont là depuis 2003 et ne sont jamais parties », souligne Myriam Benraad.

La reconstruction de l’Irak – puis, à plus long terme, de sa voisine syrienne encore ravagée par la guerre civile – tient donc à une coopération multilatérale sur plusieurs plans, tant économique que diplomatique. Or, si les acteurs internationaux réussissaient à construire des ponts, entre Orient et Occident notamment, la culture pourrait également jouer un rôle diplomatique clé. C’est notamment l’une des ambitions portées par Lara-Scarlett Gervais, photographe et fondatrice de l’association Héritage et Civilisation, au travers de ses actions engagées sur le terrain syrien, mais aussi ici en Europe, où avec le soutien de l’UNESCO notament, elle insuffle au grand public l’enjeu majeur que représente la protection du patrimoine et y compris auprès des plus jeunes au travers de son projet pédagogique Odyssée. Irremplaçable et fragile, le patrimoine culturel est le garant de l’identité et de la mémoire des peuples. Sa sauvegarde est en effet l’un des éléments cruciaux inhérents au processus de pacification et de reconstruction d’une société en sortie de conflit. « Je suis intimement persuadée que le patrimoine peut constituer le fondement de la paix si les acteurs internationaux lui laissent jouer son rôle de médiateur. Le patrimoine doit rassembler les populations. Ce sera un élément de paix dans l’avenir. Nous pouvons faire de la diplomatie avec la culture. » déclarait Lara-Scarlett Gervais dans une précédente interview.

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1
 Flavien Bourrat & Alexandre d’Espinose de Lacaillerie. « Les milices chiites et l’Etat en Irak. Entre intégration et autonomisation », Note de recherche n. 68, IRSEM, 25 janvier 2019