De la sécurité à la sûreté routière

par Stéphane Schmoll

On s’étonne que les Etats-Unis subissent plus d’une tuerie de masse par jour sans remettre en question le droit de posséder des armes au nom de la liberté constitutionnelle. En France, ce sont plus de 750.000 armes par destination qui circulent sur nos routes et sont autant de menaces en puissance. Même s’il y a un pas entre la négligence ou la fraude et l’intention malveillante, ceux qui conduisent sans permis ou assurance sont coupables de mettre en danger la vie de nombreux innocents. Des solutions techniques sont possibles.

Le 9 juillet dernier, près de Lorient, Bunyamin Arslan, 9 ans, a perdu la vie et son cousin de 7 ans a été grièvement blessé. Comme les autres malveillants, Kilian L., un délinquant de 20 ans, a tué parce qu’il est très facile de voler ou d’emprunter un véhicule et de le conduire sans permis ni assurance ou bien sous emprise de l’alcool. Pourtant, il serait possible d’empêcher le démarrage et la conduite d’un véhicule qui ne serait pas en état de rouler, pas assuré ou bien dont le conducteur n’est pas autorisé à circuler. Est-il vraiment le seul responsable de cet homicide ? On pourrait mettre fin à cette anomalie si l’on osait débattre publiquement du sophisme que certains tissent régulièrement entre la liberté d’aller et venir, la prévention et la répression. Nous sommes tous coupables de faire l’autruche et devons innover avec les filières concernées. Le CROTSi pourrait apporter sa pierre à ce débat.

Combien de morts ?

Le drame de Lorient serait passé brièvement dans les faits divers s’il n’y avait pas eu délit de fuite et chasse à l’homme, qui intéressent beaucoup plus les medias. Comme les meurtres, le terrorisme fait vendre davantage, présenté comme une fatalité liée à des enjeux religieux et géopolitiques à l’échelle de la planète et instrumentalisé par certains cyniques. Les attentats de Paris en 2015 (Charlie Hebdo, Bataclan, Stade de France) et de Nice en 2016 ont fait 233 morts et 860 blessés. Quant aux morts et blessés du quotidien banal, ils sont présentés au public à travers des statistiques abstraites. Ultra-médiatisé, le terrorisme a engendré un sentiment de révolte et d’indignation de la quasi-totalité de la nation, un durcissement de l’arsenal législatif, la mise en chantier de projets ad hoc par la filière nationale de sécurité ainsi qu’une impulsion à la coopération régalienne avec la sécurité privée. Soyons objectifs : ces chiffres du terrorisme sont minuscules en comparaison des 3.200 morts et des 70.000 blessés de la route, des 100.000 victimes du tabac et de l’alcool ou des 150.000 morts du cancer. S’y est-on habitués ou résignés ? Les medias peut-être, les familles concernées certainement pas. Pour sa part, l’Etat fait son travail en gérant des politiques publiques parce que les sécurités sont un de ses rôles essentiels et que les morts coûtent très chers à l’économie ; et comme il ne peut pas tout bien faire, il met des priorités sur des critères divers dont les engagements internationaux et les nouvelles causes non clivantes (la pollution de l’air tue 67.000 personnes en France).

Les limites de la politique de sécurité routière

Depuis le début des années 70, la politique de sécurité routière des gouvernants de tous bords a permis d’abaisser la mortalité du réseau routier de 18.000 morts à 8.000 morts en 2000 et récemment à 3.200 morts, auxquels il convient d’ajouter 70.000 blessés. Ramenée au nombre de km parcourus, la baisse est encore plus spectaculaire (de 111 à 7 par milliard de km). La France est ainsi dans la moyenne européenne, derrière le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Allemagne ou la Suisse. « Certains pays latins comme l’Espagne font mieux que nous », mentionne Chantal Perrichon, Présidente de la Ligue contre la violence routière. Ces 73.000 victimes coûtent encore 25 milliards d’euros par an, ce qui en fait périodiquement une cause nationale. Pour progresser, il faut adapter le droit, les standards et les modèles économiques. Le principal frein est le cercle vicieux entre l’opinion et les politiques. Le grand public est peu au fait des garanties qu’offrent le droit et la technique pour préserver les libertés légitimes et donc hypersensible à tout ce qui ressemble « au fichage, au flicage ou à une pompe à fric de l’Etat ». Le public fait fi de l’impérieux besoin de justice d’une démocratie et confond prévention, contrôle, répression et condamnation. Corollairement, les pouvoirs législatif et exécutif rechignent à prendre à court terme des mesures préventives qui paraitront immanquablement impopulaires si elles ne sont pas précédées d’une pédagogie en profondeur. Seuls le sens de l’intérêt général et le courage politique de certains peuvent briser ce cercle. Bravant certains intérêts communs, le Premier Ministre s’y est récemment essayé en butant sur les élus locaux. Officiellement, il s’appuie sur la délégation interministérielle à la sécurité routière (DISR) mais celle-ci dépend en fait d’un ministère peu réputé pour sa vision et son action à long terme. Comme toujours et par vocation, la science peut aider le politique car la technologie permettrait dès à présent de s’échapper du cadre actuel par la voie du progrès.

Un système archaïque

Actuellement, on ne peut pas dire que la vérification de conformité des véhicules et des conducteurs brille par sa modernité. Songeons que les véhicules sont encore identifiés par d’anachroniques morceaux de métal embossé, ces plaques d’immatriculation que l’on s’échine à lire par des caméras à reconnaissance de formes ! Pour l’assurance et le contrôle technique, on appose sur le pare-brise des morceaux de papier faciles à falsifier dont on vérifie manuellement la véracité dans un fichier central. Idem pour le conducteur et son permis. Dans un pays et un continent qui ne jurent que par les progrès et les économies découlant de la numérisation et la modernisation de la police et de la justice, le développement en cours de l’identité numérique et des objets communicants doivent d’évidence amener à jeter tout cela aux oubliettes !

La diversion du futur

Le prochain paquet de normes européennes imposées aux constructeurs automobiles pour 2022-2024 comprennent des équipements de sécurité concernant notamment la pollution ou le freinage et l’avertissement de survitesse, mais rien sur la sûreté. Pour la suite, l’industrie automobile mondiale, avec les centres de recherche spécialisés dans la mobilité, toutes les administrations concernées et les professions juridiques et assurantielles travaillent d’arrache-pied au développement de la mobilité autonome, par paliers successifs. La soif de progrès, l’impact sur les économies et l’environnement sont tellement énormes qu’aucun obstacle ne résiste. Même pas les prétendus sujets juridiques concernant les responsabilités des acteurs, la personnalité morale des machines, etc.

La généralisation du web autour du 5G, des LPWAN et de l’internet des objets vont rapidement rendre possibles tous les automatismes, toutes les intelligences artificielles. Cela entraînera nécessairement l’interconnexion de multiples fichiers et le traitement de gigantesques quantités de données. Les textes juridiques et les pratiques assurantielles y seront progressivement adaptés.

Cependant, plusieurs décennies vont s’écouler avant que les véhicules autonomes constituent l’essentiel du parc automobile. D’ici-là, notre pays aura déploré plus de 100.000 morts et des millions de blessés. Est-ce inéluctable ? Devons-nous l’accepter ? La posture consistant à travailler au futur tout en se refusant à sortir des paradigmes qui empoisonnent le présent pour de multiples mauvaises raisons est insupportable.

Des pistes d’actions immédiates

Tous les acteurs des secteurs concernés, y compris la filière industrielle de sécurité, doivent s’emparer de cette cause. Les associations, les constructeurs, les assureurs, les pouvoirs publics législatif et exécutif doivent profiter de ce défi pour expérimenter puis généraliser ce qui est possible. « Toutes les briques technologiques sont déjà disponibles et peuvent être connectées au réseau et bases de données, au moins sporadiquement», confirme Luc Chambonii, expert de ces sujets. Les véhicules sont en effet truffés d’électronique et seront bientôt tous connectés à la toile. De multiples fichiers ont été mis en place pour les véhicules volés (FOVES), les cartes grises (SIV), les contrôles techniques (Infovec) et récemment les assurances (SVA) ainsi que pour les permis et points des conducteurs (FNPC). La quasi-totalité des conducteurs est dotée d’un smartphone, connecté à de multiples plateformes privées et publiques tandis que les projets de cloud souverain refont surface. Qu’on soit propriétaire, loueur, prêteur ou covoitureur, rien de plus simple que de définir les règles du jeu, par exemple : un véhicule doit être techniquement en règle et assuré tandis que son propriétaire doit être titulaire d’un permis valide et le cas échéant d’un moyen de paiement. Les exceptions légitimes peuvent également être prises en compte à la volée. Le reste du système ne serait qu’un simple assemblage informatique et telecom avec l’administration des droits de chaque acteur et la cybersécurité du niveau ad hoc. Déjà, des loueurs expérimentent ce type de processus à titre privé. Outre la sûreté et la sécurité, le système pourrait supporter d’autres applications telles que les droits à circuler en ville ou en période polluée ainsi que le stationnement. La faisabilité technique étant quasi-certaine, il reste à étudier le rôle de chaque acteur dans le développement, l’exploitation et la sécurité du système, son modèle économique et sa légitimation juridique. Peut-être faudra-t-il même réviser le sacro-saint article 47 de la Loi Informatique et Libertés. L’Etat avance lentement, en commençant par coupler les LAPI avec les fichiers d’assurance pour dresser des contraventions lourdes (les délits n’étaient pas assez sanctionnés). La loi d’orientation des mobilités prévoit également des mesures administratives préventives. Il se pourrait aussi que des collectivités territoriales, plus proches des citoyens, aillent plus vite et plus loin pour innover en sûreté routière.

De multiples acteurs

Pour parvenir à monter un tel projet, tous les acteurs de cet écosystème devront être sensibilisés et consultés en identifiant et traitant les blocages éventuels. Parmi les organismes directement concernés par la sécurité routière, on peut citer : le premier ministre, avec le comité interministériel de la sécurité routière (CISR)iii et le groupe interministériel permanent de sécurité routière (GIPSR), le conseil national de la sécurité routière (CNSR), le ministère de l’Intérieur avec la délégation à la sécurité routière (DSR) et trois sous-directions impliquées et le Bureau national des droits à conduire, le département du contrôle automatisé ainsi que l’observatoire national interministériel de sécurité routière (ONISR), les ministères de la Justice, de la Santé, de la Transition écologique et solidaire, de l’Economie et des finances, l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI) avec le centre automatisé de constatation des infractions routières (CACIR). Sans oublier des instituts et organismes de recherche : IFFSTAR, CEREMA, INSERR et bien entendu la CNIL et l’ANSSI. Et dans le secteur privé : l’organisme technique central (OTC) de l’UTAC, la fédération française de l’assurance (FFA) et une trentaine d’associations. Il y a aussi des PME qui innovent sur les systèmes de prévention. Un ancien voleur de voitures repenti et qui connait parfaitement l’électronique des véhicules a mis au point un procédé en cours de test qui rend inviolable la voiture grâce à l’utilisation d’un smartphone et de codesiv. « Il peut aussi rendre des services quant à la conformité du véhicule et du conducteur », précise Tally Fofana.

Tous les composants pour expérimenter des solutions sont réunis sur notre sol et l’Europe autorise parfaitement des expérimentations nationales comme cela a été fait avec l’éthylomètre anti-démarrage. Ces expériences sont ensuite agrégées dans une feuille de route réglementaire européenne éclairée par les travaux du European Transport Safety Council (ETSC).

Tous ces organismes ont des missions, priorités et des visions parfois différentes. Nous avons commencé à recueillir leurs avis, parfois audacieux, surprenants ou révoltants, que nous relaterons dans un prochain article. Nous verrons qui est prêt à s’attaquer à ce continuum qui relie l’incivilité, la négligence et le meurtre en un véritable contentieux de masse.

iCf dans le numéro précédent le projet de Conseil de réflexion et d’orientation des technologies de sécurité

iiAncien directeur technique de Traqueur et consultant chez Coyotte

iiiLe CISR de janvier 2019 a prôné de mettre les nouvelles technologies au service de la sécurité routière en créant un fonds spécial « innovation » à cet effet.

ivhttps://digitallparis.com/