Entre transhumanisme et éthique : quel sera notre futur ?

Bienvenue dans l’univers de Bethany Lyons, qui passe des appels avec la main, souhaite recycler son corps et transférer sa conscience dans le Cloud… Vous regardez Years and Years, série ultra populaire conçue par le réalisateur et producteur gallois Russell T Davies (Queer As Folk, Doctor Who, Cucumber) et partagez le quotidien de la famille Lyons, à Manchester, de 2019 jusqu’en 2030 et au-delà. Dans l’ère transhumaniste, Trump a remporté un second mandat, le nationalisme européen bat son plein, et la Chine construit une île artificielle à des fins militaires…

Un futur pas si futuriste à en croire l’une des dernières études révélées par des scientifiques américains…

Alors, cette transformation de l’homme conduisant à une humanité nouvelle est-elle un pur produit de science-fiction ou l’évocation d’un futur pas si lointain ?

Par Mélanie BENARD-CROZAT

Amener les cyborgs à la réalité

Selon un groupe de scientifiques des universités de Harvard et de Surrey, nous serions sur la bonne voie pour vivre dans le monde transhumaniste version Davies. L’étude, publiée en juillet dernier dans Nature Nanotechnologie, évoque la réussite des scientifiques ayant fabriqués des « sondes à l’échelle nanométrique ». La capacité à lire les activités électriques à partir de cellules est à la base de nombreuses procédures biomédicales, telles que la cartographie de l’activité cérébrale et les prothèses neurales. Développer de nouveaux outils pour l’électrophysiologie intracellulaire (le courant électrique circulant dans les cellules) repoussant les limites de ce qui est physiquement possible (résolution spatio-temporelle) tout en réduisant le caractère invasif pourrait permettre de mieux comprendre les cellules électrogènes et leurs réseaux dans les tissus, ainsi que de nouvelles orientations pour les interfaces homme-machine. « Si nos professionnels de la santé veulent continuer à mieux comprendre notre condition physique et nous aider à vivre plus longtemps, il est important que nous continuions à repousser les limites de la science moderne. Pour que cela soit possible, il est inévitable quune intersection entre lhomme et la machine se produise. » selon le Dr Yunlong Zhao de l’Université de Surrey. Il en serait même de la beauté de la science que d’avoir « de tels défis pour guider les hypothèses et les travaux futurs. À long terme, ces développements en matière de sondes renforcent nos capacités qui conduisent en définitive à des interfaces cerveau-machine avancées à haute résolution et peut-être même à terme, amener les cyborgs à la réalité… » selon le professeur Charles Lieber du département de chimie et de biologie chimique de l’Université de Harvard.

Illusions et fantasmes

Jean Mariani et Danièle Tritsch, chercheurs et neuroscientifiques au CNRS, invitent eux, à faire la part entre une « économie des promesses » et de réelles avancées scientifiques. Si les technologies sur lesquelles se fondent les transhumanistes – biotechnologies, intelligence artificielle, neurosciences… – progressent à un rythme très rapide, les prédictions annoncées par ce mouvement ne seraient, selon les deux scientifiques, qu’illusoires et fantasmatiques. Une vision partagée par Luc Ferry, philosophe et ancien ministre, qui, dans son ouvrage La Révolution transhumaniste, qualifie ce courant de « posthumanisme » le jugeant «inquiétant, absurdement réductionniste et surtout matérialiste» ; contrairement au courant transhumanisme « à visage humain », qu’il juge acceptable . Un « hyperhumanisme », héritier des philosophes français des Lumières, qui croyaient en la « perfectibilité potentiellement infinie de l’être humain ». Crystal L’Hote, professeure agrégée de philosophie au St Michael’s College – USA, affirme qu’il est encore loin de pouvoir « acheter des appareils de communication implantables sur le marché libre, bien qu’il y ait des raisons de croire que ce n’est qu’une question de temps ».

L’homme 2.0

L’être humain 2.0 verrait donc dans l’obscurité, ne connaîtrait plus la fatigue, ses capacités intellectuelles seraient décuplées et sa mémoire prodigieuse. Équipé d’un exosquelette intelligent, doté de puces dans le cerveau, ce super-homme deviendrait plus performant, plus créatif, plus empathique. Le but ultime ? Fusionner l’homme et l’ordinateur après l’avoir soustrait au vieillissement et à la mort. Des élucubrations selon Jean Mariani et Danièle Tritsch qui rappellent que les avancées de la recherche en biologie et en médecine, en particulier dans le domaine du vieillissement, sont réelles mais actuellement insuffisantes pour nous faire vivre 300 ans ! Le vieillissement est inéluctable, les maladies neurodégénératives conduisent à une perte d’autonomie et pour longtemps encore, on soigne mais on ne guérit pas.

L’engouement pour l’intelligence artificielle nourrit ces allégations extravagantes. Pourra-t-on un jour « télécharger » le cerveau d’une personne dans une machine ? Pour cela, il faudrait en connaître le fonctionnement et élucider les différences interindividuelles entre les cerveaux de deux êtres. L’intelligence artificielle ne peut encore « émuler » un outil aussi compliqué, performant et changeant que le cerveau humain. Le plus grand obstacle n’est pas dans les progrès de l’IA mais dans les limites des connaissances biologiques soulignent ainsi les chercheurs du CNRS. Transférer l’esprit, les émotions, le sens critique, l’humour ou l’analyse de la pensée d’autrui depuis le cerveau vers une puce ou le Cloud afin d’aboutir à une vie éternelle débarrassée d’un cerveau vieillissant est un fantasme de quelques mégalomanes servant un marketing de la peur et une gigantesque toile d’intérêts économiques.

Vers un regain de moralité

Plus qu’un sujet à la mode, l’intelligence artificielle appelle à « une véritable urgence éthique et juridique dont le politique doit se saisir. » souligne Laetitia Pouliquen, Directrice de NBIC Ethics. La Commission européenne s’est saisie du sujet en constituant un groupe de 52 experts dont la composition semble toutefois« déséquilibrée avec une large majorité d’acteurs de l’industrie mais peu de philosophes, éthiciens ou sociologues… Parler d’éthique consiste à parler de l’Homme pour lui garantir le respect de ses libertés et le protéger de lui-même le cas échéant. Cette surreprésentation industrielle laisse craindre que la réflexion soit guidée par une analyse coût-bénéfice des nouvelles technologies sur les plans économiques, sociaux et environnementaux, sans inclure tout un pan de connaissance humaine sur l’agir humain face à l’emprise de décisions algorithmiques. » souligne Laetitia Pouliquen.

Il s’agit donc bien, comme l’évoque Luc Ferry dans son ouvrage de deux révolutions qui se jouent conjointement. L’une génétique, l’autre économique. « Elles ont le même fondement philosophique: dans les deux cas, il sagit de donner aux humains la maîtrise de leur destin individueldans des pans entiers du réel, qui appartenaient encore naguère à l’ordre de la fatalité .Sous-tendues par la même idéologie politique – l’ultralibéralisme anglo-saxon « pur et dur » et le techno-capitalisme futuriste, qui veulent en finir à tout prix avec le poids des traditions, toutes deux sont organisées et financées par les mêmes acteurs: les multinationales de la Silicon Valley, notamment Google, qui s’intéresse à toutes les formes de big data, y compris le patrimoine génétique de lhumanité : le transhumanisme et la Net-économie ont une patrie, l’Amérique. »

Un avenir profondément humain

D’autres chercheurs, Suisses notamment, conduisent, comme Marcello Ienca et Roberto Andorno à penser que les droits de l’homme à l’ère des neurosciences et des neurotechnologies nécessiteront la création de quatre nouveaux droits humains : le droit à la liberté cognitive, le droit à la vie privée psychique, le droit à l’intégrité mentale et le droit à la continuité psychologique. Le transhumanisme n’est peut-être pas pour tout de suite, mais c’est surtout « un changement collectif s’éloignant d’une vision du monde tout technologique » qui est essentiel, rappelle Crystal L’Hote. Cet avenir technologique doit rester humaniste. « Et pour cela, nos responsables politiques doivent annoncer courageusement qui est l’Homme, quelle est la frontière entre l’Homme et la machine et quelles sont les « augmentations » technologiques qui défigureront l’homme au détriment de sa dignité et de sa liberté. » ajoute Laetitia Pouliquen.

Une volonté politique appelée également des voeux de Luc Ferry qui souhaite le retour d’un Etat à « éclairé et fort », capable de réguler ces révolutions en trouvant le juste milieu entre l’interdiction brutale et le laisser-faire intégral.

Pour le généticien Axel Kahn « Le défi éthique est bel et bien perdu. Mais le pessimisme n’est pas inéluctable. » clame t-il, en dialogue avec Denis Lafay (La Tribune). L’auteur de L’éthique dans tous ses états (L’Aube), a travaillé des scénarios explorant les conditions d’une forme de solidarité, de morale entre les machines. « La conscience de soi est parfaitement accessible à une machine. Pour autant, et quel que soit le degré de performance atteint, ces machines seront dotées d’une intelligence artificielle, et nous d’une intelligence humaine… » Même dans une société robotisée et déshumanisée des plus perturbantes, il y aura encore de la place pour cette intelligence humaine. « Elle pourrait même avoir fort à s’employer. Les métiers de l’accompagnement et du soutien psychologique, de l’attention et de la chaleur humaine ont de l’avenir ! De plus, de quelque manière qu’on le prenne, la poursuite du bonheur restera l’un des objectifs de nos semblables de chair et de passion. Il y aura par conséquent de la place pour l’affection, l’amour, la jouissance, la fulgurance créatrice. Il y aura encore de la place pour un monde humain. »

Sources : Journal du CNRS – Transhumanisme : de l’illusion à l’imposture par Jean Mariani et Danièle Tritsch – janvier 2018

The Independant, How close are we to achieving the transhumanism seen in ‘Years and Years’? By Sam Hancock, July 2019