Au coeur de la guerre économique internationale : le réveil de la France ?

La présidence Trump se caractérise par le retour du rapport de force unilatéral. Menacé par la montée en puissance de la Chine, les Etats-Unis prennent la mesure de l’importance de la lutte économique. Il est primordial pour l’oncle Sam de défendre ses intérêts quitte à piller ses propres alliés. Fort de leur hégémonie passée, les Etats-Unis utilisent l’extraterritorialité de leurs lois pour mener à bien leur politique et tenter de garder l’avantage dans un climat de guerre économique.

C’est tout l’enjeu du rapport Gauvain rendu en juin 2019 au Premier ministre, qui vise à renforcer la protection nationale face à la forte concurrence internationale.

Rencontre avec le Député Raphaël Gauvain, député de Saône-et-Loire, membre de la commission des lois, auteur du rapport sur la protection des entreprises contre les lois et mesures à portée extraterritoriale.

Les États-Unis d’Amérique ont entraîné le monde dans l’ère du protectionnisme judiciaire. Alors que la règle de droit a, de tout temps, servi d’instrument de régulation, elle est devenue aujourd’hui une arme de destruction dans la guerre économique que mènent les États-Unis contre le reste du monde, y compris contre leurs alliés traditionnels en Europe.

Des entreprises en situation de vulnérabilité

Les entreprises françaises ne disposent pas aujourd’hui des outils juridiques efficaces pour se défendre contre les actions judiciaires extraterritoriales engagées à leur encontre, que ce soit par des concurrents ou par des autorités étrangères. Elles sont dans une situation de très grande vulnérabilité, les autorités françaises donnant depuis de longues années le sentiment de la passivité et l’impression d’avoir renoncé.

Depuis la fin des années 90, on a assisté à une prolifération de lois à portée extraterritoriale, essentiellement d’origine américaine, permettant aux autorités de la première puissance mondiale d’enquêter, de poursuivre et de condamner, sur des fondements divers (corruption, blanchiment d’argent, sanctions internationales, etc.), les pratiques commerciales d’entreprises ou d’individus du monde entier.

Ces lois se sont ajoutées à des procédures civiles et pénales internes très intrusives (« discovery ») ou exerçant une forte pression sur les personnes mises en cause (transactions pénales) qui permettaient déjà d’obtenir hors de tout mécanisme d’entraide, et donc hors de tout contrôle des autorités françaises, une quantité importante de données relatives à nos entreprises.

Un bilan édifiant

Le bilan des 20 dernières années est édifiant : plusieurs dizaines de milliards de dollars d’amendes ont été réclamées à des entreprises françaises, européennes, sud-américaines et asiatiques, au motif que leurs pratiques commerciales, leurs clients ou certains de leurs paiements ne respectaient pas le droit américain, alors même qu’aucune de ces pratiques n’avait de lien direct avec le territoire des États-Unis et/ou que ces entreprises se conformaient au droit de leur pays (s’agissant des sanctions internationales).

Cinq problèmes fondamentaux en jeu

Ces enquêtes, poursuites et condamnations sont contestables eu égard aux critères de compétence des autorités américaines, qui violent la souveraineté des pays dont ces entreprises sont ressortissantes. Les sanctions prononcées sont par ailleurs disproportionnées et menacent la pérennité des sociétés étrangères visées, et semblent avoir pour but premier de les fragiliser dans la compétition internationale. Les enquêtes sont conduites sous le contrôle des procureurs américains, eux-mêmes placés sous l’autorité directe du pouvoir exécutif, alors même que la procédure transactionnelle (utilisée dans la quasi-totalité des cas) place l’entreprise étrangère mise en cause dans une position totalement asymétrique, échappant à tout contrôle du juge américain, avec une pression constante exercée afin d’obtenir le maximum d’éléments de l’entreprise et la dénonciation des personnes responsables. Enfin, les conventions d’entraide judiciaire et les règles de la coopération administrative sont systématiquement contournées.

Les entreprises françaises sont donc prises en otage par ces procédures américaines, coincées entre le marteau et l’enclume dans un processus de « négociation » de façade, aggravé par un chantage à l’accès au marché américain. In fine, elles n’ont d’autre choix que de s’auto incriminer en payant des sommes astronomiques au Trésor américain !

Un manque de souveraineté judiciaire

Ces attaques contre des entreprises françaises sont parfois facilitées par nos propres faiblesses, particulièrement par le retard pris par la France dans la lutte contre la corruption internationale depuis le début des années 2000. À cet égard, la création du Parquet National Financier (PNF) en 2014, la loi Sapin 2 en 2016 puis la circulaire sur les procédures miroir en 2017 ont permis quelques avancées, encore insuffisantes, pour rétablir notre souveraineté judiciaire.

Mais la vulnérabilité des entreprises françaises face aux actions extraterritoriales d’autorités étrangères reste intacte ! Cette vulnérabilité est due en grande partie aux lacunes de notre droit. La France est tout d’abord une des rares grandes puissances économiques à ne pas protéger la confidentialité des avis juridiques en entreprise : cette lacune fragilise nos entreprises et contribue à faire de la France une cible de choix et un terrain de chasse privilégié pour les autorités judiciaires étrangères, notamment les autorités américaines.


C’est pourquoi nous proposons la protection de la confidentialité des avis juridiques en entreprise par la création d’un statut d’avocat en entreprise doté de la déontologie de l’avocat. Cette mesure – la plus efficace d’un point de vue technique, car elle utilise le droit américain pour s’en protéger – viendra combler une des lacunes les plus criantes du droit français. Elle confèrera aux entreprises françaises le même niveau de protection que celui dont bénéficient leurs principales concurrentes.

Modernisation de la loi de 1968

La loi dite « de blocage » de 1968, qui est en réalité une loi d’aiguillage et d’orientation des requêtes étrangères vers les canaux normaux de la coopération internationale, n’a jamais été sérieusement et systématiquement mise en œuvre. Elle s’avère aujourd’hui datée et insuffisante pour contraindre les autorités étrangères à respecter les traités d’entraide et les accords de coopération internationale pour obtenir des documents ou/et des informations sur nos entreprises.

Nous souhaitons la modernisation de la loi de 1968, afin d’en augmenter l’efficacité, par une série de mesures autour du triptyque : déclaration (création d’un mécanisme obligatoire d’alerte en amont), accompagnement des entreprises par une administration dédiée, le SISSE – et sanction. L’augmentation de la sanction prévue en cas de violation de la loi nous semble essentielle à hauteur de 3 millions d’euros contre 18 000€ aujourd’hui.

Cloud Act : nouvel affront des Américains !

En outre, une étape supplémentaire dans cet affrontement multidimensionnel vient d’être franchie par l’entrée en vigueur du « Cloud Act » en mars 2018 : cette loi fournit la possibilité aux autorités judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage de données numériques (qui sont tous américains), sur la base d’un simple « warrant » d’un juge américain, toutes les données non personnelles des personnes morales de toute nationalité quel que soit le lieu où ces données sont hébergées. Le « Cloud Act » organise ainsi un accès illimité des autorités judiciaires américaines aux données des personnes morales, rendant obsolètes et inutiles les Traités d’entraide judiciaire.

Pour contrer ceci, nous appelons à l’adoption d’une loi protégeant les entreprises françaises contre la transmission par les hébergeurs de leurs données numériques non personnelles aux autorités judiciaires étrangères : une extension du RGPD aux données des personnes morales, qui permettra de sanctionner les hébergeurs de données numériques qui transmettraient aux autorités étrangères des données non personnelles relatives à des personnes morales françaises en dehors des canaux de l’entraide administrative ou judiciaire. Une sanction du même ordre que celle du RGPD, à savoir 4% du chiffre d’affaires mondial.

Il est essentiel pour les pays européens de pouvoir contrer le « cloud act » par des mesures dissuasives qui obligent les autorités américaines à passer par la voie de la coopération internationale et donc à rétablir notre souveraineté !

Faire preuve de lucidité

Ce constat de vulnérabilié s’inscrit dans un contexte politique où les risques de divergences juridiques entre les États-Unis et l’Europe semblent s’accroître en matière de sanctions économiques unilatérales. Les procédures judiciaires pour violation des sanctions internationales n’ont à cet égard rien à voir avec le combat éthique qui était mis en avant s’agissant des enquêtes anticorruptions : elles ne sont que le prolongement d’une action politique du gouvernement, au seul service du pouvoir exécutif américain et, en passant, des entreprises américaines.

Surtout, les poursuites engagées semblent être motivées économiquement et les cibles choisies à dessein. Les grandes entreprises américaines sont, pour la plupart, épargnées de toute poursuite et seules de grandes entreprises européennes et asiatiques, en concurrence directe avec des entreprises américaines, sont visées !

Avec les sanctions économiques unilatérales, aucune transaction financière ou commerciale n’est aujourd’hui à l’abri des actions de l’appareil judiciaire américain. De fait, cela empêche nos entreprises de commercer librement.

Jusqu’ici, l’impact des sanctions économiques américaines est resté limité compte tenu des cibles visées, relativement marginales dans l’économie mondiale (Iran, Soudan, Somalie, Venezuela, Cuba, Corée du Nord).

Demain, en revanche, les États-Unis risquent de prendre des sanctions économiques dures contre la Russie (ou d’autres pays), qui ne seront peut-être pas reprises par la France et l’Europe, accentuant ainsi les divergences entre les deux continents et, par voie de conséquence, les risques de contentieux pour nos entreprises.

Tout écart entre sanctions américaines et sanctions européennes crée ainsi pour les entreprises européennes un risque juridique majeur ! Une grande banque française a été condamnée, il y a 5 ans, à 9 Md$ d’amendes pour des transactions avec l’Iran, le Soudan et Cuba : on frémit à l’idée de ce que pourraient être les sanctions encourues par des sociétés européennes pour des transactions d’un volume nécessairement d’un autre ordre avec la Russie.

En dernier lieu, si les attaques dont sont victimes les entreprises françaises proviennent aujourd’hui, pour l’essentiel des États-Unis, tout indique que d’autres pays pourraient se doter à l’avenir de lois à portée extraterritoriale leur permettant d’agir de la même façon : la Chine, l’Inde, la Russie pourraient bien figurer dans cette liste.

Cette multiplication des risques accroît l’urgence d’une action ambitieuse des pouvoirs publics. Il est impératif que la France élabore une stratégie pour contenir les assauts de l’extraterritorialité judiciaire lui permettant de réaffirmer sa souveraineté et de protéger ses entreprises et les millions d’emplois qui en dépendent. Une proposition de projet de loi pourrait voir le jour en 2020.