Les grands enjeux de l’identité numérique davantage tournés vers l’économie en 2020 ?

De toutes les révolutions numériques, celle de l’identité est sans doute l’une des plus discrètes mais aussi l’une des plus durables. Si les gisements de données qui se multiplient sont bien l’or noir du XXIe siècle selon l’expression consacrée, il faut comprendre que ce pétrole brut a besoin d’être raffiné selon sa destination. Or, c’est tout le rôle de l’identité numérique, « cet ensemble d’attributs relatifs à une entité », de sélectionner et formater les données en vue d’une relation, d’une action, d’une décision en tenant compte de la situation au sens large, c’est-à-dire d’un contexte, des parties en présence et des exigences de suivi et de conformité.

En 2020, à l’heure où les couches numériques et physiques se confondent, les grands enjeux de l’identité s’affirment dans l’évolution de nos économies mondialisées et numérisées presque d’avantage que pour nos sociétés. Illustration de cette évolution de l’intermédiation économique et numérique croissante par l’identité autour de quelques enjeux pertinents en 2020, à l’échelle respectivement de la France, de l’Europe et du monde.

Par Guy de Felcourt

Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, l’identité a fait irruption dans l’économie comme jamais auparavant. Devenu indispensable dans la relation à distance de toutes les entités, la médiation numérique ne peut être efficace que grâce à l’intermédiation de l’identité. De nouveaux métiers ont surgi pour vérifier les titres, pour valider les valeurs des attributs à un instant donné, pour authentifier ou pour corroborer les droits et autorisations accordées. L’identité s’exprime dans une multitude de contextes et un vaste concert de technologies allant de la reconnaissance faciale à la blockchain en passant par les composants électroniques sécurisés et les infrastructures à clé publique.

Si elle rayonne toujours dans le champ de la citoyenneté, de la liberté de circulation et de la sécurité intérieure, l’identité est dorénavant davantage présente dans l’ensemble des services économiques et numériques : de la santé à la banque, des paiements à l’économie collaborative ou de l’administration au transport. L’identité au sens large est devenue une exigence pour le bon fonctionnement d’une économie presque totalement numérisée. Nous avons appris dans le passé que la cognition tient beaucoup de la valeur sémantique des données, aujourd’hui nous expérimentions que son utilisation pratique et ses interactions requièrent que les données soient structurées en attributs autour des identités. Or qu’est-ce que la société et l’économie numérique d’aujourd’hui sinon un ensemble vaste et organisé d’interactions ?

Modernisation, effectivité des droits et souveraineté numérique en France

Dans notre pays, plus en retard que la moyenne des autres pays européens en matière d’identité numérique, beaucoup de progrès reste à accomplir dans la modernisation des services publics et privés. Certes, des résultats intermédiaires ont déjà été obtenus, y compris dans l’administration qui a nettement amélioré ces dernières années les pratiques du « Dites-le nous une fois », de la « personnalisation du service », de la « simplification » et du « sans-couture ». Il reste néanmoins encore de grands enjeux de modernisation vis-à-vis des personnes morales et des personnes physiques pour offrir des services numériques de plus grande pertinence, qualité et transparence. Trois axes de progrès paraissent décisifs dans cet enjeu de modernisation : d’avantage d’interopérabilité, des niveaux de confiance substantiels ou élevés comme chez la plupart de nos partenaires européens, et enfin une meilleure validation des différents attributs d’identité pour plus de fluidité et de sécurité. En résultera une modernisation accrue et une mise en capacité de gains de croissance et compétitivité supplémentaires pour les entreprises.

Le deuxième grand enjeu pour les français est l’effectivité des droits des consommateurs, des usagers et des citoyens. Des identités numériques de confiance leur apporteront la possibilité d’exercer leurs droits à la notification, la saisine électronique, à la renonciation ou la résiliation d’un contrat, à la portabilité des données, et bien d’autres droits d’une manière plus effective qu’aujourd’hui. Les déséquilibres existants entre les offres électroniques immédiatement souscrites, mais difficilement résiliables sinon par le papier ou la bureaucratie, seront éliminées. Les dizaines voire centaines de demandes de recours à l’identification que l’on peut trouver dans le code monétaire et financier ou dans le code des postes et télécommunications trouveront un meilleur accomplissement. L’identité présumée fiable pourra devenir une pratique réelle et une réalité tangible, impliquant simplicité, rapidité et sécurité pour les consommateurs et citoyens. Le législateur lui-même se verra conforté en ce que beaucoup de textes de lois qu’il a votés au cours des dernières années vont pouvoir trouver une application bien réelle dans la pratique des services numériques.

Le troisième enjeu pour la France est une meilleure souveraineté numérique. Créer un écosystème d’identités numériques fiables dans un pays, c’est renforcer son autonomie stratégique de long terme. Concrètement, cette souveraineté commence par pouvoir proposer le même niveau de service aux français de l’étranger qu’à ceux résidents sur son territoire. Grâce aux identités de confiance, un ensemble de personnes morales et physiques pourront se connecter plus solidement avec des services francophones à travers le monde. Le rayonnement des services économiques et culturels français sera plus fort s’il s’appuie sur un écosystème d’identités numériques. Le recours au droit français et européen y sera plus facilement accessible et exerçable.

Interopérabilité, services numériques et marché intérieur en Europe

Paradoxalement, bien que l’identité soit une prérogative des Etats Membres, les initiatives les plus abouties viennent souvent de l’Europe. La décision du parlement européen prise en 2019 de renforcer la sécurité des cartes d’identité et des documents de séjour délivrés aux citoyens de l’Union va conduire à l’émission d’une CNIE française à partir de 2021, ce qui n’avait pas été possible jusqu’à présent. De même, le règlement eIDAS va conduire probablement la France à notifier un ou plusieurs schémas d’identités électroniques, c’est-à-dire à leur reconnaitre une validité officielle.

L’Europe quant à elle, doit aussi faire face à ses propres enjeux. Si le règlement eIDAS a permis d’avancer sur l’harmonisation des services de confiance numérique et l’interopérabilité de principe des schémas d’identification électronique, le verre n’est qu’à moitié plein. En effet, nous sommes en 2020 encore loin du marché numérique unique tant réclamé par l’Europe. Plusieurs critiques positives s’adressent directement à l’application du règlement eIDAS : une minorité de pays ou l’interopérabilité fonctionne aujourd’hui (6 ou 7) et pour ceux-ci des volumes encore très balbutiants dans les services publics, ou encore aucune application vraiment réussie dans le secteur privé malgré des pas communs avec le secteur bancaire (DSP2-AML) notamment. D’autres acteurs voient dans eIDAS 1.0 un texte trop juridique et consensuel et pas assez incitatif et pratique. Une consultation en cours pourrait déboucher sur une éventuelle révision du règlement, mais aujourd’hui rien n’est encore décidé.

Il existe clairement de grands enjeux économiques pour l’identité numérique en Europe à l’heure où le GAFI lui-même alerte sur l’importance du rôle de l’identification pour accompagner les projets des nouvelles monnaies numériques de banques centrales ou d’autres acteurs afin de rendre celles-ci conformes aux régulations monétaires et financières. L’Europe a encore une possible carte à jouer si elle veut éviter que seules des identités numériques des plateformes géantes américaines et chinoises et leurs standards communs d’authentification soient utilisés. Les enjeux pour les identités numériques européennes en 2020 sont donc de renforcer le marché intérieur des transactions numériques publiques et privées, de développer l’accès et l’utilisation réfléchie des services numériques, et enfin de déployer plus en avant une interopérabilité qui fonctionne pour les entreprises et les ménages européens et favorise le marché intérieur.

Une plus étroite coopération avec les besoins sectoriels est nécessaire. A l’image de la banque (KYC et authentification), des transports et de la mobilité (personnalisation, authentification, consolidation), ou de la santé (télémédecine, accès et partage du dossiers de santé) les besoins doivent être adressés sur un socle commun d’outils et de solutions. Cela permettra à l’identité numérique européenne de voir fleurir plus facilement son ancrage dans les services de l’économie.

Il existe enfin des enjeux pour la société civile et le renouvellement de la démocratie européenne. En matière de citoyenneté, l’identité numérique peut constituer un bon moyen pour accélérer la mise en place des consultations électroniques des populations. A l’image des référendums populaires organisés en Suisse, les consultations locales ou régionales souvent apolitiques ont un avantage pour les autorités car elles gagnent en fiabilité par rapport aux sondages. Du point de vue de l’électeur, la pratique aisée d’une plus forte participation démocratique ne serait pas, non plus, pour lui déplaire. Les réflexions en cours sur l’évolution du concept de citoyenneté européenne pourraient aussi en tirer profit.

Inclusion, économie et cybersécurité dans le monde

A l’échelle du monde, les enjeux de l’identité numérique sont aussi de première importance. Il y a tout d’abord l’inclusion des « sans identités ». L’objectif des Nations Unies d’attribuer à tous les habitants de la Terre une identité officielle légale en 2030 continue à mobiliser les efforts de nombreux gouvernements et les grands financeurs internationaux. Les progrès ont été considérables ces quinze dernières années mais le chantier est immense : identification biométriques, création de l’état civil, statistiques vitales, mécanismes d’authentification, délivrance des services, dérivations des identités et paiements par mobile, etc. Beaucoup reste à faire pour l’inclusion des quelques un milliard d’habitants qui n’ont rien et pour la consolidation des droits des quelques milliards qui ont quelque chose qui peut et doit être amélioré…

Les enjeux internationaux sont aussi portés sur l’économie avec des cycles toujours plus rapides nécessitant des authentifications récurrentes sur les services Internet et les infrastructures Cloud. Le paiement, la monnaie, la mobilité, et tous les services sont de plus en plus nombreux à se concrétiser par des actes d’identification, d’échange d’attributs et d’authentification. La vérification d’identité est devenue un nouveau marché mondial où en quelques minutes, la reconnaissance faciale, l’API mobile, et l’intelligence artificielle (et/ou ou scoring risque) sont combinées avec une multitude de supports d’identité mondiaux. A chaque service son niveau d’exigence en termes de coût, de risque et de temps de réponse acceptable.

Du côté de la cybersécurité, le développement de l’authentification forte et multi-facteurs reste une priorité. Les cybermenaces, les mafias organisées, l’utilisation de deepfake capable de « dérouter l’humain » sont devenues un fléau mondial. Avec des ciblages fins et des scénarios d’ingénierie plus évolués, ils profitent de toutes les vulnérabilités : identités faibles, procédures floues, attributs non vérifiés et validés. Les secteurs économiques et financiers sont particulièrement visés pour les transactions d’une certaine valeur. Le grand public n’est pas à l’abri non plus. Les géants du numérique eux même font évoluer leurs pratiques pour renforcer les authentifications multi facteurs permettant de garantir la véracité de l’identité, son adéquation et la présence réelle de l’utilisateur.

Enfin, d’autres enjeux portant plus sur l’innovation se font jour en 2020 dans le monde. Aux milliards d’hommes et de femmes existants viennent s’ajouter plusieurs dizaines de milliards d’objets connectés. Les interactions entre l’humain et les automates se multiplient. Les identités numériques ne doivent plus seulement relier les humains entre eux, mais aussi apprendre à interfacer d’avantage l’homme avec les objets communicants ou dotés de capacités de processing. Au travers de l’utilisation du mobile et des technologies sans contact, l’identité se dévoile progressivement comme un moyen d’échanger les bons attributs pour la cobotique, cette coopération tant ardemment scénarisée entre l’homme et le robot.

Des échéances très attendues

L’horizon d’une CNIE pour la France parait maintenant dégagé. Reste néanmoins à en préciser les modalités d’usage. D’autres décisions du gouvernement sont attendues vis-à-vis du schéma national d’identités, la mise en place d’un véritable écosystème d’identités numériques, les niveaux réels d’interopérabilité entre les secteurs privés et publics (du côté des services comme des fournisseurs d’identité). La définition du modèle économique et la future gouvernance font aussi partie des expectatives, tout comme les incitations réglementaires qui seront proposées pour l’usage des niveaux de confiance. Les travaux de la mission interministérielle, puis les missions confiées au parlement et au CNUM par le gouvernement, devraient permettre, à ce dernier, de pouvoir, enfin, annoncer et mettre en place son programme.

En Europe, la prochaine échéance est celle du 1er Juillet 2020. Le rapport officiel sur les impacts du règlement eIDAS (prévu à l’article 49 du règlement) qui vise à son évaluation approfondie devrait également présenter les propositions pour son réexamen et son évolution. Les développements autour du projet d’un « Digital Service Act » qui pourrait avoir des conséquences sur l’identification tant des contenus hébergés que des parties en relations sera également très suivi. Enfin, la nouvelle commission européenne, ne manquera pas, quant à elle, de préciser ses projets numériques plus avant en cours d’année tant sur le volet sociétal qu’économique.