Du civil au militaire : l’information comme arme multidimensionnelle

Dans le monde interconnecté qui est le nôtre, l’information revêt un caractère de plus en plus stratégique. Elections truquées, scandale de Cambridge Analytica, opérations d’influence et ingérences, tous ces exemples montrent l’importance vitale que prend le contrôle de l’information pour la stabilité des régimes politiques. C’est sur les théâtres d’opération que la manipulation de l’information a pris son essor et est devenu un instrument au service de desseins politiques. L’arme informationnelle comme objet d’étude au coeur de la Fabrique Défense.

Prévenir les manipulations d’information : un « enjeu de salubrité publique »

« Enjeu de salubrité publique » c’est ainsi qu’Arnaud Mercier, professeur de l’université Paris II, Panthéon-Assas, en sciences de l’information et de la communication, définit la lutte contre les « infox ». Bien qu’il relève le désintérêt de certains acteurs importants pour cette question, il insiste sur l’importance de lutter contre ce fléau. Capable de déstabiliser nos sociétés et de saper les liens de confiance, il appelle à une prise en compte globale de la menace qui peut avoir des conséquences dans tous les domaines, y compris civils.

Le Pays de Galles a, par exemple, vu la résurgence de la rougeole en raison de la propagation d’une « infox » discréditant la qualité des vaccins contre cette maladie. C’est ainsi que des acteurs institutionnels majeurs tels que le ministère de la Santé, prennent désormais en compte l’information comme menace dans leurs analyses prospectives.

A l’inverse de la célèbre maxime du stratège Clausewitz « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. », l’utilisation de ces mécanismes de manipulation de l’information à des fins politiques, a pour origine le domaine militaire. Pour preuve, la société Cambridge Analytica, à l’origine des manipulations des élections américaines de 2016 et du Brexit, est une société émanent de la société SCL1 dont la branche « SCL Defence » était spécialisée dans la manipulation des opinions publiques sur les théâtres d’opérations. En Afghanistan par exemple, celle-ci s’employait, en coopération avec les forces armées occidentales à surcharger les populations locales d’informations discréditant les talibans afin d’en saper le soutien et d’obtenir un avantage stratégique.

Aujourd’hui, la manipulation de l’information est un réel outil de déstabilisation, instrumentalisé par des Etats ne partageant pas toujours les valeurs démocratiques occidentales. « [Ce sont] les Etats autoritaires qui utilisent les outils des Etats démocratiques pour les déstabiliser. » pointe Maud Quessard, spécialiste des Etats-Unis à l’IRSEM. Les citoyens de ces pays démocratiques sont visés par des processus de « micro-ciblage » alimentés par les ressources du réseau social Facebook. Ce sont principalement les citoyens des Etats « charnières » aux Etats-Unis qui ont été ciblés lors de l’élection américaine. Leur poids s’est révélé décisif. S’appuyant sur les données récoltées sur des millions d’utilisateurs, la société Cambridge Analytica a pu submerger de « fake-news » les citoyens les plus volatiles afin d’orienter leurs votes et de faire basculer les Etats choisis dans le camp souhaité. Contrairement à un discours politique où on peut clairement identifier l’émetteur de l’information et deviner son intérêt, la force de « l’infox » ou de la « fake news » résident notamment dans la difficulté d’en identifier son émetteur, sa provenance. Arnaud Mercier parle de « propagande de pyromane », qui entache la confiance et les fondements de nos démocraties.

De la défense à la culture offensive du renseignement : « Ne pas subir » comme nouvelle devise ?

Sur le modèle de « l’esprit de défense », qui regroupe civils et militaires autour de la Défense nationale, la lutte contre les opérations d’influence devrait s’appuyer sur des « individus-acteurs ». Une sensibilisation des citoyens ainsi qu’une éducation des jeunes à la culture de l’information, au sens critique et au discernement permettrait de prévenir les dérives car chaque individu possède une part de responsabilité dans la diffusion des « infox ». L’enjeu, à l’avenir, est de rendre la société moins poreuse aux menaces de déstabilisations extérieures. Déjà, certaines voix s’élèvent et appellent à une contre-offensive française. Bien que la légitimité et le rapport à l’éthique de cette pratique questionnent, le défi à venir pour la France réside dans l’utilisation de l’information en tant qu’arme offensive. « L’encerclement cognitif ou comment encercler une cible par l’information » fait d’ailleurs l’objet d’un exercice pratique à l’Ecole de Guerre Economique explique le directeur Christian Harbulot. L’objectif est de ruiner la réputation et de détruire la légitimité d’une cible en émettant des « infox » à son égard jusqu’à en saturer les canaux de communication. « C’est par exemple ce dont a été victime l’entreprise Volkswagen lors du scandale lié aux moteurs de ses voitures. » explique Christian Harbulot, « Les américains ayant été particulièrement offensifs sur cette affaire. »

L’enjeu pour la France aujourd’hui est donc de renforcer la coopération des services étatiques avec les entreprises nationales dans une démarche de protection contre les actions d’influence étrangère. Le ministère des Armées doit d’ailleurs prendre la mesure de l’enjeu et adapter son mode de management aux enjeux du monde du numérique.

Face aux offensives étrangères contre les intérêts économiques français relevés depuis plusieurs années, le cas de l’homme d’affaires Carlos Ghosn est significatif. L’affaire Carlos Ghosn montre (avec quelques réserves de rigueur) « un cas d’école du raté français où la carence du pouvoir politique français est doublé d’un manque de connaissance de la culture japonaise » souligne Christian Harbulot. Si une contre-offensive par l’information aurait pu être une alternative crédible pour protéger les intérêts français, c’est surtout la volonté politique qui fait défaut. Face à cette « défaite de la France », il est plus que jamais nécessaire de sensibiliser à la fois population et dirigeants à ces nouvelles pratiques qui menacent notre stabilité.

1 Film documentaire The Great Hack : l’affaire Cambridge Analytica