Les Big Tech : de l’innovation technologique à la gestion d’actifs

Beaucoup a été dit et écrit sur les géants du numérique dans le débat public français mais un sujet a été jusqu’ici largement occulté : celui de l’influence grandissante de ces entreprises dans la finance internationale. Pour identifier ce phénomène, nous avons classé les principales sociétés technologiques mondiales par ordre décroissant de trésorerie. Le constat est sans appel : un petit nombre de sociétés américaines, dont les fameux « GAFAM » auxquels s’ajoutent Cisco et Oracle entre autres, concentrent l’essentiel des liquidités du secteur. Ainsi, les dix plus riches entreprises technologiques américaines – que nous appellerons « Big Tech » par la suite – avaient des encours de trésorerie respectivement sept et trente fois supérieurs à leurs concurrents chinois et européens fin 2017.

Par Paul-Adrien Hyppolite & Antoine Michon

ingénieurs des mines, auteurs de « Les géants du numérique », Fondation pour l’innovation politique, 2018

D’innovateurs de premier plan à géants de la gestion d’actifs

Grâce à une croissance moyenne de leur trésorerie de 16% par an, les Big Tech ont pu accumuler en moins de deux décennies des sommes comparables aux réserves de change des banques centrales des principales régions émergentes du monde (Amérique latine, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est) ou aux volumes d’actifs sous gestion des dix plus gros fonds obligataires privés internationaux. Les montants en question sont de fait sans commune mesure avec les trésoreries d’entreprises traditionnelles, y compris les plus riches d’entre elles comme les compagnies pétrolières.

En examinant les rapports annuels de ces sociétés et leurs déclarations au gendarme boursier américain, nous avons pu recueillir des données sur l’allocation de ces trésoreries. Celles-ci mettent en évidence une gestion très prudente, les trois-quarts du portefeuille des Big Tech étant investis dans des titres de créance de l’Etat américain ou dans des obligations de sociétés de première catégorie (dites sur les marchés « investment grade »).

Les conséquences économiques de ce phénomène massif de thésaurisation sont loin d’être négligeables compte tenu des sommes en jeu. Par leur gestion conservatrice de ce capital, les géants du numérique privent l’économie de capitaux productifs et entretiennent la tendance séculaire de baisse des taux d’intérêt sans risque, avec de réelles implications sur les inégalités, la stabilité financière et les marges de manœuvre des banques centrales.

Des profits résiduels sans utilité dans le processus productif

L’origine de l’accumulation de ces liquidités est simple : les profits générés par les Big Tech sont tels qu’ils excèdent les besoins de financement liés aux opportunités de croissance (interne et externe) et de distributions aux actionnaires (via dividendes et rachats d’actions). Dès lors, des profits résiduels, sans utilité particulière dans le processus productif, viennent chaque année alimenter davantage leur trésorerie. Nous pensons que ce phénomène est le symptôme d’un problème fondamental : celui de l’insuffisante intensité concurrentielle qui prévaut depuis quelques années dans le secteur des nouvelles technologies du fait d’un manque de moyens réglementaires et humains des autorités de concurrence chargées de veiller au bon fonctionnement des marchés.

Les Big Tech freinent-ils l’innovation ?

De quels éléments disposons-nous par ailleurs pour éclairer cela ? Tout d’abord, les Big Tech mènent incontestablement une politique agressive de rachat de jeunes entreprises innovantes susceptibles de les concurrencer sur leurs marchés principaux ou sur des verticaux adjacents. En moyenne, ils ont ainsi réalisé chacun plus de dix acquisitions par an depuis le début de la décennie. Les exemples les plus connus sont celles de YouTube (2006), Android (2007) et DeepMind (2014) par Google ; de Skype (2011) et LinkedIn (2016) par Microsoft ou encore d’Instagram (2012) et WhatsApp (2014) par Facebook.

Ces acquisitions leur ont permis de renforcer leurs positions dominantes acquises initialement grâce à des innovations technologiques majeures. Pour ne citer que quelques cas, Google possède 90% de parts de marché dans la recherche en ligne en Europe, Microsoft 80% des systèmes d’exploitation pour ordinateur dans le monde, Amazon plus de 80% des ventes en ligne de livres aux Etats-Unis, etc. Si l’existence d’une position dominante n’est pas nécessairement problématique en tant que telle, elle peut le devenir lorsqu’elle est utilisée pour bloquer l’entrée de concurrents potentiels sur le marché.

Les passes d’arme de plus en plus fréquentes entre les autorités en charge de la politique de concurrence et les Big Tech ont malheureusement mis en lumière l’existence de telles dérives. Google s’est ainsi vu infliger trois amendes par la Commission européenne pour abus de position dominante au cours des quatre dernières années pour un montant total excédant huit milliards d’euros. Qualcomm a été pénalisé à hauteur de près d’un milliard d’euros pour avoir imposé des conditions d’exclusivité sur ses modems et Intel est toujours sous la menace d’une amende de plus d’un milliard d’euros pour des pratiques similaires sur le marché des micro-processeurs pour ordinateurs.

En outre, il est fort probable que certaines pratiques anticoncurrentielles échappent aux autorités. Une étude des acquisitions réalisées par les « Big Tech » révèle en effet que la majeure partie d’entre elles ne font pas l’objet d’une enquête par les autorités administratives compétentes (voir notre note pour la Fondapol : « Les géants du numérique (2) : un frein à l’innovation ? », p35). Cela provient du fait que de nombreuses transactions ne sont pas notifiées, les seuils de notification reposant par exemple en Europe uniquement sur le chiffre d’affaires des sociétés concernées. Ainsi, l’acquisition d’Instagram par Facebook en avril 2012 ou de Waze par Google en juin 2013 n’ont pas pu être analysées en dépit de leur importance stratégique, les deux start-ups prometteuses ne générant pas encore de revenus à l’époque.

La longueur des enquêtes antitrust pour abus de position dominante pose également problème, plusieurs années s’écoulant avant qu’une pratique prédatrice puisse faire l’objet d’une sanction. À titre d’exemple, l’enquête relative à l’interopérabilité des systèmes de Microsoft avec ses concurrents sur le marché des serveurs et systèmes d’exploitation pour serveurs initiée en 2000, n’aura permis une mise en conformité de l’entreprise que huit ans plus tard. Ceci est d’autant plus problématique dans un secteur comme celui des nouvelles technologies caractérisé par des cycles d’innovation très courts.

On peut aujourd’hui se réjouir du fait que les autorités antitrust de part et d’autre de l’Atlantique semblent de plus en plus sensibles à ces enjeux. Nous pensons toutefois qu’une amélioration de la politique de concurrence, bien qu’absolument nécessaire, n’épuiserait pas le sujet compte tenu des positions dominantes acquises par les Big Tech pendant une période où celle-ci a longtemps fait défaut. Pour compléter l’ajustement de la politique de concurrence, il nous semble donc important de réfléchir en parallèle à des mesures proactives, susceptibles d’encourager davantage l’innovation dans le secteur des nouvelles technologies. Les nouvelles obligations de portabilité des données introduites par le RGPD sont un point de départ intéressant. En garantissant aux utilisateurs de services numériques la possibilité de transférer leurs données personnelles chez des fournisseurs concurrents, le règlement européen impose des contraintes à quelques grandes entreprises technologiques de nature à encourager la concurrence. D’autres règlementations relatives notamment au partage de données non personnelles pourraient être envisagées.