Quelle place pour le numérique dans la stratégie française de lutte contre la pandémie de Covid-19 ?

La lutte contre la propagation du Covid-19 figure désormais comme le principal défi pour les Etats touchés par le virus. Pour endiguer la pandémie, plusieurs stratégies s’établissent : confinement généralisé ou localisé, mise en place de l’immunité collective, dépistage de masse, géolocalisation… Alors que certains pays ont démontré l’efficacité de leurs mesures, notamment la Corée du Sud, la question de la pérennité des données récoltées, actuellement utilisées comme un moyen de lutter contre le virus, anime les débats en France. Comment l’Hexagone doit-il établir une stratégie qui doit être à la fois efficace et en adéquation avec le respect de la vie privée de ses citoyens ?

Par Hugo CHAMPION

Le numérique au service de la gestion de crise sanitaire ?

Alors que des pays asiatiques ont été les premiers à recourir à la collecte et au partage de données télécoms avec les autorités sanitaires, de nombreux pays voisins de l’Hexagone optent désormais pour cette option, parmi lesquels l’Italie, l’Allemagne ou l’Autriche et plus récemment, l’Espagne. L’ordonnance pris par le gouvernement espagnol précise que les citoyens qui présentent des symptômes pourront être géolocalisés « dans le seul but de vérifier qu’ils se trouvent bien dans la province où ils se sont déclarés ».

A Taïwan, l’utilisation de la technologie vise à « empêcher les gens de circuler et propager le virus », a déclaré Jyan Hong-wei, chef du département de la cybersécurité de Taïwan. Les mesures prises par le gouvernement consistent à vérifier que les personnes placées en quarantaine restent à leur domicile. Si le confinement n’est pas respecté, « les autorités sont immédiatement prévenues et prennent contact avec l’individu dans les 15 minutes suivant l’alerte », explique Jyan Hong-wei. Afin de s’assurer que les individus surveillés respectent ces règles, le gouvernement les contacte deux fois par jour. En cas de non-respect, les Taïwanais peuvent écoper d’une amende d’un million de dollars taïwanais, soit 30 000 euros.

La Corée du Sud, a été érigée en modèle dans la gestion de crise sanitaire. « La santé publique passe avant le respect de la vie privée. La majorité de la population coréenne joue le jeu », résume Ramzi Larbi, fondateur de l’entreprise VA2CS spécialisée dans l’intelligence artificielle. Le triptyque dépistage – backtracking – responsabilisation collective, s’est avéré particulièrement efficace. « La Corée a réagi vite et bien. Cet effort massif de tests et de suivi des contacts a empêché une perte de contrôle de la transmission communautaire », souligne la Docteure Cécile Tremblay, microbiologiste infectiologue au Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). La mise en place de ce triptyque s’est donc effectuée de façon rapide et concertée. Dès lors, il apparaît que la lutte contre le virus ne peut s’appuyer uniquement sur la technologie. « Le gouvernement livre une réponse totale », avait déclaré le Président sud-coréen Moon Jae-in dans un discours télévisé.

1984 ou le Meilleur des mondes ?

L’avènement d’un scénario orwellien fait couler beaucoup d’encre. Selon l’ONG Freedom House, Pékin profite de la crise sanitaire pour renforcer la censure, en bloquant certains sites web ou accès à internet. « Nous observons des choses inquiétantes, montrant que les régimes autoritaires utilisent le Covid-19 comme prétexte (…) pour restreindre les libertés fondamentales, en allant plus loin que les besoins de santé publique ne l’exigent », a déclaré Michael Abramowitz, le président de cette organisation. Si des systèmes totalitaires utilisent la surveillance de masse pour pérenniser leur pouvoir, les citoyens des sociétés démocratiques participent à la mise en place des technologies de surveillance. « Nous ne sommes pas dans un monde d’imposition autoritaire de la technologie : nous participons activement à la pérennisation de tous ces dispositifs », analyse Olivier Tesquet, journaliste et auteur du livre : A la trace : Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance. Les récentes déclarations d’Edward Snowden alertent également sur le danger que représentent les mesures adoptées dans les périodes de crise. « L’urgence a tendance à se pérenniser. (…) Cinq ans plus tard, le coronavirus a disparu, ces données sont toujours disponibles pour les services de renseignement », prévoit l’ancien informaticien de la CIA et de la NSA.

La conservation des données récoltées par les opérateurs télécoms en temps de crise suscite des craintes. « Il faudrait pouvoir garder des données sur une durée de temps longue. Or actuellement nous devons les supprimer au bout d’un an. Nous voudrions les garder deux ans. Ce sont des travaux tout à fait essentiels », a expliqué Stéphane Richard, le PDG d’Orange, qui collabore avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Et d’ajouter : « Cela demande des ajustements réglementaires et un accord de la CNIL ». De la dérogation législative demandée par Stéphane Richard « découlera une jurisprudence pour les autres opérateurs », explique Ramzi Larbi.

La géolocalisation au cœur des débats en France 

« Des contacts sont en cours avec de nombreux pays ayant entrepris de développer des applications numériques destinées à combattre la propagation de l’épidémie. Cependant, aucune initiative plus avancée n’a à ce stade été prise par le gouvernement », explique Cédric O, secrétaire d’Etat chargé du Numérique. L’utilisation et le traitement des données personnelles ne sont pour l’instant pas comprises dans la stratégie française de lutte contre le Covid-19. C’est pourquoi, un Comité analyse recherche et expertise (Care) a été mis en place le 24 mars, chargé de « conseiller le gouvernement pour ce qui concerne les programmes et la doctrine relatifs aux traitements, aux tests et aux pratiques de “backtracking” qui permettent d’identifier les personnes en contact avec celles infectées par le virus du Covid-19 », selon l’Elysée.

La CNIL quant à elle appelle les autorités publiques à « privilégier le traitement de données anonymisées et non de données individuelles, lorsque cela permet de satisfaire l’objectif » et à miser sur une « démarche volontaire » de l’utilisateur. Elle rappelle que « si la France souhaitait prévoir des modalités de suivi non anonymes plus poussées, le cas échéant sans le consentement préalable de l’ensemble des personnes concernées, une intervention législative s’imposerait ».

La levée de boucliers s’explique notamment par le manque de pédagogie et l’importante acculturation de la France au respect de la vie privée. « Il est difficile et paradoxal de faire de la pédagogie aujourd’hui sur la géolocalisation alors que la France mène des combats depuis des années dont l’objectif est de défendre la vie privée des utilisateurs », explique Ramzi Larbi. Et d’ajouter : « « En France, le respect de notre vie privée passe avant la santé publique, c’est pourquoi le modèle coréen n’est pas exportable en France ».

L’équilibre entre mesures efficaces et respect de la vie privée s’annonce délicat à trouver, notamment en raison de l’urgence dans laquelle les autorités publiques doivent réagir. Pour que la réponse fasse l’objet d’une large acceptation sociale, condition préalable à son efficacité, elle devra se faire dans le cadre législatif préexistant et se mettre au service de la période de déconfinement.