Les réfugiés de birmanie/Myanmar en thaïlande dans le jeu diplomatique sous- régional : facteurs de déstabilisation, moyen de pression ou monnaie d’échange ?

Les réfugiés de birmanie/Myanmar en thaïlande dans le jeu diplomatique sous- régional : facteurs de déstabilisation, moyen de pression ou monnaie d’échange ?

Par Eric Frécon, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et pilote de l’Observatoire Asie du Sud-est (Asia Centre). 

La question des réfugiés, personnes déplacées et apatrides illustre les dynamiques des relations internationales post-Guerre froide – ou « post- internationale ». Elle reflète aussi bien la montée en puissance de l’individu dans l’agenda sécuritaire, au cœur de la question démographique, que les « turbulences » issues des logiques compétitives entre un monde étatique et un monde multicentrique qui s’influencent sans se réconcilier. Si certains voyaient ainsi se dessiner the Coming anarchy à l’échelle mondiale, qu’en est-il à l’échelle de l’Asie du Sud-est ? Les mouvements de populations contraints y sont nombreux, comme dans le cas du trafic humain, notamment dans le cadre des travailleurs clandestins.

Il sera ici essentiellement question des réfugiés de Birmanie/Myanmar en Thaïlande. Ils sont principalement d’origine ethnique kayin et kayah, voire bamar/birman, shan et mon. Leur statut est l’un des plus anciens au monde puisqu’il date de 1984, date des premiers abris entre Thaïlande et Birmanie/Myanmar. Pour Jacques Ivanoff, ces « camps ne sont que l’aboutissement d’une expatriation ratée ». Car il existe d’autres immigrés dont nous ne traiterons pas de façon détaillée :

• d’une part les immigrés et demandeurs d’asile dans les champs à la frontière, dans les usines ou en milieu urbain, surtout à Bangkok et issus de plus de trente nationalités différentes ; ils sont bien plus nombreux que les réfugiés des camps et, n’entretenant plus aucun lien avec leurs pays d’origine, ils sont souvent considérés comme apatrides en Thaïlande ;

• d’autre part, le groupe d’apatrides constitué de Rohingyas qui ont fui les violences dans l’état de Rakhine et qui bénéficient de la protection temporaire de la Thaïlande depuis janvier 2013.

Au fil des années, de nouvelles générations sont apparues, nées dans les camps de Thaïlande ; les étudiants birmans qui avaient fui les persécutions ont été employés par les ONG. Les conditions de vie ont souvent été éclipsées par les événements ayant cours sur l’autre rive de la rivière Salween. Mais aujourd’hui, du fait des événements aussi bien en Thaïlande, en Birmanie/Myanmar que sur la scène internationale – toujours plus soucieuse des « individus » et de « sécurité humaine » – la question pourrait se poser avec d’autant plus d’acuité. Une fois soulignés les facteurs pesant sur la destinée de ces réfugiés, il faudra établir les options qui s’offrent à eux avant d’insister sur les incontournables dynamiques birmanes et thaïlandaises sous-jacentes. 

Constat : une population de réfugiés entre deux feux

En parlant d’« optimisme prudent », le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies osait croire en un possible retour des quelque 120 000 réfugiés (juillet 2014) vers la Birmanie/Myanmar, gageant même que cette population ne serait que d’une quinzaine de milliers en décembre 2015. Toutefois, les événements ne s’annoncent pas aussi simples. 

Facteur interne : l’illusion d’un essai (politique) transformé en Birmanie/Myanmar

Certes, les signes d’ouverture politique se sont multipliés ces dernières années en Birmanie/Myanmar (libération de prisonniers politiques, d’Aung San Suu Kyi, élections législatives, etc.). Néanmoins, les concrétisations tardent. Porte-parole d’un sentiment général chez nombre d’ONG, l’activiste Zin Linn explique que « le régime a simplement changé ses vêtements » mais le fond resterait identique. Cinq journalistes ont encore été emprisonnés en juillet dernier ; les populations Rohingyas sont encore pourchassées ; l’armée contrôle toujours le Parlement et les réformes attendues ne devraient pas voir le jour avant les élections de 2015.

Illustration de ces changements qui tardent en Birmanie/Myanmar, le nombre de réfugiés en provenance de ce pays n’a jamais réellement baissé en Thaïlande depuis 2010. Même Barack Obama, qui a pourtant visité le pays en personne en décembre 2012, a décidé en mai 2014 de prolonger les sanctions économiques contre le régime birman. 

Facteurs externes : un nécessaire départ des camps

Si les conditions en Birmanie/Myanmar ne poussent pas autant que prévu au retour, d’autres éléments militent en parallèle pour un départ des camps. À croire que les réfugiés se trouvent ainsi pris au piège : non désirés ici et guère accueillis là-bas. 

1.2.1. Baisse de l’aide humanitaire envers les camps

La vie dans les camps présente – présentait ? – des avantages évidents :

    • 99 % de la population des camps bénéficie de l’aide alimentaire. La ration satisfait au minimum nécessaire : seuls 2 % ont été identifiés comme particulièrement mal-nourris dans les camps contre 5% dans l’ensemble de la Thaïlande et 11 % en Birmanie/Myanmar ;
    • Les réfugiés ont accès à l’eau, à des sanitaires, à des services médicaux et scolaires, qui sont souvent absent des villages de l’est de la Birmanie/Myanmar ;
    • La vie y est sûre et apaisée, à l’abri des zones de combats.

Mais à cause de cet état des lieux globalement rassurant pour la communauté internationale, dans les camps comme a priori en Birmanie/Myanmar, il se dessine une possible baisse des financements. Ceux-ci pourraient être redirigés par exemple vers le gouvernement central birman, qui se dit en transition politique. L’Union européenne (UE) s’engage par exemple de plus en plus avec la Birmanie/Myanmar ; bien qu’il n’ait pas été possible de connaître les engagements pris en ce qui concerne l’aide aux réfugiés, les efforts sont notables pour le développement du pays et de ses zones rurales : à hauteur de 688 millions d’euros pour 2014-2020. En contrepartie, l’aide apportée aux camps de réfugiés aurait été diminuée de moitié entre 2008 et 2012.

Il en va de même pour le HCR. Le budget 2013 avait augmenté par rapport à celui de 2012 mais en priorité pour soutenir davantage de réfugiés urbains ainsi que pour financer les préparations provisoires du rapatriement librement consenti en Birmanie/Myanmar. Pour les mêmes raisons, le budget a augmenté de 5,3 millions de dollars en 2014 par rapport à 2013. Au total :

    • 26,3 millions de dollars sont prévus pour les activités de protection et les retours volontaires de réfugiés originaires en Birmanie/Myanmar ;
    • 5,8 millions de dollars pour les réfugiés et les demandeurs d’asile dans les zones urbaines ;
    • 700 000 dollars pour les apatrides en Thaïlande.

En conséquence, dans les camps, The Border Consortium (TBC) – qui fournit nourriture et autres produits de première nécessité – a dû baisser ses rations de 15 kg par adulte et par mois à 12 en 2012. De plus, une nouvelle classification des réfugiés a été opérée ; elle distingue en particulier ceux auto-suffisants, à qui plus de riz n’est donné. De plus, la farine fortifiée n’est attribuée qu’aux enfants ; l’huile de cuisson a été réduite d’un tiers ; le sucre et le chilli n’est plus fourni. Enfin, le ZOA Refugee Care a dû stopper ses activités scolaires cette année même si d’autres vont essayer de reprendre le flambeau.

Ces restrictions budgétaires et d’activité ne vont pas aider à améliorer la communication entre les réfugiés et les ONG. Les travaux de l’ethnologue Victoria Jack reviennent sur les barrières même informelles qui coupent les occupants des camps de l’accès aux sources d’information. Or, en ces temps de questionnement essentiels sur le choix de rester, de rentrer ou de s’expatrier (cf. infra), ces données s’avèrent tout aussi vitales. 

1.2.2. « Pressions » progressives de la Thaïlande ?

En parallèle à la réduction des aides accordées, la Thaïlande a décidé d’ignorer les problèmes en cours en Birmanie/Thaïlande pour, semble-t-il (cf. infra), subtilement pousser et préparer les réfugiés au retour. Parmi les mesures à noter, relevons les restrictions de mouvements, qu’ils soient sans permission ou pour s’approvisionner à l’extérieur en carburant ou nourriture. Depuis juin 2014, les habitants du camp seraient confinés chez eux de 18 heures à 6 heures sous peine de déportation.

Sur le terrain administratif et diplomatique, le gouvernement s’organise : un large recensement de la population refugiée a été conduit cet été, en demandant instamment à chacun de ne pas se déplacer durant cette période. De même, des réunions ont réuni le commandement opérationnel de la sécurité intérieure de l’armée thaïlandaise ainsi que des ONG pour envisager le rapatriement des Birmans, sans qu’aucune décision officielle n’en ressorte. Toujours dans la même optique, une réunion a rassemblé les militaires birmans et thaïlandais du 1er au 3 août 2014. En juillet dernier, le plan prévu concernait 100 000 réfugiés sur des bases volontaires, dans des conditions sûres et avec, en point de mire, la fermeture des neuf camps frontaliers – rien n’était indiqué pour ceux incapables de rentrer ou de migrer ailleurs. Notons qu’en dehors des camps, des mesures avaient déjà été prises pour refouler les travailleurs birmans aux frontières en juin dernier.

Dès lors, les autres partenaires prennent le pas : la Birmanie/Myanmar a bâti trois camps d’accueil à la frontière, dans le district de Myawaddy, au sud de l’état kayin, sans que davantage de détails ne soient donnés sur les personnes qui seront accueillies, leur mode de rémunération ou d’approvisionnement, etc. Même le HCR a commencé à mener des enquêtes à propos des projets des réfugiés tandis que TBC ouvrait une antenne à Rangoon. Ces premiers signes annonciateurs conduisent à s’interroger sur les acteurs qui pourraient être impliqués dans cette hypothétique opération de fermeture de camps.

1.3. Mécanisme et acteurs potentiellement impliqués

D’après le HCR :

L’opération pour les réfugiés du Myanmar à la frontière est coordonnée avec le ministère de l’Intérieur, les autorités aux niveaux provincial et des districts, et avec les ONG locales et internationales opérant sous l’égide du Comité de coordination des services aux personnes déplacées en Thaïlande. Les représentants des réfugiés, les donateurs et les ONG prendront part au groupe nouvellement créé de coordination du rapatriement librement consenti. Le HCR fera la liaison avec les Gouvernements de la Thaïlande et du Myanmar, organisera la coordination transfrontalière et assurera des services communs de gestion des informations pour faciliter la préparation des réfugiés concernant le rapatriement librement consenti et d’autres solutions durables. La coordination avec le ministère des Affaires étrangères et le Bureau de l’immigration, ainsi que l’appui des institutions des Nations Unies et des associations locales sont essentiels pour satisfaire les besoins de protection dans les zones urbaines et pour répondre à la situation spécifique des Rohingyas.

2. options diverses pour les réfugiés

En réponse à ces mouvements associatifs, gouvernementaux et diplomatiques, poussé à rentrer du fait des soi-disant ouvertures politiques et aides au retour, comment réagit le réfugié ? Quelles options s’offrent à lui ?

2.1. Rester comme migrants

Pour couper court aux tergiversations et parer au plus pressé, le premier choix demeure celui de la migration. Déjà environ plus d’un million de Birmans travaillent dans l’industrie thaïlandaise ou comme pêcheur, agriculteur et ouvrier du bâtiment ; au total, trois millions de travailleurs seraient en situation irrégulière en Thaïlande et s’ajouteraient aux 2,2 millions de travailleurs étrangers.

Ce choix s’avère risqué : les conditions demeurent difficiles, en particulier sur le plan administratif. Les harcèlements, détentions et déportations pour manque de documents en règle sont en effet monnaie courante.

2.2. Partir dans un pays tiers

Déjà entre 2005 et 2012, des réfugiés ont fait le choix de l’émigration : 64 000, soit 70 % d’entre eux, partirent pour les états-Unis ; d’autres pour l’Australie et le Canada ; et seulement deux centaines vers la Finlande et la Norvège. Aujourd’hui, la Malaisie semble être la nouvelle cible des réfugiés, surtout après la fermeture du programme d’installation américain.

Peu d’arguments militent en faveur de cette option : difficulté de la langue étrangère à apprendre, manque d’information et de préparation du fait de l’interdiction d’Internet dans les camps, inhabitude des grandes villes, abandon des proches, impossibilité de choisir son pays de destination, obligation faite d’être enregistré par le HCR jusqu’en 2005 – ensuite, la Thaïlande stoppa cette formule, de peur de voir toujours plus de Birmans traverser la frontière pour espérer une réinstallation hors d’Asie. D’un point de vue pratique, ces départs nuisent aussi à la vie des camps puisque ce sont souvent les plus éduqués qui s’en vont, laissant les réfugiés sans ressources humaines pour les écoles ou autres services. Quant aux moins favorisés, ils se retrouvent la plupart du temps employés à l’étranger dans des tâches de seconde zone.

Néanmoins, les aides sociales peuvent assurer le minimum, selon les pays d’accueil, et suffire à ne pas faire regretter les camps.

2.3. Choisir la Birmanie/Myanmar

Reste une troisième option : celle du retour au pays natal, qui semble être celle annoncée et préparée par la plupart des acteurs officiels (cf. supra). Ce retour peut se faire directement ou en plusieurs étapes, avec l’envoi d’un adulte en éclaireur pour préparer le terrain, quitte à multiplier les allers-retours de part et d’autres de la frontière. Certes, « les réfugiés du Myanmar en Thaïlande craignent que les niveaux d’assistance dans les camps frontaliers ne puissent pas être maintenus à moyen terme et que le soutien des donateurs et des institutions se concentre de plus en plus sur le sud-est du Myanmar », selon le HCR.

Cependant, les réfugiés n’ont encore aucune certitude sur les droits dont ils disposeront à leur retour, sur les terres à cultiver, sur le statut qui sera le leur, sur le système de soin dont ils pourront profiter et sur les infrastructures en place. L’augmentation des prix de l’immobilier, l’attitude de l’armée à leur égard, la malaria et l’absence de signalisation en ce qui concerne les champs de mines deviennent également des préoccupations de taille. Au regard de ces différentes interrogations, le HCR admettait cet été que la Birmanie/Myanmar n’était pas prête pour un retour sûr, durable et organisé des réfugiés au pays natal.

Des études chiffrées confirment cette tendance. Un sondage réalisé auprès de réfugiés au nord de la Thaïlande indiquait que les trois-quarts d’entre eux ne voyaient aucune amélioration en Birmanie/Myanmar depuis les élections de 2010. Seuls 3 % jugeaient que la situation s’était considérablement améliorée. Même si 83 % mentionnent le désir de retourner dans leur pays, très peu jugent une telle décision sûre dans le court terme.

3. des craintes sérieuses pour un retour improbable…

Le HCR ne cachait pas ses inquiétudes dans son dernier compte rendu : il craignait que le niveau d’aide ne puisse pas être maintenu dans les camps, dans le moyen terme, du fait des priorités accordées au sud-est de la Birmanie/Myanmar. Il est vrai que les abris temporaires n’y ont par exemple pas été changés depuis plusieurs années. De plus, l’afflux des demandeurs d’asile vers les villes nuit maintenant au contrôle, à la supervision et à l’aide du HCR. Surtout, ce dernier n’a que peu d’emprises sur deux phénomènes cruciaux.

3.1. Méfiance autour des cessez-le-feu

La fermeture des neuf camps frontaliers et le retour en Birmanie/Myanmar – budgétés par les ONG et en apparence préparés par la Thaïlande – est conditionné en premier lieu par le respect des cessez-le-feu négociés. Ils comptent parmi les principaux arguments d’ouverture du nouveau régime birman (cf. supra). Or, ONG et chercheurs s’associent pour alimenter le point de vue des sceptiques. L’armée birmane a en effet augmenté ses effectifs dans les régions où vivent les minorités ethniques et les violations des droits de l’homme perdurent ; les discussions semblent s’éterniser ; elles achoppent sur des points de détails auprès des différentes parties ; aucun code de conduite n’est adopté ; les groupes armés attendent de voir si les changements constitutionnels vont pouvoir peser à leur avantage ou non ; ils guettent aussi la situation post-électorale en 2015.

Déjà en 2012, à l’heure de l’enthousiasme général, des chercheurs comme Carine Jacquet rappelaient la situation difficile subie par la minorité kachin. En 2011, l’armée birmane a rompu un accord de cessez-le-feu conclu 17 ans plus tôt avec l’Armée pour l’indépendance kachin (AIK). Des offensives violentes ont été lancées dans l’état Kachin et dans le nord de l’état Shan, forçant plus de 100 000 personnes à fuir. Depuis, dans le nord du pays, un village y serait détruit tous les six jours, selon Info-Birmanie.

3.2. De nombreux germes de combats

De façon générale, la Birmanie/Myanmar porte encore en elle les germes de nombreux conflits : 135 groupes ethniques sont officiellement recensés par le gouvernement, soit une centaine de langues et de dialectes différents. Ces minorités représentent environ 40 % des 60 millions d’habitants que compte le pays ; elles vivent en bordure de la plaine centrale du pays, dans des zones souvent riches en ressources naturelles, donc convoitées.

Selon Info Birmanie :

« Depuis la fin de la dictature et l’arrivée du président Thein Sein au pouvoir, au moins 250 000 personnes ont été déplacées par les conflits, les violations des droits de l’homme et les violences, portant le nombre total de personnes déplacées à 650 000 malgré des cessez-le-feu58. Avec 415 000 réfugiés birmans dans le monde, la Birmanie figure à la 7ème position du classement des pays d’origine des réfugiés. Malgré [la] situation humanitaire catastrophique, le gouvernement impose des restrictions sur l’accès de l’aide humanitaire dans la plupart des régions. (…) Le pays est notamment tristement célèbre pour avoir bloqué l’accès de l’aide humanitaire après le passage du cyclone Nargis en 2008 qui a fait plus de 100 000 morts (Thein Sein était alors en charge de la situation pour le gouvernement). »

Sans revenir sur la situation des Rohingyas, il existe en sus un volet maritime qui renvoie aux boat-people des années 1970-1980. 86 000 ont fui par la mer depuis 2012 ; 1 345 y sont morts et beaucoup d’autres ont été interpelés par des forces de l’ordre véreuses et corrompues pour être revendues à des bateaux de pêche en tant que travailleur soumis.

De ce portrait (d’ONG et médias), il en découle une vision plus sombre et moins attrayante de la Birmanie/Myanmar post-junte. Le sort de ces réfugiés ou déplacés (1,2 % de la population birmane) pourrait être source de déstabilisation s’il continue à augmenter, de même que la réaction des populations ethniques minoritaires, d’autant plus excédées par le décalage entre les annonces et les faits. Toutefois, d’autres dynamiques interfèrent et complexifient encore davantage cette question des réfugiés, notamment du côté thaïlandais.

3.3. Le double-jeu thaïlandais, au-delà du sort des réfugiés

L’attitude de la Thaïlande vis-à-vis des réfugiés hébergés ou des travailleurs tolérés – entre deux et quatre millions – doit être suivie de près. A l’échelle interne, il en va de son image, déjà dégradée par des affaires d’esclavage moderne auprès de travailleurs étrangers. La Thaïlande a d’ailleurs été déclassée au niveau trois du classement américain sur l’esclavage, aux côtés de l’Iran, de la Corée du Nord et de l’Arabie Saoudite – soit le plus bas niveau.

À l’échelle sous-régionale, l’expulsion de sans-papiers cambodgiens en juin dernier, avant de se raviser, a agité le landerneau politique ; de même, l’expulsion des Hmongs vers le Laos en décembre 2009 avait inquiété les observateurs et « consterné » le HCR du fait du profond ressentiment du pouvoir central à Vientiane vis-à-vis de cette minorité. Des équilibres régionaux pourraient ainsi être fragilisés du fait de ces manœuvres. À suivre, d’ailleurs, en plus des réfugiés en Thaïlande et des Rohingyas, le sort des quelque 100 000 Chins qui cherchent refuge dans l’état du Mizoram en Inde. Ils sont souvent sans statut, sans ressources, sans protection du HCR et désœuvrés, voire marginalisés dans des milieux urbains.

Cependant, comme le souligne Jacques Ivanoff en ce qui concerne la Thaïlande, ces camps demeurent un moyen de pression très utile pour Bangkok vis-à-vis d’une part de la Birmanie/Myanmar, via la menace de renvoyer tous les réfugiés simultanément en cas de blocage dans des négociations, d’autre part des arrivants, en délivrant le statut de réfugié uniquement pour certains. La Birmanie/Myanmar peut également s’appuyer sur cette question pour peser sur la Thaïlande : en accordant le droit au retour à quelques Rohingyas, elle attend en contrepartie des concessions de Bangkok. Enfin, note le chercheur : « les camps permettent de « peupler » donc de protéger la frontière dans un territoire qui est autant karen, thaï et birman. Les camps sont incontournables dans les négociations entre voisins. »

Dès lors, le retour des Birmans en général n’est sans doute pas prévu dans l’immédiat. Jacques Ivanoff argumente : « les Thaïlandais ont absolument besoin de la main-d’œuvre birmane, légale et illégale, pour être compétitive. La menace de rapatriement des Birmans est une idée de communication du nouveau gouvernement pour apparaître comme légale, transparent et respectueux ; en fait, il s’agit simplement de poudre aux yeux pour les agences internationales et les Birmans. » Ceux-ci font partis des rares à soutenir le gouvernement issu du coup d’état à Bangkok ; ils doivent donc être ménagés car des projets de développement économique conjoints sont en jeu, laisse sous-entendre, pour sa part, Wilfried A. Herrmann de l’Human Development Forum Fondation.

Conclusion : le silence de l’ASEAN

Il existe en résumé une inquiétude fondée à propos des réfugiés birmans dans les camps thaïlandais. Un retour était anticipé et des baisses de l’aide internationale étaient annoncées. Un tel retour serait difficile, voire dramatique, pour nombre de minorités ethniques. Néanmoins, il pourrait ne s’agir que d’un objet de négociation entre Birmanie/Myanmar et Thaïlande. Dans ce contexte, les réfugiés apparaissent tel un levier supplémentaire pour les gouvernements dans le jeu diplomatico-stratégique sous-régional en cours.

Comme dans le cas de la piraterie, les états qui semblaient a priori contournés et défiés par ces acteurs transnationaux semblent au contraire maîtriser les événements et agir à leur guise, animés par leurs seuls intérêts. Loin d’être menacés, ils pourraient en ressortir presque renforcés, notamment côté thaïlandais.

En revanche, à quelques mois de la mise en place des ASEAN Communities, la silencieuse Association parait bien incapable de reprendre la main pour dépasser ces enjeux inter-étatiques et recentrer le débat sur le sort des populations déplacées et des réfugiées.