La sécurité sacrifiée, enfin devenue une priorité

Rencontre avec Philippe Dominati, sénateur de Paris, rapporteur spécial sur les programmes “Gendarmerie nationale” et “Police nationale” de la mission “Sécurités”, du projet de loi de Finances pour 2016.

L’année 2015 a vu notre pays frappé par des événements exceptionnels. Une première phase de mesures antiterroristes a suivi les événements de janvier 2015 ; une seconde a répondu à la situation de la crise migratoire de l’été suivant.

Au mois d’octobre, une manifestation des policiers s’est tenue place Vendôme, soulevant les problèmes de l’articulation entre les policiers et le ministère de la Justice. Elle donna lieu à l’intervention du chef de l’État et à la réception des syndicats. Fait assez inédit dans l’élaboration d’une politique sécuritaire. Enfin, l’année a été ponctuée par les drames du 13 novembre. Mais la très vive émotion suscitée ne doit pas nous dispenser de nous interroger sur l’existence de réelles failles en matière de sécurité intérieure. De même qu’une grande marche ne saurait constituer la seule réponse à la répétition d’actes de guerre, l’unité nationale ne saurait absoudre l’exécutif de ses nombreuses insuffisances dans le domaine sécuritaire.

Clarifier le positionnement de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste

Deux initiatives ont marqué l’approche des pouvoirs publics en matière de sécurité. D’abord, la nécessité d’organiser un état-major antiterroriste propre au ministère de l’Intérieur alors qu’existe déjà un état-major interministériel… Ensuite, l’arbitrage rendu par le président de la République sur la conduite des services de renseignement intérieur. Pour la première, et c’est l’objet de l’une de mes recommandations dans le cadre de la mission de contrôle sur l’état des renseignements intérieurs qui m’a été demandée, il convient de clarifier le positionnement de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) afin de tenir compte de l’évolution de ses missions et de la création de l’état-major de prévention du terrorisme.

Accroître l’efficacité du renseignement intérieur à moyens constants

Dans le cadre du budget, la commission des Finances m’a en effet demandé de conduire une mission grâce à laquelle j’ai dressé un état des lieux des moyens du renseignement intérieur, approuvé à l’unanimité de la commission peu avant le mois de novembre. Au terme de cette mission, un constat globalement positif de la situation (pré-attentat) pouvait être dressé. Les réformes de 2008 et 2013 ont permis de rationaliser et d’adapter l’organisation administrative du renseignement intérieur. Le renforcement annoncé des moyens dont disposent les services, sous réserve d’être pleinement mis en œuvre, devrait leur permettre de rester en capacité d’assurer leurs missions. Ce travail m’a permis également de mesurer la compétence et l’extrême motivation des professionnels du terrain. La particularité française se situant surtout dans l’éclatement de ces ressources entre plusieurs services, quand beaucoup de nos partenaires européens ont déjà regroupé ces moyens dans un seul. Pourquoi devons-nous avoir quatre services quand les autres pays fonctionnent avec un seul ? La question se pose, tout comme celle des nombreux agents de liaison qui seraient plus utiles à travailler au profit d’une seule et même force. Toutefois, la crise syrienne et les attentats sur le sol français ont conduit à un “changement d’échelle” du défi terroriste qui fragilise les services. Compte tenu de l’évolution incertaine de la menace, il est nécessaire d’anticiper et de mettre en place une stratégie permettant d’accroître l’efficacité du renseignement intérieur à moyens constants.

Regroupement en deux services de renseignement intérieur

Dans cette perspective, j’ai formulé dix recommandations au total. Le but est d’adapter l’organisation administrative du renseignement intérieur et de mieux cibler les moyens dont disposent les services. La principale recommandation concerne le regroupement des services concourant au renseignement de proximité afin de permettre, à moyen terme, le passage de quatre à deux services de renseignement intérieur.

Il convient aussi de réexaminer la pertinence des implantations territoriales des différents services concourant au renseignement intérieur afin de tenir compte de l’évolution de la menace.

En matière de formation, il faut renforcer les efforts de mutualisation et accélérer le rapprochement avec le monde universitaire afin de favoriser les échanges de bonnes pratiques et de réaliser des économies d’échelle. Enfin, il faut rénover l’architecture budgétaire du renseignement intérieur afin de renforcer les pouvoirs de contrôle et d’amendement des parlementaires, à l’image de ce qui se fait au sein de la Défense.

Budget, effectifs et disponibilité

Le gouvernement n’a pas eu de stratégie sécuritaire jusqu’en janvier 2015. Et, plus grave, à partir de cette date, il n’a pas pris les mesures nécessaires face à la gravité de la situation. Je rappelle que le 12 novembre, je recevais le budget voté par l’Assemblée nationale. Ce budget se résume à deux chiffres : 0,9 % d’augmentation en crédits (alors que le budget “Culture” était en augmentation de 4 %) et la création de 1 600 postes supplémentaires (11 800 postes pour l’enseignement). La commission des Finances du Sénat s’apprêtait à rejeter ce budget. L’après-midi même du 13 novembre, le ministre présentait un amendement de 20 millions d’euros. Les événements du 13 novembre ont en effet changé la donne, mais les problématiques sont à présent bien connues.

Des divergences persistent en matière d’effectifs. Dans le budget, ils représentaient 89 %. Le budget 2015, à 200 postes près, se rapproche du niveau des effectifs décidés pour l’année 2009. La différence réside surtout dans l’équilibre à trouver entre dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissement. En 2009, pour le même niveau d’effectifs, il y avait 310 millions d’euros d’investissement de plus. Que font les policiers lorsque manquent les équipements de toutes sortes ? (Voitures, gilets pare-balles, ordinateurs, rénovation de locaux, etc.) Cette question invite donc, comme je l’ai déjà dit, à travailler sur l’organisation des services et du renseignement intérieur. Une réorganisation du commandement est essentielle. Mais pour que la dynamique des réformes et de la mutualisation reprenne, il faut une véritable volonté ministérielle en la matière.

La France compte, avec 1 agent pour 248 habitants, les effectifs de sécurité intérieure les plus importants d’Europe, loin devant l’Allemagne (1 pour 320), le Royaume-Uni (1 pour 270), l’Espagne (1 pour 261) ou encore l’Italie, si l’on comptabilise les 10 000 militaires mobilisés dans le cadre de l’opération Vigipirate. Ce n’est donc pas les hommes qui manquent, mais leur disponibilité sur le terrain. C’est moins le nombre d’hommes qui compte que leur temps de travail effectif, leur formation, leur encadrement, et la façon de les employer.

Nous devons également privilégier, et c’est essentiel, l’interopérabilité entre la police, la gendarmerie, la justice et le renseignement.

La réorganisation est une urgence

Au lendemain des attentats, le président de la République nous a fait part, à Versailles, d’une nouvelle vision de sa politique sécuritaire, en reprenant d’ailleurs plusieurs propositions émanant de l’opposition. Le gouvernement a, comme je le lui demandais depuis des mois au nom de la commission des Finances, débloqué en urgence des crédits pour les équipements. Mais la formation des hommes sera plus longue. La réorganisation est une urgence : procédures d’intervention, chaînes de commandements, échanges d’informations, cloisonnement des services. On décèle clairement des failles dans l’organisation et dans la doctrine de commandement des forces de l’ordre.

Est-il judicieux d’en parler aujourd’hui alors que tous les fonctionnaires en charge de notre sécurité font preuve d’un engagement reconnu par tous ? Les discours et les hommages aux victimes ne doivent pas masquer les erreurs et les retards.

Je suis heureux qu’aujourd’hui de nouvelles mesures soient prises et que la sécurité, sacrifiée depuis longtemps, soit depuis novembre devenue une priorité du gouvernement. Depuis les mesures annoncées fin 2015, il est encore difficile de faire un bilan compte tenu du peu de temps écoulé. Dans le cadre de la mission de contrôle sur l’état des renseignements intérieurs, je suis retourné il y a quelques jours au cœur d’un département pilote. J’ai constaté sur place que les choses évoluent, mais très lentement. J’espère que les recommandations présentées seront vite prises en compte, le renseignement étant l’arme principale pour lutter contre le terrorisme.