L’Afrique : nouveau théâtre de la guerre informationnelle russe ?

En octobre 2019 se tenait le sommet Russie-Afrique, réunissant près de 50 chefs d’États africains à Sotchi. Cet événement d’une ampleur inédite a marqué « le début d’une nouvelle ère de coopération russo-africaine », selon le Premier ministre Dmitri Medvedev. En effet, la Russie entend développer des partenariats stratégiques avec les Etats africains afin d’obtenir un accès privilégié aux ressources naturelles du continent. Entre 2010 et 2017, les échanges commerciaux entre la Russie et les pays d’Afrique ont quasiment triplé, passant de 5,1 à 14,8 milliards de dollars, selon les données du service des douanes russe. En 2019, le volume des échanges commerciaux a atteint 20 milliards de dollars. Bien que ces derniers soient relativement bas en comparaison aux échanges enregistrés entre l’Afrique et la Chine – atteignant 200 milliards de dollars- la Russie développe une stratégie géopolitique ambitieuse en Afrique, notamment au Soudan et en République centrafricaine.

Par HUGO CHAMPION 

L’appareil médiatique russe : un outil stratégique de premier plan

Afin de légitimer sa présence de plus en plus marquée en Afrique, le Grand Ours véhicule des discours anti-occidentaux qui utilisent un lexique émotionnel fort à l’encontre des anciennes puissances coloniales. En effet, « la Russie n’a pas à se reprocher des crimes coloniaux. Elle a accompagné les luttes pour l’indépendance et respecte la souveraineté des États africains », a rappelé à ses partenaires africainsSergueï Lavrov, à l’ouverture du 1er Forum Social Russo-Africain en octobre 2019. La Russie peut compter sur ses deux grands organes de presses, Sputnik et RT, qui gagnent en popularité auprès du lectorat africain, notamment francophone, pour « proposer un regard russe sur l’actualité internationale ». « Depuis 2017, la Russie a considérablement gagné en audience dans les pays francophones. Le nombre d’abonnés, notamment africains, à RT France, a explosé », explique Kévin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8). Et de poursuivre « la Russie incarne toujours dans l’imaginaire collectif africain la grande puissance anti-coloniale et continue de jouir de cet aura sur le continent africain ». Bien que le discours véhiculé par RT et Sputnik ne soit pas frontal, cet outil de diplomatie publique apporte des « critiques sur le système international qui vont découler sur des critiques occidentales », ajoute Kévin Limonier.

Les groupes privés au cœur de la guerre informationnelle

En plus de ces médias, qui ont réussi à s’imposer comme des canaux d’information de référence en Afrique francophone, la Russie s’appuie sur des groupes « dits » privés qui chantent la présence russe en Afrique. Ainsi, un dessin animé a pu être présené aux enfants en RCA mettant en scène un lion attaqué par une horde d’hyènes faisant appel à son ami de toujours, l’ours, qui accourt depuis le Grand Nord pour l’aider à se défendre et à assurer la stabilité en Afrique. « Ce dessin animé en français a été produit par Lobaye Invest, une société russe ayant obtenu des contrats d’exploration minière en RCA…», explique Poline Tchoubar, consultante et spécialiste des questions économiques et sécuritaires sur la zone Russie-CEI. Et d’ajouter « cet exemple illustre un élément nouveau dans la stratégie russe en Afrique subsaharienne : l’accompagnement des avancées diplomatiques par des campagnes d’influence dans les médias et sur les réseaux sociaux visant à légitimer et promouvoir la présence russe dans le pays ».

De la diplomatie publique à l’usine à trolls

Au Soudan, l’entreprise Internet Research Agency liée à Evgueni Prigozhin, surnommé le « cuisinier de Poutine », et régulièrement accusé d’être le chef des usines à trolls russes, « aurait mis en œuvre une campagne d’influence en ligne pour essayer de désamorcer les manifestations contre le pouvoir », explique Poline Tchoubar. Le « Centre Dossier », une sorte de WikiLeaks, dirigé depuis Londres par Mikhaïl Khodorkovski, oligarque et ennemi de Poutine, a publié en 2019 des documents dévoilant la campagne anti-manifestants menée au Soudan par la société de Prigozhin. Ces fakes news présentaient les manifestants de Khartoum et d’autres villes soudanaises comme des insurgés anti-islam, pro-israël et pro-LGBT. Un exemple parmi d’autres où l’utilisation des campagnes médiatiques devient une arme maitresse dans les batailles informationnelles menées par les sociétés privées russes, dont l’objectif est notamment d’assurer la stabilité politique dans le pays où elles entendent développer leurs échanges.

Une coopération militaire renforcée

« Depuis 2017, la Russie a signé des accords de coopération militaire avec 20 pays d’Afrique subsaharienne, contre seulement 7 de 2010 à 2017 », rappelle Poline Tchoubar. Outre les accords de coopération de vente d’armes, de formations militaires et de facilitation de l’entrée de navires russes dans les ports du Mozambique et du Soudan notamment, la Russie a prévu des accords « allant jusqu’à la création d’une représentation du ministère russe de la Défense au sein des structures homologues du pays signataire » ajoute Poline Tchoubar.

De plus, le vide laissé par le retrait des forces armées françaises de la mission SANGARIS en 2016, a profité à la Russie. La nomination de Valery Zakharov, ancien membre de la police des douanes russes, par le Président centrafricain Touadera, au poste de conseiller en matière de sécurité à la présidence de la République centrafricaine, confirme la coopération approfondie prônée par les deux Etats signataires.

Le rôle stratégique des SMP

Ces accords de coopération prévoient également le déploiement d’instructeurs militaires, provenant de sociétés militaires privées (SMP). A Bangui, environ 175 conseillers militaires de Sewa Security Services, « filiale » de la société russe Wagner, ont été déployés afin d’assurer la formation de l’armée régulière centrafricaine mais également la sécurisation des sites miniers où opèrent des entreprises russes. Parmi celles-ci, on retrouve notamment la Lobaye Invest, liée au même Prigozhin qui finance l’Internet Research Agency ainsi que la société Wagner. La Lobaye Invest aurait d’ailleurs obtenu 7 permis d’exploration ou d’exploitation pour l’or et le diamant en RCA. Ces SMP ont pour rôle d’assurer un continuum de la politique étrangère en Afrique du Kremlin. Les SMP permettent ainsi à l’Etat russe de se distancier de celles-ci, accusées d’être impliquées dans des cas de torture en RCA, ou de soutenir des Etats dans la répression violente des manifestations.

Alors que la Russie est sujette à des sanctions internationales engourdissant son développement économique, « son approche combinant coopération militaire et influence médiatique ne lui coûte pas très cher et permet d’avoir un maximum d’impact en engageant un minimum de moyens », souligne Poline Tchoubar. Toutefois, l’étendue de son influence en Afrique est à relativiser lorsque l’on connaît la teneur des échanges commerciaux entre l’Afrique et ses partenaires chinois, américains et français… La chute du Président soudanais Omar El-Béchir illustre notamment les limites de l’influence russe en Afrique. Mais « ce retour de la Russie en Afrique a alerté les autorités françaises sur la nécessité de poursuivre nos investissements sur le terrain africain », rappelle Kévin Limonier.

Cette présence russe en Afrique et notamment en Centrafrique est évidemment bien connue des autorités françaises. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires Etrangères relevé en janvier 2019 « Il y a une présence active de la Russie, récente, significative, antifrançaise dans les propos, dans les réseaux sociaux ».

La puissance médiatique manifeste du Grand Ours nous interroge sur les différents modèles stratégiques à emprunter ou au contraire, à contrer. Ainsi faut-il désormais intégrer que « la valeur des outils non militaires dans la réussite d’objectifs politiques et stratégiques s’accroît et, souvent, elle en vient à éclipser la puissance des armes en efficacité », rappelle le Chef d’état-major des forces armées russes, Valeri Vassilievitch Guerassimov.