Le futur de l’Europe dans les mains de citoyens éclairés

Pour rester une actrice essentielle du jeu international et s’assurer un avenir radieux, l’Union européenne a de grands pas à faire. En plus de s’accorder politiquement avec ses États membres aux convictions et volontés parfois contraires, ce sont ses citoyens que l’Europe doit mobiliser.

Par Lola BRETON

Article extrait de notre édition Mars-Avril 2020 (préparé avant la crise du COVID-19)

Le Royaume-Uni l’a quitté, aucun État n’y est entré depuis 2013 et les pays membres peinent à s’y accorder. Près de 70 ans après la pose de sa première pierre, l’Union européenne avance encore à petits pas. Certains voudraient alors la réinventer. Et s’il fallait simplement être plus ambitieux ?

Réinventer, c’est un large et vaste projet, qui n’est pas forcément compris par tous de la même manière. Repartir de zéro, ce serait effacer 70 ans de vie commune, d’accords signés et de compromis durement arrachés. Ce serait avoir travaillé si fort pour dépasser nos différences et les voir se reconstruire sous nos yeux ébahis. « L’Europe n’a pas besoin de chercher à faire rêver. Il ne faut pas, comme on l’entend parfois, réenchanter l’Europe. Il faut changer de logiciel de prise de décision », prône Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schumann, think tank spécialisé sur les questions européennes. Il ajoute, comme pour motiver les acteurs de cette nouvelle phase de l’Europe : « Rien n’est gagné, tout est à construire. »

« L’Europe avance par l’exemple »

Construire le futur d’une Europe délestée des Britanniques et de leur apport budgétaire, d’abord – le Royaume-Uni était l’un des plus gros contributeurs au budget européen, avec 16,4 milliards d’euros versés en 2018. Au-delà de l’aspect financier, certains se questionnent : l’Union peut-elle vraiment s’imposer à 27 sur le long terme. Les envies et visions particulières des États membres en matière de construction et de stratégie rendent l’avenir assez incertain. L’Union européenne et ses processus sont très politiques. Il faut donc composer avec ses dispositions particulières tout en tentant de placer l’Europe en actrice clé des discussions et actions internationales. Une chose est sûre : si élargissement il y a d’ici 2025, comme le souhaite la Commission européenne, les nouveaux venus devront prouver sans équivoque leur adhésion aux valeurs européennes.

« L’Europe avance par l’exemple, souligne Jean-Dominique Giuliani. Lorsque l’Allemagne ou la France prennent des décisions, l’Union s’active et tout va beaucoup plus vite. » Pour lui, c’est certain, sur les sujets hautement politiques – l’Europe de la Défense, notamment – « les institutions communes ne sont pas en mesure de prendre les initiatives ». Un constat partagé en partie par Erika Widegren, directrice générale de l’incubateur d’idées Re-Imagine Europa, qui note un défi supplémentaire pour le système communautaire : « Le problème est que nous essayons de gouverner avec des institutions qui ont été créées avant que le numérique envahisse et révolutionne nos quotidiens. »

Se sentir européen

Le numérique a bel et bien changé la vie des Européens et la conduite des affaires européennes. Pourtant, il semblerait qu’entre citoyens et rouages de l’Europe, une distance subsiste. « Vraisemblablement, ce qui a été raté au niveau européen, c’est le sentiment d’appartenance à l’Union européenne », constate Jean-Dominique Giuliani. En moyenne, et selon l’Eurobaromètre de l’automne 2018, qui fait état de l’opinion publique dans l’Union européenne, 28 % des Européens ne se sentent pas citoyens de l’UE. Une étude de l’américain Pew Research Center, datant de la même année, note un aspect plus préoccupant pour l’Union : 62 % des interrogés estimaient alors que l’Union européenne ne comprenait pas les besoins de ces citoyens.1 Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé d’impliquer davantage les Européens dans la vie politique européenne. Depuis 1979, les élections pour les eurodéputés, tous les cinq ans, devaient permettre un rapprochement. Force est de constater que le lien ne s’est pas complètement créé.

« Il ne s’agit pas de remplacer le sentiment d’appartenance national – qui lui a aussi a évolué pour devenir de plus en plus régional dans certains États membres – par une citoyenneté européenne revendiquée », clarifie Jean-Dominique Giuliani. « Mais les gens ont besoin de pouvoir se rattacher à quelque chose. »

Éliminer le maillon faible

L’UE se doit donc de renforcer le lien avec ses citoyens. « La nouvelle Commission von der Leyen entreprend des changements drastiques dans sa manière de gouverner et d’agir. Elle est plus connectée avec les citoyens », croit percevoir Erika Widegren. Pour elle, « une identité européenne est en train de se créer ».

Pour éliminer le maillon faible de la chaîne européenne qu’est le manque d’intérêt pour les affaires de l’Union, plusieurs acteurs sont attendus au tournant. D’abord, « les politiques doivent se réapproprier les affaires européennes », estime Jean-Dominique Giuliani. « Le fait de voir Margrethe Vestager [Vice-présidente de la Commission européenne chargée de l’Europe à l’ère du numérique et de la concurrence, NDLR] s’en prendre à Google dans l’intérêt des citoyens européens, plait aux gens. Cela présage le début d’une démocratie plus transparente au niveau européen, peut-être », ajoute-t-il.

Mais l’effort ne peut pas venir uniquement de l’exécutif communautaire. « C’est aussi la responsabilité des médias », précise la directrice générale de Re-Imagine Europa. « Même si elle s’est améliorée depuis une dizaine d’années, la couverture médiatique des sujets européens doit encore se perfectionner. Cela pourrait se faire en liant les événements nationaux à des réalités européennes, par exemple. »

Éducation et culture

Permettre aux citoyens de s’impliquer dans les sujets européens qui les intéressent, c’est agir sur tous les fronts pour les y sensibiliser. « Beaucoup de choses commencent à l’école primaire », explique Catherine Morin-Desailly, sénatrice et présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. « Il faut inculquer aux enfants que la France est notre patrie, mais l’Europe, ce sont nos frontières et le monde, notre horizon. » Les programmes scolaires en histoire, géographie et instruction civique et morale participent à la construction de petits citoyens européens.

Après l’école, la culture offre aussi une entrée sur l’Europe. « Les artistes ignorent les frontières et collaborent entre eux sans s’en soucier. Ils sont un vecteur pour développer le sentiment d’appartenance à l’Union européenne », souligne Catherine Morin-Desailly. Pour preuve, elle rappelle la directive « Droits d’auteurs », votée l’année dernière, après moultes discussions, pour « souder les acteurs de la culture européenne ». Plus qu’affirmer notre européanité, la sénatrice appelle aussi, à travers la culture européenne, à « défendre notre souveraineté culturelle dans cette société très numérisée où le risque est à l’homogénéisation du monde ».

Attention, justement, à ne pas tomber dans les pièges du XXIe siècle. Pour Erika Widegren, « les outils de démocratie digitale sont peu susceptibles de fonctionner au niveau européen, même s’ils fonctionnent relativement bien à des échelles plus locales. » La réponse ne réside donc pas toujours dans le numérique.

Pour l’heure, dans les coulisses de l’Union, l’heure est encore à la négociation. Ministres, commissaires et députés tentent de s’accorder sur le cadre financier pluriannuel qui régira les projets européens jusqu’en 2027. La nouvelle étape de l’Europe – écologique, compétitive, politiquement stable et renforcée – n’est possible qu’avec plusieurs milliards, bien répartis. Pourtant, ces discussions ont aujourd’hui lieu, à nouveau, à l’écart des citoyens que l’on voudrait éclairés et impliqués.

Achever l’Europe de la défense

Comme une rengaine, le sujet revient sur la table à chaque nouvelle mandature de la Commission européenne. Que peut devenir l’Europe de la Défense ? Pour Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) et spécialiste des questions de défense européenne, l’avancée du dossier n’est pas facile car il est éminemment politique : « Les discussions paraissent très technocratiques et technologiques pour le grand public. » En décembre 2019, les déclarations du président Emmanuel Macron sur l’OTAN avaient fait grand bruit. Jean-Pierre Maulny rassure cependant : « Aujourd’hui, il ne s’agit pas de remettre en cause l’OTAN mais de la redéfinir. L’Europe de la défense va se construire au sein de l’Union européenne mais aussi dans ce que l’on appelle le pilier européen de l’OTAN. »

Quant au « mythe mobilisateur de l’armée européenne », qui revient également souvent dans les débats, Jean-Pierre Maulny estime qu’il ne deviendra jamais réalité. « L’Europe doit développer ses capacités opérationnelles en matière de défense. Les Américains ne seront pas toujours présents en Europe pour nous faire bénéficier des leurs », ajoute-t-il.

A l’heure où l’Union semble vouloir miser sur ses forces sécuritaires communes – mutation de l’opération de sauvetage en mer, Sophia, en mission d’interception d’armes venus de Libye et transitant par la Méditerranée, par exemple – Jean-Dominique Giuliani déplore : « L’Europe n’a pas su anticiper les évolutions stratégiques impliquant la défense sur son sol. Les Etats-Unis laissent un vide stratégique et s’intéressent à d’autres horizons, d’un côté, tandis que, de l’autre, la Russie grignote nos frontières. Les États membres commencent à s’activer, admet-il, mais c’est encore trop lent. »

Jean-Pierre Maulny, lui, salue les avancées faites grâce à la coopération structurée permanente, lancée en décembre 2017. Pour faire progresser nos capacités d’action autonomes, et notamment atteindre l’objectif d’une force de réaction rapide de 60 000 hommes pouvant être déployée en 60 jours pendant 1 an – objectif fixé par le Conseil européen d’Helsinki en 1999 – il faut compter sur le fonds européen de défense. Ce dernier promet des investissements conséquents dans les industries européennes du secteur. Sur la période 2019-2020, 525 millions d’euros y ont été versés. Les discussions sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027 déterminent actuellement le futur de l’ambition de défense européenne.

Pour le directeur adjoint de l’IRIS, même si « le fonds européen de défense est une vraie révolution, qui peut potentiellement rebattre les cartes de la défense européenne – car pour la première fois, l’UE, et non uniquement ses États membres, va financer des équipements militaires – il faut mettre en place des processus de décision à la majorité qualifiée dans les institutions communes. Le vote à l’unanimité freine l’avancée des projets. » D’autant que,Jean-Pierre Maulny en est persuadé, pour achever l’Europe de la défense, il faudra également passer par des accords bilatéraux ou multilatéraux… et être visionnaire : « On parle d’un horizon à vingt ou cinquante ans ! »

1
WIKE, FETTEROLF, et FAGAN “Europeans Credit EU With Promoting Peace and Prosperity, but Say Brussels Is Out of Touch With Its Citizens”, Pew Research Center, 19 mars 2019