Les fonds d’investissement : un outil stratégique dans la course à la technologie

Profitant de la facilité des échanges internationaux, les fonds d’investissement, au-delà de leur rôle économique sont devenus des outils au service d’objectifs politiques. Fort de la puissance financière d’acteurs privés, certains fonds d’investissement sont instrumentalisés afin d’en retirer des avantages stratégiques dans le domaine de la Défense mais plus généralement afin d’atteindre ou de poursuivre une domination technologique. Dans cette course à la technologie, toute faille est exploitée par l’adversaire et le moindre atout doit être protégé.

Par Simon DOUAGLIN

La menace des fonds d’investissement étrangers

Souvent alimentés par les revenus tirés des matières premières, les fonds souverains sont souvent destinés à pérenniser la manne financière dans le domaine politique. C’est le choix de la Norvège ou de l’Arabie Saoudite qui utilisent leurs fonds souverains afin de faire fructifier, sur le long terme, les revenus des ressources pétrolières. A titre d’exemple, le fonds souverain norvégien est présent au capital de 8 213 entreprises étrangères afin d’assurer une diversité et une stabilité des revenus au pays.

Certains fonds d’investissement sont plus offensifs en ce qui concerne le choix des investissements. Le Qatar est présent au capital de plusieurs entreprises du CAC40 : 3% de Total, 5% de Véolia, 7% de Vinci et 12% de Lagardère. Bien que ces participations soient minoritaires en part du capital, elles confèrent un pouvoir de décision important sur des entreprises stratégiques, surtout si ces parts représentent le premier portefeuille d’actions. Ces fonds d’investissement peuvent même aller jusqu’à faire peser une menace sur la souveraineté nationale.

Ces fonds d’investissement, lorsqu’ils sont liés à l’Etat, servent des desseins politiques, plus ou moins assumés. Les Etats-Unis, par exemple, usent du pouvoir de ces fonds d’investissement comme d’un levier pour conserver leur avantage technologique. « La menace qui pèse sur les industries technologiques critiques est plus importante que jamais, car certains acteurs étrangers cherchent, par divers moyens, à acquérir des technologies sensibles présentant un intérêt pour la sécurité nationale des États-Unis. » souligne le Code américain de la Réglementation Fédérale. Les américains considèrent en effet le contrôle de la technologie comme un enjeu majeur de souveraineté et de sécurité et dont les fonds d’investissement représentent une arme offensive. « L’aspect politique de la prise de décision quant à l’investissement direct étranger a atteint les plus hautes sphères politiques des gouvernements respectifs. Ceci complique un processus conduit par des considération techniques, commerciales et industrielles. » confirme William O. Schmieder, ancien vice-président de General Dynamics, dont l’entreprise est à l’origine du rachat de l’entreprise espagnole de Défense Santa Barbara.

Objectif de rentabilité et protection du patrimoine économique

Face à l’objectif de rentabilité, l’Etat doit tenter d’attirer les grands groupes industriels et financiers disposant de ressources financières conséquentes, susceptibles d’être mises à contribution pour défendre l’intérêt national. La réussite de la protection du patrimoine économique dépend moins de la quantité de ressources mises à disposition par les groupes privés que de la coordination de l’action de ces groupes par les pouvoir publics. Le rapport Carayon publié en 2003 sur demande du Premier ministre prônait déjà le rapprochement de tous ces acteurs appelant même au « […] mariage entre administrations publiques [et] le mariage entre le public et le privé […] ».

La réussite de ces actions dépend donc de l’impulsion donnée par les pouvoirs publics mais également de la volonté des acteurs privés de s’investir dans la protection du patrimoine économique. « Il ne suffit pas d’une impulsion de la part des pouvoirs publics, il faut que les perspectives de rentabilité soient intéressantes. C’est à cette seule condition que pourra se réaliser le partenariat public/privé » explique Thierry Dassault, dirigeant de TDH (Thierry Dassault Holding) et d’ajouter : « Si l’Etat s’implique dans le soutien de certaines entreprises stratégiques, c’est la confiance de l’investisseur dans le projet qui va être déterminante. L’enjeu réside également dans la bonne gestion des affaires à long terme, il ne s’agit pas de soutenir une industrie à perte ». L’Etat doit donc faire correspondre enjeux de rentabilité et intérêt national pour bénéficier du soutien des investisseurs privés.

L’action des pouvoirs publics, dans leur soutien aux entreprises, doit également s’adapter aux exigences de la concurrence. Thierry Dassault déplore un relatif manque de cohérence et de compréhension : « Il est indispensable de gagner en efficacité afin de sadapter aux contraintes, de temps et de moyens, auxquelles les entrepreneurs doivent faire face. » De la nécessité d’être compétitif pour performer sur des marchés agressifs, une entreprise doit avoir pour vocation de distribuer ses bénéfices selon la règle des 3 tiers « 1/3 aux actionnaires, 1/3 aux employés et 1/3 qui sont réinvestis dans la R&D. C’était le leitmotiv de mon père. Il en va de lefficacité d’une entrepriseet cest une règle que nous devons continuer à déployer! ».

Gemplus : un cas d’école du raté français

Ce sont le plus souvent les services de renseignement qui pilotent l’outil que sont les fonds d’investissement. Dans une perspective globale d’offensive à l’encontre de concurrents détenant un avantage stratégique, le fonds de capital-investissement américain In-Q-Tel s’est illustré par le rachat de différentes pépites nationales parmi lesquelles l’entreprise Gemplus au début des années 2000. Considéré comme non-lucratif et lié à la CIA, In-Q-Tel prend des participations au sein d’entreprises de pointe, avant d’en prendre le contrôle au bénéfice des services de renseignement américains et au détriment des industries nationales concurrentes.

Dans un premier temps, c’est le fonds TPG (Texas Pacific Group) qui est entré au capital de Gemplus en tant qu’actionnaire minoritaire, ensuite In-Q-Tel a pu nommer Alex Mandl à la tête du conseil d’administration. L’entrée au capital a permis d’obtenir une première source d’information relative à la technologie stratégique que représentait la carte à puce. Cette prise de contrôle progressive a permis, un transfert de technologie vers les Etats-Unis mais également d’aspirer les bases de données renfermant les informations relatives aux clients. « L’Etat n’était pas structuré ni préparé à faire face à cette intrusion liée à l’intelligence économique. » témoigne Thierry Dassault et de souligner « de cette déconvenue, est tout de même né le rapport « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale » du député Bernard Carayon suivi par la création dun poste de haut responsable chargé de lIntelligence économique au sein du Secrétariat Général de la Défense Nationale avec la nomination de Monsieur Alain Juillet à sa tête. » 

Depuis, de multiples changements de nom et de forme administrative ont opéré, illustrant la difficulté de l’intelligence économique à trouver un positionnement adéquat au sein de l’appareil d’Etat. D’une délégation interministérielle en 2016, le sujet de l’intelligence économique est aujourd’hui porté par le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économiques (SISSE), rattaché à Bercy qui semble privilégier un rôle de protection et d’accompagnement, dans une approche défensive, au détriment d’une perspective offensive à travers le concept d’influence. Alors que l’on sait que certains pays étrangers sont très agressifs sur ce terrain et engagés sans complexe dans une guerre économique, Thierry Dassault questionne : « Ne devrions-nous pas appliquer une réciprocité automatique ? » 

Les services de l’Etat sur le front

L’action de la France en matière d’investissement stratégique de Défense repose principalement sur l’action du fonds d’investissement « Definvest », créé en juin 2018. Piloté par BPI France, le fonds d’investissement stratégique propose un financement, entre 500 000 et 5 millions d’euros aux entreprises stratégiques de la Défense. Les structures qui sont visées sont celles qui développent des technologies « potentiellement disruptives pour les systèmes de défense français de demain » selon BPI France. L’objectif à terme est de « sécuriser le capital des entreprises d’intérêt stratégique pour le secteur de la Défense ».

BPI France poursuit son action par la création d’un fonds souverain, intitulé « Lac d’argent », un véhicule destiné à investir dans des groupes cotés français, afin de stabiliser leur capital et de les protéger contre des rachats hostiles. « L’objectif est d’accompagner les entreprises dans les grandes transitions : transitions boursières, transitions technologiques, qu’elle peut connaître au cours de sa croissance. » explique Nicolas Dufourcq, directeur général de BPI France.

Ce fonds présenté comme « patriotique » par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, vient en février dernier, d’officialiser l’arrivée du fonds souverain d’Abou Dhabi qui a décidé d’y investir un milliard d’euros. « Un signal fort » estime le ministre français de l’Économie qui voit « un geste politique qui témoigne de la confiance des Émirats arabes unis dans la vitalité de l’économie française, dans la force des grandes entreprises françaises, et dans leur capacité de développement ». Le fonds d’investissement français sera doté d’un montant de 4 milliards d’euros d’ici avril 2020 avec pour objectif de parvenir à 10 milliards d’euros.

Alors que l’objectif est de lutter contre les fonds vautours, quelques questions demeurent. Quid du cahier des charges de ce fonds ou encore de la stratégie dans laquelle il s’inscrit ?

Les décisions actuelles illustrent une volonté politique forte. Des décisions qui doivent laisser place à des actions musclées qui devront s’opérer dans le temps et s’inscrire dans une continuité nécessaire. Dans un monde de rupture où tout s’accélère et où le changement de cap est parfois intempestif, il est bon de rappeler que : « le temps des affaires doit aussi savoir être celui dun temps long, solide et affirmé. » conclut Thierry Dassault.