L’Iran, puissance hégémonique ?

La mort le 3 janvier 2020 du général iranien Qassem Soleimani, chef de la milice al-Qods et d’Abou Mehdi al-Mouhandis, numéro deux du Hachd al-Chaabi, a précipité l’Iran et les Etats-Unis au bord d’un conflit ouvert. Héritière de la Perse, la République islamique d’Iran, représente une menace grandissante pour les Etats-Unis, et notamment pour son rival historique, l’Arabie Saoudite. En effet, le roi Adballah déclarait ouvertement en 2010 au ministre français de la Défense Hervé Morin qu’il y a « deux pays au monde qui ne méritent pas d’exister : l’Iran et Israël ». Cependant, huit années plus tard, dans un entretien accordé à la revue américaine The Atlantic, le Prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman prend le contre-pied de son oncle en affirmant qu’Israël a le « droit d’exister ». Cette rupture a pour toile de fond l’établissement d’une alliance pragmatique entre Riyad et Tel-Aviv face à l’Iran, trouvant dans l’administration Trump un partenaire de confiance. Alors que l’Iran tirait profit des disputes intestines au sein du monde sunnite et arabe, causées notamment par l’intervention américaine dans l’Orient compliqué, la mort de Soleimani ne mettrait-elle pas un coup d’arrêt à sa stratégie qui vise à faire de l’un des plus anciens berceaux civilisationnels, une puissance hégémonique ?

Par HUGO CHAMPION

L’Iran, défenseur des opprimés : une stratégie d’opportunités ?

L’influence de l’Iran dans la région repose en partie sur son statut de défenseur des opprimés musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites. En effet, la nouvelle constitution iranienne adoptée en décembre 1979 appelait les opprimés à se soulever contre les « arrogants ». Mais l’Iran sélectionne soigneusement les opprimés qu’elle entend défendre, ce qui témoigne de sa stratégie d’opportunités. Ainsi, l’Iran profite de la baisse du soutien des pays arabes à la cause palestinienne, pour étendre son influence dans la région. Signe de la reconnaissance du Hamas envers Téhéran, le Mouvement de résistance islamique a organisé une manifestation au lendemain de la mort du général Qassem Soleimani à Gaza. La mort de Qassem Soleimani « est un crime odieux et une perte pour la Palestine, car il a soutenu la durabilité et la stabilité de la résistance palestinienne », dénonçait Ismail Redwan, un haut responsable du Hamas.

Le Hezbollah, outil stratégique incontournable de l’Iran

C’est notamment à travers le Hezbollah, que l’Iran développe sa stratégie d’influence au Proche-Orient. Fort d’une armée d’environ « 15.000 combattants, le Hezbollah est financé et équipé par l’Iran », rappelle Denis Bauchard, ancien ambassadeur de France en Jordanie et consultant auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Véritable arme stratégique de l’Iran, acteur non étatique lourdement armé, le groupe libanais s’était illustré face à Israël en 2006 lors de la Guerre des Trente-trois jours, où l’offensive de l’Etat hébreu s’était soldée par un échec. Le Hezbollah a par la suite tiré profit de son engagement militaire aux côtés de Bachar el-Assad face à Daech. En effet, le parti de Dieu légitimait son intervention en Syrie en affirmant la nécessité de sauver « l’axe de résistance contre Israël » et « la cause palestinienne » face à un complot occidental, israélien et des monarchies du Golfe. Le Hezbollah étend également son influence au Yémen où il forme notamment des milices chiites.

Le Yémen : conflit de proxies entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ?

La stratégie de l’Arabie Saoudite au Yémen « reflète surtout la volonté de plus en plus clairement affichée des dirigeants saoudiens d’apparaître comme les garants effectifs de la stabilité et de la sécurité de la péninsule Arabique », souligne Laurent Amelot, enseignant à l’Institut d’Etude des Relations Internationales (ILERI). Derrière les acteurs endogènes engagés dans un affrontement confessionnel et politique, opposant la tribu des Houthis contre le pouvoir central, apparaît un conflit de proxies entre deux puissances luttant pour l’hégémonie dans la région. La tribu des Houthis, « communauté zaïdite, appartenant à la famille chiite, mais très éloignée du chiisme iranien, bénéficie d’un soutien politique remarqué de l’Iran, qui dénonce l’intervention de la coalition menée par l’Arabie saoudite », nous rappelle Denis Bauchard. Ainsi, l’Iran, qui apporte son soutien financier, militaire et moral aux Houthis par Hezbollah interposé, utilise le conflit au Yémen pour gagner en influence dans la région.

L’Irak, élément clé de la stratégie d’influence iranienne

La chute en 2003 de Saddam Hussein, architecte du nationalisme irakien, offrait à l’Iran l’occasion inespérée de jouer un rôle clé dans ce pays à majorité chiite. En effet, « Téhéran dispose comme relais d’influence des milices qu’il arme, finance et encadre, fédérées dans les Hachd al-Chaabi, les unités de mobilisation populaires, qui comptent environ 100.000 combattants », indique Denis Bauchard. Néanmoins, l’influence iranienne en Irak est à questionner. Le sentiment nationaliste irakien, legs de Saddam Hussein, semble supplanter l’appartenance cultuelle. L’ayatollah al-Sistani, plus haute autorité chiite d’Irak dénonçait « l’utilisation de méthodes excessives par les différentes parties (…) ». Et d’ajouter que ces « actes agressifs et dangereux » constituent des « violations répétées de la souveraineté irakienne » et contribuent « à la détérioration de la situation dans la région ». Le sentiment anti-américain, qui reste très fort en Irak, s’est accompagné d’un sentiment anti-iranien au lendemain de l’assassinat de Qassem Soleimani. En effet, « le mouvement social est massivement opposé à la présence iranienne en Irak, y compris par les chiites. Le drapeau iranien a été brûlé, un consulat a été incendié », souligne Adel Bakawan, directeur du centre de sociologie de l’Irak, lors d’une conférence à l’Institut français des relations internationale (IFRI). Et de rappeler que les dynamiques sociales à l’œuvre dans le pays témoignent d’une « perte totale de confiance dans les élites ». Des manifestations-antigouvernementales ont lieu depuis le 1er octobre en Irak. Les protestataires manifestent notamment contre le chômage, la corruption, la déliquescence des services publics, la tutelle de l’Iran et réclament la « chute du régime ». Comble de la défiance, « 85 % des Irakiens préféreraient que le pétrole soit géré par une compagnie internationale plutôt qu’irakienne », ajoute Adel Bakawan.

Ainsi, l’analyse prospective de Tariq Aziz, chrétien irakien et bras droit de Saddam Hussein, résonne comme une prophétie. D’après lui, « l’Amérique ouvrira une boîte de Pandore qu’elle ne pourra jamais refermer », avait-il déclaré un mois avant à la chute de Saddam. Tariq Aziz pensait que la gestion autoritaire de l’Irak par Saddam Hussein, associée au nationalisme arabe, était le seul moyen efficace de gérer des forces islamistes comme al-Qaïda ou d’empêcher une expansion de l’influence iranienne dans la région.

Les limites des aspirations hégémoniques iraniennes

Sanctions économiques, faible budget militaire, influence bridée par la stratégie des autres acteurs, dissidence politique interne … autant d’éléments qui tendent à relativiser l’influence iranienne dans la région. Tout d’abord, les sanctions économiques historiques infligées par l’Iran depuis 1979 ont franchi un palier « depuis que le président Trump a dénoncé l’accord sur le nucléaire de 2015 et a rétabli des sanctions », explique Denis Bauchard. L’économie iranienne se trouvant sinistrée par ces sanctions, Téhéran est dans l’obligation de réduire son apport financier aux groupes qu’elle soutient. Ensuite, son budget militaire est largement inférieur à ceux de ses ennemis régionaux, Israël et l’Arabie Saoudite, bien que le Royaume saoudien ne soit pas une « puissance militaire crédible malgré son surarmement. En effet, la valeur combattive des troupes saoudiennes est faible, notamment au Yémen », rappelle Denis Bauchard.

Le faible investissement iranien dans sa défense est notamment dû à sa volonté de faire de ses capacités de nuisance, un atout stratégique. Néanmoins, en cas de guerre conventionnelle, l’Iran ne pourrait faire face à la puissance militaire saoudienne ou israélienne. De plus, parmi les différents pouvoirs auxquels l’Iran prête main forte, « aucun ne peut être considéré comme des « marionnettes » entre les mains de l’Iran », souligne Denis Bauchard. De plus, les différents acteurs de la région, notamment la Russie, dont le jeu géopolitique est placé sous le signe de la Realpolitik, n’ont pas les mêmes intérêts à défendre. En effet, la Russie de Poutine souhaite « maintenir une bonne relation avec Israël », rappelle Denis Bauchard, ce qui implique d’une limitation de l’influence iranienne en Syrie notamment.

Enfin, bien que l’emprise du régime soit considérable sur le peuple iranien, il doit faire face à une « dissidence interne. Fin 2017-début 2018, des manifestations ont éclaté à Méched, fief du président Rohani, puis dans d’autres métropoles du pays. Les manifestants défilent aux cris de « Mort au Guide ! Mort au régime ! », explique Pierre Pahlavi, professeur au Collège des forces armées canadiennes. Le pouvoir « glissant vers une dictature militaire à façade théocratique, les Pasdaran sont désormais le véritable socle tutélaire sur lequel repose le régime, et la meilleur garantie de sa survie dans les années à venir », annonce Pierre Pahlavi.

La rivalité entre les mondes persans et arabes demeure, malgré les différentes stratégies mises en place par l’Iran de Khamenei, pour dépasser cette opposition historique. L’Iran gagne en influence en tirant profit des erreurs géostratégiques commises par les puissances de la région, notamment des Etats-Unis en 2003, mais son influence restera limitée, notamment par les sanctions économiques auxquelles elle fait face.

L’Iran gagne ainsi à incarner le leader du Front du refus anti-occidental mais « si les dirigeants iraniens sont conscients que toute opération provoquant des morts américains entraînerait de fortes représailles, ils continueront à jouer sur un clavier d’actions, menées le plus souvent par leurs proxies, qui toucheront les intérêts des États-Unis comme ceux de leurs alliés au Moyen-Orient », explique Denis Bauchard.

C’est alors avec un œil tourné vers l’Est que l’Iran pourrait « augmenter ses chances de survie », souligne Pierre Pahlavi, évoquant un rapprochement pragmatique avec la Chine et la Russie avec qui l’Iran partage « des intérêts convergents autour de la promotion d’un monde multipolaire, des défis communs émanant principalement des pressions économiques et idéologiques des pays occidentaux, ainsi qu’une tendance à les appréhender à travers une conception asymétrique et hybride de la politique internationale ».