Géopolitique des données numériques

Loin de son apparence décentralisée et intangible, le numérique est bien un outil territorial au service des puissances. Les données comme les infrastructures numériques sont des leviers d’influence propres à donner un avantage comparatif aux Etats. Face à la mainmise des Etats-Unis sur l’outil numérique, la Russie et la Chine ont bien compris toute l’importance de prendre leur indépendance.

Au-delà de ces rivalités traditionnelles, le numérique va également transformer l’humain, remettant en cause les relations de pouvoir.

Par Simon DOUAGLIN

Les données numériques, un outil d’influence

A l’heure du Big Data, il convient de s’interroger sur la production et l’usage des données en matière de politique. « Il existe ici des distinctions importantes : les faits sont ontologiques, la preuve est épistémologique, les données sont rhétoriques. Une donnée peut également être un fait, tout comme un fait peut être une preuve. Mais, à partir de sa formation vernaculaire, lexistence dune donnée est indépendante de tout rapport avec une vérité ontologique correspondante. Quand un fait est prouvé faux, il cesse d’être un fait. Les données fausses restent néanmoins des données. » (Rosenberg, 2013, p.18)

La manière dont les données sont produites et utilisées dépend de la culture politique des pays. « Les données ne sont pas indépendantes des idées, des instruments, des pratiques qui sont utilisées pour les générer, les traiter, les analyser. Par exemple, les données de santé n’ont pas la même signification en Europe, aux Etats-Unis ou en Chine. Là où des applications sont déjà utilisées largement en Chine et en Asie, le débat reste présent en France sur la manière d’utiliser ces données. La donnée n’est plus un élément technique mais elle s’insère au contraire dans un cadre politique, économique et géopolitique.» développe Amaël Cattaruzza, professeur des universités à l’Institut Français de Géopolitique et auteur de Géopolitique des données numériques. Pouvoir et conflits à l’heure du Big Data, 2019. « La manière de générer des données dépend donc des contextes socioculturels dans laquelle elle s’inscrit. »

Ainsi, l’outil numérique transmet une vision culturelle et prend la forme du système politique qu’elle appuie. « Les données nexistent pas indépendamment des idées, des instruments, des pratiques des contextes et des connaissances utilisées pour les générer, les traiter, les analyser.» complète le géographe britannique Rob Kitchin. Représentant une culture, une société, la technologie va être mise à profit pour faire rayonner.

Stratégies de pouvoir

« L’usage des données n’est jamais neutre. Derrière les données il y a des stratégies. Les outils numériques offrent donc de formidables leviers d’influence à condition de prendre en compte l’ensemble des vulnérabilité techniques qu’elles génèrent. A toutes les étapes, de la production, à la destruction de la donnée mais également dans l’échange, l’utilisation ou dans le stockage il y a des risques et des vulnérabilités techniques et politiques. Il s’agit donc d’évaluer les risques en fonction de nos objectifs pour comprendre les relations de pouvoir à l’oeuvre. » détaille Amaël Cattaruzza.

Progressivement, la technologie numérique, instrumentalisée par les acteurs étatiques va bouleverser les rapports de pouvoir entre les acteurs internationaux étatiques ou asymétriques. « En retour, cet outil va modifier la manière dont ces acteurs agissent dans le champ du social et dans le champ du politique. Le numérique va transformer à la fois les acteurs mais aussi les relations entre les acteurs. » indique Amaël Cattaruzza. « Bien que l’on puisse penser les données numériques comme intangibles et invanescentes, elles dessinent en réalitéles territoires et les relations de pouvoir. »

La territorialisation des données

La théorie des couches permet de comprendre l’importance stratégique de la territorialisation des données. « Il n’y a pas de cyberespace sans une couche physique à laquelle s’ajoutent une couche logique (applicative/logicielle) puis une couche sémantique qui met en forme de manière intelligible le langage binaire. » explique Amaël Cattaruzza.

Ainsi, l’implantation du hardware va agir comme un révélateur des logiques d’influence. A titre d’exemple, les serveurs hôtes et les câbles internet montrent une domination des Etats-Unis dans le jeu géopolitique. « A l’inverse, l’Afrique Subsaharienne montre une grande dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour accéder aux données numériques et donc une dépendance politique. » ajoute Amaël Cattaruzza.

Chaque pays tente d’accroître son autonomie en infrastructures afin de réduire la dépendance aux Etats-Unis. Kévin Limonier, spécialiste de la Russie à l’Institut Français de Géopolitique expose dans ses travaux, comment la Russie est parvenue dès la fin des années 2000 à concevoir de gigantesques projets de datacenter en Sibérie à Irkoutsk, à Novossibirsk, à Angarsk ou encore à Krasnoyarsk. Les températures de cette région sont un atout pour refroidir ces infrastructures gourmandes en énergie. Cette politique illustre la volonté de la Russie de maintenir sa zone d’influence en Asie centrale en proposant de stocker les données des pays présents dans sa zone d’influence. « Le projet chinois de « Routes de la Soie numérique » répond aux mêmes logiques. » poursuit-il.

L’influence des infrastructures numériques passe aussi par l’implantation des dorsales fibres optiques (TEA) et donne lieu à une « guerre des câbles » entre Etats. La Sibérie est une région stratégique pour tenter d’étendre les infrastructures numériques russes aux pays voisins comme autant de relais de puissance. « Depuis laffaire Snowden en 2013 on sait que le transit des données est un enjeu stratégique et dont le contrôle de l’infrastructure permet soit de protéger ses données et d’y accéder en toute sécurité soit d’espionner l’adversaire. » avance Amaël Cattaruzza.

A la territorialisation de la couche physique s’ajoute une territorialisation de la couche sémantique. « Les routeurs et algorithmes de routages tels que TCP/IP, initialement pensés comme des outils purement techniques pour optimiser le flux des données sont progressivement devenus des outils politiques. » Constatant le passage systématique des données mondiales par des infrastructures présentes sur le territoire américain, il y a aujourd’hui des initiatives visant à territorialiser le flux des données. « La Chine parvient à capter l’essentiel des données de ses utilisateurs. Cela résulte de la politique volontariste du gouvernement chinois de favoriser l’émergence de ses propres champions du numérique dont Baidu, Alibaba et Weibo. » explique la chaire Castex de cyberstratégie.

Cette territoiralisation se traduit également en droit par le biais des lois de « datalocalisation ». « La Russie a par exemple fait voter une loi en 2014 qui impose aux entreprises, traitant des données liées aux citoyens russes, de stocker leurs données exclusivement sur le territoire russe. Pour la Russie, la donnée qui concerne le citoyen russe doit rester sur le territoire russe. » expose Amaël Cattaruzza Toutefois, tous les pays n’ont pas les moyens de la Russie car pour cela il faut disposer d’infrastructures physiques et logicielles. En protégeant les données des citoyens européens,« le RGPD s’inscrit également dans ce processus mondial de territorialisation de la donnée. » partage Amaël Cattaruzza.

L’humain face à la transformation numérique

« Le numérique est un élément qui vient codifier notre rapport à l’espace, contrôler nos vies quotidiennes et qui sont donc des outils de pouvoir. C’est le cas des smart cities, des smart borders ou encore de la numérisation du champ de bataille pour les forces armées. Ce dernier est un outil purement technique et pourtant révélateur du changement de paradigme qu’il entraine. Par exemple, si la numérisation du champ de bataille est un atout pour le décideur, cela va tout de même changer sa place de stratège et faire évoluer le processus de prise de décision. L’humain n’a pas d’ascendant sur l’usage des données et bien souvent ignore le fonctionnement de l’algorithme qui va pourtant avoir une influence sur la vie des hommes sur le terrain. L’idée que la technologie apporte systématiquement un avantage stratégique n’est pas vérifiée. Au contraire, la première guerre du Golfe en 1991 montre par exemple que des ennemis moins avancés d’un point de vue technologique ont pu renverser la technologie à leur avantage. » explique Amaël Cattaruzza.

Le numérique peut rendre l’individu vulnérable et mettre en péril les organisations. En janvier 2018, un étudiant australien a montré que les données en open source de l’application Strava, permettait de suivre les déplacements de nombreux militaires sur les théâtres d’opérations révélant ainsi l’emplacement de bases américaines. « Cela montre que la numérisation a brouillé la sphère de la vie privée et de la vie professionnelle, causant par la même un impact stratégique et géopolitique. »

Pour faire face à ces évolutions et préparer nos sociétés à ces changements en profondeur impulsés par le développement du numérique, il convient d’élargir le champ d’étude du numérique : partant d’une étude technico-fonctionnelle, il s’agit à l’avenir d’envisager une étude plus globale incluant les enjeux politique, juridique, sociologique et même anthropologique.