En ce début d’année 2020, l’humanité affronte le Covid-19, la plus grande épidémie ayant jamais menacé aussi rapidement autant de secteurs économiques dans le monde. Dans le même temps, la Russie s’équipe sur le plan militaire du missile hypersonique Avangard, capable de dépasser les 30 000 km/h, et le géant chinois Huawei renforce son avance dans l’intelligence artificielle en investissant 40 milliards de dollars dans cette technologie d’ici 2024. L’Union européenne, elle, fait face à son avenir avec le départ du Royaume-Uni et à une crise inédite au sein de l’Alliance atlantique dans un contexte international incertain.
Dans ce monde aux tensions croisées et à l’accélération constante, être capable d’innover est un défi permanent.
Matière vivante et passionnante, l’innovation, « cette petite chose incroyable qui s’éveille dans le souffle d’une idée et qui lentement déploie ses ailes aux vents agités de l’avenir. » comme le décrit Cédric Villani, mathématicien et député de l’Essonne, se fait plus puissante encore dans les pires situations. Dans l’urgence salvatrice, l’humain révèle toutes ses capacités !
Rencontre avec Jean-Baptiste Colas, Militaire, auteur de l’ouvrage « Innover en plein chaos » paru aux éditions Nuvis.
« Le chaos crée les conditions de la créativité, qui, elle-même, engendre le déséquilibre. Lechaos, c’est la sensibilité à la rupture. C’est donc, par essence même, le ferment de l’innovation. » témoigne Emmanuel Chiva, Directeur de l’Agence de l’Innovation de Défense.
Le chaos, cette zone d’inconfort dans laquelle se révèle le meilleur de l’homme, de ses idées, de ses compétences, de ses inventions… fait tomber les barrières, et révèle toute la force disruptive de l’être humain. Alors que le confort vous aveugle, la notion d’urgence est salvatrice et ouvre le champ des visions, le champ des possibles. Le phénomène de « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter s’illustre alors.
Vision, confiance et détermination
Une créativité décuplée par l’instinct de survie bousculé lui, par une perte de repères qui nécessite de la part du leader une incarnation, une vision partagée et de la confiance. Essentielles, elles permettront de traverser, ensemble, avec son équipe, cette zone de turbulences. Dans le cas contraire, le chaos vous détruit.
Aussi bien technique que tactique, l’innovation a ainsi accompagné les leaders qui ont su l’incarner et s’est pleinement révélée dans l’adversité. L’innovation a de tout temps été un combat pour ces visionnaires, qui ont bâti pour certains des empires immenses. Leur élan a alors fait voler en éclat, dogmes et schémas convenus, pour rebattre les cartes de pans entiers de principes jugés jusqu’à leur chute, comme des modèles incontournables. « Innover, c’est farfouiller, tâtonner et trébucher au milieu de mille solutions et de mille pièges. » souligne Cédric Villani. Le chaos qui occupe dans la mathématique une place à part, nous aspire donc vers des potentialités insoupçonnées, sources d’accidents heureux, ou malheureux, provoqués par l’agencement confus de nos pensées.
Simplicité et réactivité
En innovation, on cherche la meilleure manière de construire malgré les épreuves, de faire émerger au milieu de la cacophonie la plus belle des symphonies créatives. Innover c’est ainsi accepter que tout ne soit pas parfait. C’est accepter de ne pas tout contrôler. Et Charles Darwin de nous rappeler que des actions mineures, des imperfections et des combinaisons marginales inattendues peuvent ainsi apporter de grands changements ! Le mieux est parfois l’ennemi du bien…
Ne pas confondre vitesse et précipitation… Dissocier rapidité et crédibilité. Dans la nouveauté de l’innovation, c’est le principe du rythme et son adaptabilité permanente qui feront le succès. Alors que certains chercheront l’action centrée sur l’accélération permanente, il est préférable de fuir ce temps destructeur de la précipitation. Ce mode d’action n’est pas synonyme de lenteur mais signifie plutôt une efficacité de chaque instant. Etre pressé et en rythme est possible. Il faut simplement savoir adapter la cadence lorsque cela est nécessaire. Innover, c’est aussi un leader et des équipes emplis d’ardeur. Nécessaire, elle devra aussi être parfois contenue, pour être efficacement redistribuée dans les moments d’inévitables essoufflements. Un rythme est donc aussi nécessaire pour tenir dans la durée, communiquer la sérénité et conserver l’élan. C’est tout le paradoxe des deux sabliers…
« Ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit, ni la plus intelligente, mais celle qui est la plus réactive au changement » Charles Darwin
Les opportunités, où comment exploiter le chaos ?
Comprendre l’innovation, c’est comprendre ce qui mêle et assemble audace et ténacité pour faire jaillir de nouveaux futurs.
Le penseur Héraclite dans la Grèce antique pose ainsi les deux bases fondatrices pour décrire l’innovation : « l’opposition des contraires » et « le temps cyclique ». Les contraires créent ainsi le mouvement du changement et de la transformation en faisant s’affronter des états opposés dans des espaces temps favorables devant permettre de saisir les occasions déterminantes pour passer d’un état à un autre. Héraclite relie déjà dans son approche, l’innovation à la créativité et à l’audace.
L’audace, où accepter de prendre des risques. « L’imprévisibilité du chaos, sa densité et ses transparences, nous oblige à discerner des zones de rencontre dans lesquelles les opportunités d’innovation sont en devenir où comment exploiter le chaos créatif » explique Emmanuel Chiva et d’ajouter « L’innovation, c’est la prise de risque assumée. C’est le principe de prudence en lieu et place d’un principe frileux de précaution. »
C’est donc au travers de la théorie d’innovation par « blocs d’opportunités » qui permet jusqu’aux révolutions les plus extrêmes, que le prisme de l’exploitation du chaos est porté. Au coeur des opportunités, certaines sont prévisibles mais le succès n’est pas quantifiable. Pour d’autres, le chaos est quantifiable mais non prévisible. Proportionnellement à la force du chaos, se mesurera le degré extrême de l’innovation nécessaire pour dépasser cette zone de turbulence.
Des quatre blocs d’opportunités qui se distinguent aujourd’hui, le plus favorable semble être le 3e où l’innovation est audacieuse, les opportunités permettront de changer les choses, avec un niveau de risques élevé mais acceptable.
Dans cette imprévisibilité, l’instinct doit être écouté comme Léonard de Vinci nous l’a inspiré : voir dans l’innovation une capacité d’intuition où il faut parfois ignorer les règles pour en bâtir de nouvelles, improviser, trouver des analogies…
La rencontre du réel
Innover en plein chaos nous entraîne sur des terrains glissants, où l’on est sans cesse bousculé et surpris par des facteurs technologiques, économiques ou encore sociologiques qui menacent chacune de nos actions au cœur du changement.
Rappelons-nous que nous n’innovons pas pour la beauté d’innover mais bien pour augmenter la valeur d’un état antérieur, augmentation de valeur qui ne peut se mesurer qu’au contact du réel. Une fois notre idée concrète lancée, il est donc fondamental de se mettre en ordre de penser et de réagir rapidement devant nos différentes erreurs constructives. Les ingrédients du succès reposent notamment dans son approche sur l’avantage, la compatibilité, la liberté et l’observabilité intrinsèques à l’innovation créée. L’innovation est donc au commencement une simple idée, postulat abstrait qui doit pour grandir et s’affirmer, être confronté à un certain nombre de cas concrets qui le feront évoluer, se transformer, rejaillir ou bien parfois mourir. C’est pour le physicien le plus influent de la seconde moitié du XXe siècle, Richard Feynman, un point majeur car « peu importe la beauté de votre théorie, peu importe que vous soyez intelligent. Si elle n’est pas en accord avec l’expérience, elle est fausse ».
Une attention doit être portée à chaque étape sur la crédibilité financière et les usages, par la viabilité technique, organisationnelle et sociale du système présenté. Il y a un côté vital à l’innovation, dont le coeur doit battre au rythme des utilisateurs. Ainsi une invention inutilisée ou inutilisable restera indéfiniment une idée concrétisée mais qui ne s’est pas diffusée ni généralisée. On est alors passé à côté de l’innovation. Trop tôt, trop tard ou manquant d’équilibre, nombreuses sont ainsi les inventions n’ayant pas dépassé ce stade.
Innover en plein chaos c’est un saut dans le vide et quasiment sans filet qui appelle « au bon sens, à l’observation et à la ténacité » rappelle le prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes.
Dominer demain : le pouvoir de l’humain
De la confiance devant l’impossible de Roland Garros à l’audace victorieuse de Taytu Betul, de l’instinct de chasse des commandos du Special Air Service à la détermination malgré les épreuves du général Leclerc, le miracle de l’innovation n’est pas dans la technique, encore moins dans la méthode. Le miracle de l’innovation est bien dans chaque femme et chaque homme qui la construisent. Au milieu des tensions croisées de notre monde où rien de grand ne peut s’accomplir sans risque, ils sont les talents d’où déferlent les possibles par la puissance de l’action. Ils sont le pouvoir attractif du changement qui s’exprime par des considérations sociologiques et philosophiques autant que techniques.
L’innovation profonde est une lutte totale, une capacité à prendre en main son avenir que Napoléon a démontré à Aboukir, en créant les conditions qui lui ont permis de prendre l’ascendant, d’une manière certes assez peu académique, mais finalement gagnante. Respectant une grande humilité face au terrain sans bien sûr effacer son caractère ambitieux et à l’affut des opportunités, il s’est finalement imposé contre l’impossible en triomphant des bouleversements du chaos.
Il faut ainsi accepter dans cette démarche d’être toujours en mouvement, un défaut qui est aussi une force dans un éternel recommencement qui impose de ne jamais se laisser gagner par la satisfaction. Entre avance et retard, rien n’est vraiment complètement achevé pour dominer l’avenir. L’innovation est cette course sans fin vers le futur, de bâtisseurs de l’impossible, pour qui, chaque réussite appartient déjà au passé.
Dominer demain, c’est donc prendre son destin en main ! Et deux grands sujets nous obligent : le pouvoir de l’information et sa maîtrise à l’avenir ou encore le degré d’autonomie que nous souhaitons accorder aux robots car il s’agit bien pour l’homme de décider de ce qu’il entend faire et laisser faire à la technologie.
« Dans le monde de la défense, l’innovation est une question de survie. Née d’une conjonction de facteurs : vision, ouverture, volonté, créativité, pouvoir, elle est indispensable afin de préserver notre supériorité opérationnelle, et donc notre autonomie stratégique. Le chaos nous présente un monde dans lequel des ruptures technologiques majeures peuvent dès demain engendrer des ruptures stratégiques, et ce d’autant plus que le pays ou l’organisation qui les maîtrisera en conservera la connaissance. Le premier pays à maîtriser le quantique dans toutes ses dimensions possèdera ainsi un avantage stratégique majeur, en termes de cryptographie, de calcul. Il pourra détecter des aéronefs ennemis indépendamment de toute stratégie de furtivité. Il pourra, si l’on n’y prend garde déchiffrer toute communication : ni secret défense, ni secret bancaire pour lui. Ce constat s’applique également, dans le monde de la défense, dans les domaines de l’hypervélocité ou encore l’intelligence artificielle que le président de la fédération de Russie, Vladimir Poutine, a cité en annonçant que « celui qui maîtriserait l’intelligence artificielle dominerait le monde ».ajoute Emmanuel Chiva.
C’est en somme vers une approche humaniste de l’innovation, qui porte la louable intention de soutenir une évolution positive de la civilisation, qu’il nous appartient aujourd’hui de décider, faisant honneur à ce que le siècle des Lumières nous a légué. « Embarquer dans l’innovation au milieu du chaos est l’occasion de revenir à l’essentiel, le progrès de nos sociétés, le respect de principes qui nous animent au plus profond de notre humanité à l’innovation triomphante. » conclut Cédric Villani.
Innover en plein chaos – Editions nuvis.fr – ISBN – 978-2-36367-119-6
Février 2020 : 21 €