« Collège européen du renseignement » : l’Europe a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

Suite à la hausse du nombre d’attaques terroristes en France et dans les pays européens depuis 2015, le Président Emmanuel Macron évoquait dans un discours à la Sorbonne en Septembre 2017, l’idée de créer une « académie européenne du renseignement » afin de « renforcer les liens entre [les pays européens], par des actions de formation et d’échanges »1.

S’accordant ainsi à l’initiative du Président français, vingt-trois pays européens2 ont signé le 26 février 2020, à Zagreb, une lettre d’intention assurant la pérennité du Collège européen du renseignement. Or le domaine du renseignement étant par essence, discret, restreint et indissociable du principe de souveraineté nationale, l’Europe a-t-elle réellement les moyens de ses ambitions ?

Par Charlotte Seck

La Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) souligne ainsi les ambitions de ce Collège européen : « un lieu de réflexion, de partage et de rayonnement »3. L’objectif principal de cette institution est donc de devenir une plateforme favorisant le dialogue à trois niveaux : entre les différentes communautés européennes du renseignement tout d’abord, dans l’optique de partager une réflexion sur des sujets non-opérationnels ; mais également entre les services de renseignement et les décideurs (nationaux et européens) ; et enfin entre les communautés du renseignement et le monde académique.

Une coopération opérationnelle possible ?

Le renseignement découle de la défense nationale. Domaine régalien, son objectif est avant tout, de servir les intérêts d’un pays en particulier. La coopération opérationnelle dans le domaine du renseignement est par conséquent un sujet très conditionné ; d’autant plus s’il s’agit de vingt-trois Etats aux cultures, économies et intérêts différents. Au niveau national, il existe déjà des outils dédiés à la coopération – bilatérale principalement – qui permettent à chacun des pays, individuellement, de lier des relations ad hoc avec des pays tiers. Quant au niveau européen, l’agence Europol fournit depuis 1999 un cadre technique à la coopération multilatérale dans le secteur du renseignement. L’agence – qui rassemble et partage le renseignement aux forces de police concernées – laisse cependant largement la responsabilité de la sécurité intérieure des Etats à leurs gouvernements respectifs. Si Europol reste une institution pérenne, un élément important limite cependant ses ambitions de coopération totale dans le renseignement4 : le manque de confiance entre les pays de l’UE sur les sujets liés à la sécurité. Les experts s’accordent en effet à dire qu’il ne peut y avoir un développement de la coopération dans le renseignement sans confiance totale et égale entre tous les partis5. Avec vingt-trois pays signataires, l’ambition du Collège européen n’est donc pas de surenchérir sur une coopération opérationnelle déjà existante, mais plutôt de rassembler les pays membres autour de réflexions à caractère académique et culturel.

Une coopération académique attendue

Sur ce plan, le Collège a pour objectif de répondre à une importante lacune du renseignement moderne : le manque de professionnalisation du sujet6. En d’autres termes, il est devenu primordial pour les services de renseignement, de se former en continu afin de rester au fait des nouvelles technologies et procédés. En se donnant les moyens d’une telle approche de professionnalisation, avec notamment la création d’un programme académique dédié aux professionnels du renseignement, les communautés européennes s’assurent une adaptation plus rapide aux nouvelles menaces ainsi que des capacités d’anticipation accrues.

Quant au développement d’un dialogue académique avec les citoyens, le Collège européen du renseignement aspire à favoriser la connaissance et la compréhension du sujet au sein des populations des pays signataires, afin non seulement d’aider à la professionnalisation du domaine, mais également de sensibiliser les citoyens. L’idée étant ici que les populations puissent prendre conscience des enjeux du renseignement à l’heure du terrorisme mondialisé que connait le XXIe siècle, et ainsi renforcer la lutte sur des problématiques telles que le financement du terrorisme ou la radicalisation de jeunes européens (via Internet notamment).

Une coopération culturelle novatrice

Sur le plan culturel, l’objectif du Collège est d’accentuer l’effort intra-européen de développement d’une culture commune et d’une réflexion partagée sur la sécurité.

Cet élan culturel de grande ampleur dans le secteur du renseignement est une première au niveau européen. Le Collège va s’employer à organiser des conventions et colloques regroupant spécialistes et citoyens des vingt-trois pays signataires. L’enjeu sur l’aspect culturel est aussi d’ouvrir le dialogue entre les communautés du renseignement et les classes politiques, afin de promouvoir la connaissance du sujet chez les décideurs, ainsi que d’initier et soutenir des projets culturels – nationaux ou multinationaux – liés aux domaines du renseignement.

Pour faciliter ces initiatives culturelles, les pays membres ont d’ailleurs opté pour une organisation souple et peu réglementée dans l’optique de s’accorder au diapason de chaque pays, et de réduire le fardeau bureaucratique qui pèse sur d’autres institutions européennes.

Constitué d’un Comité de Pilotage, organe décisionnel regroupant les représentants des vingt-trois pays, et d’un Secrétariat Permanent, organe exécutif chargé donc de mettre en œuvre les décisions ; le Collège prévoit de se regrouper trois ou quatre fois par an pour ouvrir des réflexions sur des thématiques précises. A l’aune de ce nouveau projet, une demi-douzaine de thématiques ont déjà été proposées et trois pays se sont portés volontaires pour assurer la présidence annuelle du Collège pour les années à venir – la Croatie en 2020, puis le Royaume-Uni et l’Italie. La première thématique, abordée en conférence les 22 et 23 octobre 2019, portait à juste titre sur “le renseignement et l’Union Européenne”.

Un enjeu de souveraineté

Innovante, résolument moderne et respectueuse des souverainetés nationales, cette initiative du Collège européen du renseignement pourrait bien atteindre ses objectifs. Au-delà de la modernisation des services de renseignement européens, la création de cette institution est une pierre de plus participant au renforcement de l’édifice qu’est l’Union Européenne. En abordant ainsi un angle culturel et académique de la sécurité, l’initiative du Collège européen du renseignement adopte une ambition réaliste et prometteuse pour l’Europe ; en témoigne son existence même, qui a fait s’entendre vingt-trois pays européens sur des sujets de sécurité et de défense – sujets restant pourtant encore bien souvent la chasse gardée des souverainetés nationales.

Il est maintenant nécessaire, pour réussir le pari énoncé au travers de cette initiative, de maintenir l’effort et de promouvoir l’objectif du Collège à l’intérieur même des Etats, en ouvrant par exemple de nouveaux cursus universitaires traitant du domaine du renseignement. Il s’agira également de rester vigilant sur l’implication durable des classes politiques des vingt-trois pays auprès des réflexions et évènements culturels tenus par le Collège (présence de représentants, participation aux échanges, relais des réflexions au niveau national, etc.).

Si un tel effort perdure, il sera alors tout à fait concevable d’atteindre l’objectif fixé : une coopération européenne renforcée et apportant un peu plus de poids aux Etats sur le terrain de la sécurité internationale. « Nous n’avons d’autre choix que d’unir nos forces si nous ne voulons pas dépendre demain des informations glanées par les États-Unis, la Chine ou la Russie. Nous n’avons pas d’autre choix si nous voulons gagner notre autonomie stratégique et finalement notre véritable souveraineté » rappelait à ce sujet le Président de la République française.

1. elysee.fr. 2020. Initiative Pour L’Europe – Discours D’Emmanuel Macron : Pour Une Europe Souveraine, Unie, Démocratique.

2. Liste des 23 pays signataires : l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Suède.

3. Challenges. 2020. 23 Pays Signent La Création D’un Collège Européen Du Renseignement.

4. Chopin, O., 2020. Le renseignement européen, les coopérations bilatérales au secours d’une intégration introuvable ? Politique européenne.

5. Assemblee-nationale.fr. 2020. Rapport D’information Sur La Coopération Internationale Pour Lutter Contre Le Terrorisme.

6. Svendsen, A. 2012. The professionalization of intelligence cooperation: Fashioning method out of mayhem. New York : Palgrave Macmillan.

Sources :

Intelligence-college-europe.org. 2020. Collège Du Renseignement En Europe. https://www.intelligence-college-europe.org/?lang=fr

Assemblee-nationale.fr. 2020. Rapport D’information Sur La Coopération Internationale Pour Lutter Contre Le Terrorisme. http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i1716.asp#P285_48008

Economie.gouv.fr. 2020. La Stratégie Nationale Du Renseignement. https://www.economie.gouv.fr/files/20190703-cnrlt-np-strategie-nationale-renseignement.pdf

elysee.fr. 2020. Initiative Pour L’europe – Discours D’emmanuel Macron Pour Une Europe Souveraine, Unie, Démocratique. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/09/26/initiative-pour-l-europe-discours-d-emmanuel-macron-pour-une-europe-souveraine-unie-democratique

Challenges. 2020. 23 Pays Signent La Création D’un Collège Européen Du Renseignement. https://www.challenges.fr/monde/europe/23-pays-signent-la-creation-d-un-college-europeen-du-renseignement_700516

Chopin, O., 2020. Le renseignement européen, les coopérations bilatérales au secours d’une intégration introuvable ? Politique européenne, [online] pp.28-50.https://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2015-2-page-28.htm#no7

Svendsen, A. 2012. The professionalization of intelligence cooperation: Fashioning method out of mayhem. New York: Palgrave Macmillan

Charlotte Seck est Consultante en Cybersécurité et confiance numérique.

Diplômée d’un Master de Renseignement et Sécurité internationale de l’Université King’s Collège de Londres, elle traite des problématiques modernes de sécurité et tout particulièrement des questions liées au renseignement, en tant que rédactrice pour le Centre d’études de la Sécurité et de la Défense (CESED).