Comment armer la France face aux surprises stratégiques à venir ?

L’Histoire du monde comporte son lot de surprises ayant mis en péril la stabilité des empires, des civilisations ou des Etats. De la grippe espagnole au COVID-19, les événements qui viennent troubler la stabilité de l’ordre établi « conduisent chaque fois à des reconfigurations profondes du monde », rappelle le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’Ecole de Guerre. Alors que l’espace stratégique s’est étendu et a intégré des menaces nouvelles, il apparaît aujourd’hui comme particulièrement opportun pour la France de réviser son logiciel de pensée stratégique.

Par HUGO CHAMPION

L’imagination collective au service de l’anticipation stratégique

Les rapports successifs du National Intelligence Council américain anticipent précisément le risque de pandémie mondiale depuis 2004. Le rapport de 2008 élabore le scénario d’une pandémie causée par « l’émergence d’une maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse contre laquelle il n’y aurait pas de traitement ». Le Livre blanc français de 2008 fait état d’un risque de « pandémie massive à forte létalité » dans « les quinze années à venir ». Bien qu’une réflexion prospective sur la propagation d’un virus ait été menée il y a plus d’une dizaine d’années, la crise sanitaire que nous traversons actuellement semble pourtant nous prendre de court. « Une fois écrits, ces documents doivent être lus et susciter des décisions. Le problème est qu’ils anticipent des dizaines de risques plus ou moins probables et plus ou moins graves », explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de Recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et d’ajouter : « Les moyens sont forcément limités, donc, il faut faire des arbitrages ». Le renseignement et l’alerte précoce, la réduction des risques et la prévention et enfin, cultiver la résilience, cette capacité d’adaptation vitale afin d’atténuer les effets de la surprise : voici les points clés soulevés par le Général Desportes. Beaucoup est fait. Beaucoup reste à faire. Beaucoup reste à inventer…Notamment dans notre approche et notre modèle de pensée. Dès lors, repenser l’acculturation des décideurs à l’anticipation et la gestion des risques dans un monde interconnecté est essentiel. Repenser cette façon d’aborder le futur, ce dont il pourrait advenir où comment s’intéresser à tous les scénarios et s’obliger à penser différemment, à sortir des sentiers battus et des sempiternels rapports basés sur l’étude du passé appliqué au futur… « Les dirigeants doivent mobiliser imagination et audace face à une situation dont la gravité peut justement augmenter de plusieurs degrés de magnitude très rapidement »1, explique Guy-Philippe Goldstein, auteur d’anticipation et expert international en cyber-défense. La France doit imaginer et intégrer de nouvelles menaces potentielles dans son champ de vision stratégique. Pour nourrir cette réflexion stratégique, le ministère des Armées avait créé en 2017, l’Intelligence Campus de la Direction du Renseignement militaire. Les ateliers organisés par l’Intelligence campus proposent « un croisement des regards aussi bien en sciences sociales, qu’en sciences dures », selon la directrice du Campus, la Générale Caroline Gervais. L’Etat-major des Armées a également lancé en décembre dernier un appel pour constituer une équipe de dix profils atypiques, dont la mission sera d’imaginer de futurs scénarios de guerre. Ainsi, ces initiatives mettent en exergue l’intelligence collective au cœur de la réflexion stratégique française, afin que celle-ci dote la France d’une meilleure capacité d’anticipation des surprises à venir.

Le développement de notre capacité de résilience

La surprise est par définition imprévisible. « Le croisement des grandes tendances et des événements n’est pas prédictible », confirmait en 2017 Jean-Yves le Drian, alors ministre de la Défense. En revanche, pour que celle-ci ne soit pas fatale, l’Etat tout comme l’organisation ou l’entreprise, doivent pouvoir être en mesure d’atténuer son impact en se dotant d’une réelle capacité de résilience. « Constituants essentiels de l’épaisseur stratégique, les réserves – aux dimensions multiples – sont l’élément majeur de réponse à la surprise stratégique : le cas des masques de protection n’en est que la dernière preuve. Ces réserves permettent de préserver la liberté et la capacité d’action malgré l’imprévu et le hasard », explique le Général Vincent Desportes. La crise actuelle met en exergue notre manque de réserves, et nous impose de se doter d’outils adéquats pour surmonter la prochaine surprise qui frappera la nation. « De façon permanente, nous devons travailler à améliorer la résilience, je pense en particulier au cyber et à la protection des infrastructures critiques et maintenir la dissuasion, donc en moderniser les composantes, de façon à préserver en toutes circonstances les intérêts vitaux de la Nation et à garantir la liberté d’action du Président de la République », ajoute Jean-Yves le Drian. Sans prédiction, les menaces NRBC-e et cyber doivent être reconsidérées au plus haut niveau, et nos capacités humaines et technologiques en la matière doivent être à la fois préservées et renforcées : « La prochaine crise sera cyber » clamait Alain Bauer en avril dernier. Nous devrons disposer dans un avenir proche de capacités d’anticipation, d’analyse, de protection, de production et de réaction sur le sol national et européen : réagir face à la surprise nécessite lucidité et autonomie. La question de la relocalisation des entreprises stratégiques trouve toute sa pertinence aujourd’hui. « Pour relocaliser, il va falloir que l’UE modifie sa perception de ce qu’elle considère comme le périmètre des enjeux stratégiques, qui pour l’instant, est extrêmement restreint », explique Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de Guerre économique (EGE). Dépendre des compétences et technologies extra-européennes conduirait au suicide collectif en toute connaissance de cause !

Retrouver une autonomie stratégique nationale

« Dans un monde interdépendant, s’il est illusoire de vouloir tout faire seul, il convient de sélectionner consciemment ce qu’il faut savoir faire et maîtriser absolument », expliquait un rapport de l’Institut Montaigne publié en mai 2002. Ce constat dressé par l’Institut résonne d’autant plus aujourd’hui que dans son allocution du 13 avril, le Président Emmanuel Macron a émis le souhait de « rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe ». La crise sanitaire a révélé la nécessité pour la France de retrouver son autonomie dans des secteurs stratégiques, si ce n’est vitaux, à commencer par son industrie pharmaceutique. « Dans les années 70, le débat autour de l’industrie pharmaceutique a considéré que ce secteur n’était pas stratégique », explique Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de Guerre économique (EGE). Pour protéger ces secteurs clés, nous devons cesser « d’appliquer les règles du marché sur les enjeux stratégiques que représentent la santé, l’alimentation, l’énergie ou les télécommunications ». L’enjeu de la souveraineté nationale puis européenne figure plus que jamais au cœur de la réflexion stratégique actuelle. « La question de l’indépendance économique réapparaît aujourd’hui avec l’évidence qu’on connaît même si cette notion paraissait obsolète depuis un demi-siècle », rappelle le directeur de l’EGE. Si la réflexion semble avoir opéré un tournant, elle doit désormais laisser place à l’action. En effet, « le gouvernement doit avoir une approche proactive et pas seulement réactive », ajoute Christian Harbulot2.

Bâtir une souveraineté nationale puis européenne

Alors que la Chine et les Etats-Unis se sont engagés dans la course aux technologies de rupture, la France possède un foyer d’innovation reconnu mondialement, qu’elle doit développer mais également défendre des prédateurs étrangers. C’est dans ce contexte que le ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire, s’est récemment opposé au rachat de l’entreprise Photonis, société française pionnière dans le domaine de la fabrication de composants électro-optiques et de capteurs de haute précision, par un groupe américain.

La crise sanitaire va précipiter l’appétit des investisseurs étrangers à la recherche d’entreprises stratégiques affaiblies par les effets de la pandémie sur l’économie. « Avec les valorisations actuelles des entreprises qui ont pour certaines perdu des dizaines de points de pourcentage, il est important que l’on puisse s’assurer qu’il n’y ait pas de prise de contrôle prédatrice qui ne serait pas souhaitée », a déclaré le secrétaire d’Etat français aux Affaires étrangères Jean-Baptiste Lemoyne, lors d’une réunion avec les 27 ministres du Commerce de l’Union européenne. Pour répondre à la vulnérabilité des entreprises stratégiques des Etats membres, la Commission a proposé d’anticiper l’application du règlement européen sur lefiltrage des investissements étrangers. « Dans l’Union, nous sommes et entendons rester ouverts aux investissements étrangers. Dans les circonstances actuelles, il nous faut tempérer ce principe d’ouverture en recourant à des contrôles appropriés. Nous devons savoir qui investit et dans quel but », a déclaré Phil Hogan, commissaire européen chargé du commerce. En avril, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a annoncé que le décret permettant à l’Etat de bloquer les investissements étrangers dans certaines entreprises stratégiques allait être renforcé et élargi aux biotechnologies.

Pour sauver ses fleurons et pépites, la France doit aussi mettre en place plusieurs dispositifs, notamment législatifs, visant à protéger ses secteurs sensibles. « Les États-Unis refusent des ventes d’entreprises ou d’installations portuaires, par exemple, pour des raisons liées à ce qu’on appelle, là-bas, la « sécurité nationale », rappelle Christian Harbulot. Le gouvernement français doit prendre des décisions « quitte à ce qu’il prenne des dispositions qui ne soient pas conformes à ce que la Commission européenne souhaiterait voir appliquer », ajoute t-il.

Les membres de l’UE doivent enfin impérativement mener une réflexion commune sur leurs intérêts stratégiques communs. « Notre incapacité à penser ensemble nos intérêts souverains et à agir ensemble de façon convaincante (…) offre aux autres puissances la possibilité de nous diviser, de nous affaiblir »3, rappelait le Président Emmanuel Macron en février dernier.

Pour faire face aux prochaines surprises et en atténuer les effets, la France doit avec les membres de l’Union européenne faire bloc et développer une réflexion stratégique commune. Notre pays doit enfin retrouver son indépendance sur des secteurs stratégiques identifiés et en devenir, développer sa capacité d’anticipation et de résilience, et savoir rester aux aguets…

1 Guy-Philippe Goldstein, La Vigie, cabinet de synthèse stratégique, 11 mars 2020.

2Interview de Christian Harbulot le 16 février 2018, Le Figaro, par Gilles Boutin.

3Discours à l’Ecole de guerre, le 10 février 2020