L’Irak, au bord du chaos généralisé : quelles perspectives ?

Le berceau de la civilisation sumérienne est en proie à une crise multifactorielle dont l’issue reste incertaine. Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003 et le délitement du parti Baas, la stabilité de l’Etat irakien est bancale. Les conditions politiques et économiques du pays ont favorisé l’édification de l’Etat islamique en 2006 et son élargissement en avril 2013. Aujourd’hui, « on retrouve les mêmes conditions politiques, économiques », explique Adel Bakawan, directeur du Centre de sociologie de l’Irak. La chute du prix du pétrole liée à la pandémie du Covid-19, les tensions grandissantes entre les communautés religieuses et les différentes forces politiques, la corruption… autant de signaux qui menacent la stabilité du pays et de la région.

Par Hugo Champion

L’Irak, théâtre des rivalités entre les Etats-Unis et l’Iran

La mort du chef de la milice al-Qods, Qassem Soleimani ainsi que celle d’Abou Mehdi al-Mouhandis, numéro deux du Hachd al-Chaabi ont intensifié le cycle de violence dans lequel l’Irak se trouve empêtré. Plus de 24 attaques sur les bases militaires de la coalition internationale ont été recensées depuis fin octobre. « Les États-Unis ne toléreront pas les attaques contre nos hommes, nos intérêts ou nos alliés », a déclaré le chef du Pentagone, Mark Esper, et d’attribuer l’attaque contre le Camp Taji le 11 mars, à des « groupes armés chiites pro-iraniens ». L’influence de l’Iran se développe à travers la formation et le financement des brigades chiites irakiennes regroupées au sein du Hachd al-Chaabi. Pour endiguer cette influence grandissante, Washington opte pour des représailles ciblées, craignant d’être enlisé dans une situation déjà brûlante. « Nous nous focalisons sur le groupe Kata’ib Hezbollah qui a commis ceci en Irak », confirme Mark Esper. Néanmoins, la présence des troupes américaines et occidentales n’est plus acceptée par le Parlement irakien. Celui-ci avait voté l’expulsion des 5.200 soldats américains du pays lors d’une séance extraordinaire : 168 députés chiites pro-Iran présents sur 329 parlementaires irakiens. Les élus sunnites et kurdes avaient préféré ne pas se rendre à l’assemblée, illustrant ainsi les fortes tensions intercommunautaires dans le pays et les intérêts de chacun. « Nous préférons prendre une position neutre qui sert les intérêts de l’Irak comme de la région du Kurdistan », avait alors résumé Vian Sabri, députée kurde. La décision doit encore être appliquée par le futur gouvernement qui peine à se constituer.

Chômage et corruption : les carburants de la révolte

« Nous sommes tous impliqués dans la corruption, moi le premier », concédait lors d’une interview sur la chaîne Al-Etejah en janvier 2016, le député sunnite Mechan Al-Joubouri, membre de la commission parlementaire pour la transparence. La déclaration du député résume à elle-seule la déliquescence de la classe politique irakienne, avec qui, la population a rompu les liens de confiance. Aujourd’hui, on parle de « 400 milliards de dollars engloutis par la corruption sur la période 2003-2015 », rappelle Adel Bakawan. Selon le classement de l’ONG Transparency International, l’Irak arrivait à la 168e place sur 180 pays en 2018. Dès lors, le pays est traversé par une vague de contestations grandissantes depuis octobre 2019. Les manifestants réclament la chute du régime. « Si le mouvement de contestation, constitué d’un large éventail social, et notamment d’intellectuels, commence à voir dans le régime un adversaire politique et non plus un ennemi, une sortie de l’impasse irakienne apparaîtra comme possible », explique Adel Bakawan.

Une hypothétique résurgence de Daech ?

« L’instabilité politique qui prévaut depuis plusieurs mois dans le pays constitue un terreau idéal permettant à Daech […] de reconstituer ses forces », explique Florence Parly, ministre française des Armées. Un rapport du Pentagone publié en août 2019 avait déjà alerté sur les cellules dormantes qu’avaient formées les 18.000 soldats de Daech restants. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est la résurgence et la montée en puissance de l’État islamique au cours de l’année, pas seulement dans le sud-est syrien mais aussi dans l’ouest de l’Irak », a déclaré en janvier le roi de Jordanie, Abdallah II. Les perspectives sur une hypothétique résurgence de Daech semblent aller dans le même sens. Malgré la mort de son chef Abou Bakr al-Baghdadi, l’Etat islamique s’est illustré par sa forte capacité de résilience. La question épineuse reste celle de la présence des forces armées occidentales, et étatsuniennes notamment. Selon le rapport du bureau de l’inspecteur général du Pentagone publié en février, le retrait des 5.200 soldats actuellement présents en Irak conduirait « probablement » à une résurgence de l’Etat islamique. « Le champ deviendrait totalement libre pour la résurgence du groupe islamique sous une forme déterritorialisée », analyse Adel Bakawan et d’ajouter : « La déterritorialisation de Daech risquerait de voir se multiplier les formes classiques du terrorisme : voiture piégée, prise en otage, enlèvement, attentat-suicide, attaques en microgroupes, etc. ».

Quel impact du coronavirus pour l’Irak ?

Les autorités politiques ont pris des mesures de précaution pour endiguer la propagation du virus, mais les Irakiens semblent défier toute injonction y compris celle du grand ayatollah Ali Sistani, qui a interdit les prières collectives et déclaré que les soignants qui mourraient du virus seraient des « martyrs ». L’Irak, épaulé par la Chine qui a envoyé des experts médicaux à Bagdad, pourrait voir sa population souffrir des causes directes et indirectes du virus. Ainsi, la chute de la demande en pétrole a conduit Moscou et Ryad à entrer dans une guerre commerciale sur le prix du baril. Cette crise commerciale affectera lourdement l’économie du pays. L’Irak, dont l’exportation de pétrole assure plus de 90% de ses recettes, a misé sur un baril à 56 dollars pour planifier son budget de l’année 2020. Dès lors, si le prix du baril de pétrole se stabilise autour de 30 dollars, l’Irak perdrait jusqu’aux deux tiers de ses recettes. « Au vu de la crise actuelle, les revenus pétroliers de l’Irak atteindront difficilement 2,5 milliards de dollars par mois », prévient Fatih Birol, qui dirige l’agence internationale de l’Energie (AIE). Le salaire des fonctionnaires, qui représentent la majorité de la population active du pays, atteint plus de 50 milliards de dollars : de quoi alimenter encore davantage la crise socio-politique qui met à mal le pays.

Contrairement à ce que la diplomatie européenne avait avancé en janvier 2019, l’Irak ne peut être considéré comme un Etat pivot dans la région du Proche-Orient. « Pour éviter qu’une force politique s’impose au prix du sang à tout le monde, les Irakiens devront réécrire un contrat social basé sur le confédéralisme », explique Adel Bakawan et de conclure : « il sera essentiel que la coalition internationale accompagne l’Irak dans cette transition ».