Le monde arctique : un nouveau théâtre d’affrontement entre les grandes puissances ?

« Laissons le pôle Nord devenir un pôle de paix », avait déclaré Mikhaïl Gorbatchev lors de son célèbre discours au port sibérien de Mourmansk en 1987. Alors que le secrétaire général du Parti communiste de l’URSS appelait de ses vœux à faire du monde arctique une zone de coopération, la compétition entre les Etats-Unis et la Chine ne risquerait-elle pas de déborder en zone arctique ? « Depuis la fin de la Guerre froide, l’Arctique est une zone d’exception, préservée des tensions internationales », rappelle Laurent Mayet, président du think tank Le Cercle polaire. Le rapprochement de la Russie et de la Chine semble alerter l’administration américaine. Ainsi, l’ordre établi en Arctique se verra-t-il bouleversé par la stratégie offensive des Etats-Unis dans cette région du monde, jusqu’alors protégée des tensions ?

Par HUGO CHAMPION et SIMON DOUAGLIN

L’Arctique, une terre de convoitises ?

« Les conséquences du changement climatique et le développement technologique, ainsi que l’accélération de la mondialisation, provoquent un intérêt accru des grands groupes industriels pour les ressources de l’Arctique », analyse1 Camille Escudé-Joffres, professeure agrégée de Géographie et chercheuse en relations internationales à Sciences Po (CERI). Le réchauffement climatique, dont l’Arctique se fait la sentinelle, rend davantage visible ses ressources. En juillet 2008, l’Agence géologique américaine (U.S. Geological Survey) a publié une étude selon laquelle l’Arctique contiendrait 13% des réserves pétrolières mondiales (jusqu’à 90 milliards de barils de pétrole) et 30 % du gaz qui resterait à découvrir sur la planète. Ces chiffres ont provoqué un engouement accru des entreprises pour les ressources supposées de l’Arctique. « Cette étude a été largement remise en cause, car il demeure très difficile d’évaluer les ressources « potentiellement exploitables. Néanmoins, elle permet de dresser une cartographie des ressources minières et d’hydrocarbures actuellement produites et qui pourraient l’être », explique Camille Escudé-Joffres. L’étude apporte un éclairage sur les potentialités de l’Arctique bien que « pour l’instant, la tendance n’est pas du tout favorable à l’exploitation des ressources de l’Arctique », précise Frédéric Lasserre, professeur au Département de Géographie de l’Université de Laval au Québec. Et d’ajouter : « les compagnies préfèrent se désengager car l’exploitation des gisements n’est pas rentable ».

Actions de la Chine : réactions des Etats-Unis

« Voulons-nous que l’océan Arctique se transforme en une nouvelle mer de Chine méridionale, grouillant d’activités militaires et de revendications territoriales rivales ? », avait déclaré le secrétaire d’État américain Mike Pompeo lors d’une réunion du Conseil de l’Arctique en mai 2019. Le rapport du Pentagone publié le mois suivant, consacré à établir la nouvelle feuille de route stratégique des Etats-Unis en Arctique, présentait la Chine comme « un perturbateur » dans cette région. Selon le Département américain de la Défense, Pékin aurait entre 2012 et 2017, investi en Arctique 90 milliards de dollars notamment dans des infrastructures, notamment au Canada et en Sibérie. « La crainte des Etats-Unis est de voir la Chine les dépasser en termes économique, technologique et scientifique. Ceci explique en partie pourquoi les Etats-Unis extrapolent la position de la Chine en Arctique », explique Camille Escudé. La stratégie chinoise en Arctique s’intègre quant à elle dans le projet « route de la soie des glaces », détaillé dans le livre blanc sur la politique arctique publié par Pékin en janvier 2018. La Chine a également annoncé son intention de développer un brise-glace à propulsion nucléaire, capable de naviguer dans des eaux difficilement praticables. Si ce projet est en cours d’élaboration, il fait craindre aux Etats-Unis de voir son adversaire chinois intégrer cette technologie sur des navires militaires. Pour contrer la stratégie chinoise, « l’administration Trump adopte une posture offensive vis-à-vis de la Chine », explique Frédéric Lasserre. Elle accuse l’Empire du Milieu, membre observateur du Conseil de l’Arctique, de vouloir influer sur la gouvernance de cette institution. « Pékin prétend être un « État quasi-arctique », mais la distance la plus courte entre la Chine et le cercle polaire arctique est de 900 miles. Il n’existe que des États arctiques et des États non arctiques. Il n’y a pas de troisième catégorie, et prétendre le contraire ne confère à la Chine aucun droit », souligne Mike Pompéo. La stratégie agressive engagée par les Etats-Unis envers la Chine rend explicite la compétition entre les deux grandes puissances. « Mike Pompeo dit que c’est une nouvelle époque, une compétition entre puissances. Une compétition ? Très bien, nous verrons qui, dans tout cela, se fera le plus d’amis », explique Gao Feng, porte-parole du ministère du Commerce chinois.

La politique russe en Arctique

Avec le progressif épuisement des stocks d’hydrocarbures existants, la reprise en main de l’Arctique revêt un caractère vital pour la Russie. Les hydrocarbures pèsent à hauteur de 46% dans le budget de l’Etat russe et représentent 2/3 des devises entrantes dans le pays. « Plus les ressources en hydrocarbures diminuent en Sibérie, plus la Russie est poussée à développer sa politique en Arctique. » précise Frédéric Lasserre. De plus, la nouvelle la route maritime du nord, plus courte, permet à Moscou de renforcer son partenariat avec Pékin qui entend remplacer sa production de charbon par le gaz russe. « Un rapprochement s’est opéré entre la Russie et la Chine sur la base d’une convergence d’intérêts dans le cadre d’un mariage de raison » complète Frédéric Lasserre, « mais laisse entrevoir un malaise de la part de la Russie vis-à-vis de l’ambition chinoise dans la région. »

La Russie entend pérenniser sa mainmise sur cet espace par l’outil militaire. Avec la création d’écoles des cadets, la modernisation des anciennes bases militaires ou la création de la force spéciale Arctique, la Russie réhabite « son grand nord » afin d’asseoir sa puissance dans l’ensemble de la région Arctique. La base militaire « Trèfle du nord », initialement abandonnée n 1993 et entièrement réhabilitée ces dernières années, abrite aujourd’hui 250 soldats. C’est un des nombreux exemples illustrant la reconquête de cette région inhospitalière par la Russie. Le déploiement militaire accompagne le développement économique russe dans la région, ainsi la création de la force spéciale Arctique russe vise à assurer le contrôle de la route maritime et de l’ensemble de la région. Sa stabilité économique en dépend. « Ce déploiement de forces soulève des peurs de la part des occidentaux, par conséquent les Etats-Unis adoptent un discours martial et menacent directement les intérêts de la Russie dans la région alors qu’à l’inverse, la politique russe ne menace pas la paix internationale et encore moins l’intégrité du territoire américain », ajoute Frédéric Lasserre.

Dans cette course à l’Arctique, le ministère des Armées français rappelle le lien symbolique qu’entretient la France avec cette terre de convoitises. En 1963, la France est la première puissance à implanter une base scientifique sur l’archipel de Svalbard. Aujourd’hui, l’aspect stratégique de l’Arctique, revêt un caractère primordial pour la France qui, au même titre que les autres puissances américaine, chinoise et russe, entend faire connaître sa vision en réaffirmant que « […] l’Arctique n’appartient à personne. Seule une coopération intelligente entre les pays concernés mènera à des résultats dignes et indispensables […] »2.

1 Camille Escudé-Joffres, « Les régions de l’Arctique entre États et sociétés », Géoconfluences, septembre 2019.

2 La France et les nouveaux enjeux stratégiques en Arctique, DGRIS, 2019, préface de Florence Parly, ministre des Armées.