Quartiers, Syrie, Prisons : le continuum du jihadisme

Les séries d’attentats qu’a connu la France depuis 2015 ont révélé l’existence d’un jihadisme français. La menace demeure prégnante. La nouvelle grille de lecture proposée en 2020 par le chercheur Hugo Micheron dans son ouvrage « Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, Prisons », nous interpelle collectivement sur les dynamiques du jihadisme sur le Vieux continent depuis une vingtaine d’années.

Par Hugo CHAMPION

De la nécessité d’un diagnostic renouvelé

Mohammed Merah, auteur des tueries de Montauban et Toulouse et qualifié de « loup solitaire » par l’ancien directeur du renseignement intérieur (DCRI), illustra funestement en 2012, l’affirmation du jihadisme hexagonal. Le qualificatif « solitaire » révèle à lui-seul l’incompréhension des autorités devant la dynamique à l’œuvre. Aux errements des pouvoirs politiques s’ajoutent les interprétations contradictoires des universitaires que le chercheur entend dépasser. Oscillant entre une réponse à l’exclusion sociale, une réaction à « la laïcité française incommodante » ou un rejet des politiques occidentales agressives au Moyen-Orient, la succession d’analyses produites par les universitaires, s’inscrivant « dans le sillage de la notion de radicalisation », rendent inaccessibles, selon l’auteur, la compréhension des dynamiques du jihadisme français. Le travail mené est donc motivé « par un manque de travail empirique qui aurait permis d’apporter des nouvelles connaissances au débat public » nous confie le chercheur. L’étude entend poser un diagnostic général du phénomène islamiste en France et en Europe. A travers son analyse, le chercheur signale qu’on ne peut penser l’expression du jihadisme qu’en terme de continuum. La géographie des départs ainsi que les nombreux extraits d’entretiens menés en prison que nous offre l’étude, dévoilent les liens étroits entre les quartiers, la Syrie et la prison.

L’organisation des réseaux islamistes en France et en Europe

Partant du constat que la quasi-totalité des départs en Syrie provient d’une quinzaine de cantons français, Hugo Micheron explique comment les jihadistes ont constitué un réseau dense en France mais aussi à l’étranger, notamment en Belgique. Plus que le cumul des problématiques économico-sociales (qui seules, n’expliquent pas le phénomène), ces territoires se caractérisent par la présence d’un activisme de type salafo-jihadiste qui prend forme à partir des années 1990. La diffusion de cette idéologie se traduit par un militantisme des idéologues de retour du jihad afghan, bosnien, algérien puis irakien, par des lieux de socialisation – mosquées, cafés, associations, écoles hors-contrat – établis par leurs adeptes, ainsi que par la mise en place de réseaux de diffusion d’ouvrages, de cassettes et d’une littérature jihadiste jusque sur les marchés ambulants. Toulouse, Trappes, Strasbourg, Roubaix, autant de villes particulièrement touchées par les départs, ont en commun d’avoir connu l’implantation d’une poignée de membres du GIA (Groupe islamique armé) dès la fin du XXe siècle.Molenbeek, commune bruxelloise située au cœur de la capitale européenne, constitue l’illustration paradigmatique d’une enclave subvertie de l’intérieur par les activistes islamistes. C’est à Molenbeek qu’ont été planifiés de nombreux attentats jihadistes, à l’instar des attentats suicides de Casablanca en 2003 et de Madrid l’année suivante. Les deux assassins du commandant Massoud deux jours avant le 11 septembre 2001 résidaient à dans la ville belge, désormais tristement célèbre. Les militants salafo-jihadistes renforcent leur idéologie dans les phalanstères que l’auteur décrit comme « micro-millénaristes ». Ces territoires sont « aussi hermétiques que possible au monde des ignorants voués à la damnation éternelle ». Ces deux types de collectivités servent à propager l’idéologie salafo-jihadiste. En France, le phalanstère d’Artigat, situé dans un petit village de l’Ariège, où réside à peine 600 habitants, s’est révélé être une « pépinière de l’univers jihadiste français ». L’un de ses fondateurs, Olivier Corel, surnommé « l’émir blanc », a été un référent pour de nombreux individus, à l’image des frères Merah, de Sabri Essid (beau-frère de ces derniers et hiérarques de Daech), Fabien et Jean-Michel Clain qui ont revendiqué les attentats du 13 novembre 2015 ou encore Thomas Barnouin, un cadre de l’Etat islamique. Cette constitution progressive d’une géographie salafo-jihadiste en France et en Europe (avec ses centres, ses périphéries, et ses espaces militants) depuis la fin des années 1990, explique en grande partie la dynamique des départs pour le Cham (Levant) à la faveur des bouleversements géopolitiques, initiés par les printemps arabes.

Des quartiers au Cham : le continuum du jihad

Après avoir retracé les dynamiques de propagation de l’idéologie salafo-jihadistes dans certains quartiers français bien identifiés par les militants, le chercheur propose une analyse chronologique des départs. Trois vagues se succèdent sous forme « d’étés jihadistes ». Les premiers à rejoindre le Levant à l’été 2012 sont les jihadistes de la première heure, les pionniers, qui occuperont par la suite les postes prestigieux au sein de l’EI. Ils organiseront le recrutement et l’acheminement des jihadistes français, qui formeront un contingent de 1500 individus à l’apogée de Daech, en 2015. Les premiers départs sont motivés par la défense des « frères » face à la répression mais aussi et dès 2012, par la volonté de fonder un Etat islamique au sein duquel « le vrai islam », c’est-à-dire les préceptes salafo-jihadistes, serait pratiqué. La deuxième vague de départs, à l’été 2013, se comprend à travers l’évolution du contexte géopolitique local. La scission du Front al-Nosra en deux camps, les salafo-fréristes (les pragmatiques) et les wahhabo-exclusivistes (les absolutistes), favorise le recrutement des étrangers, ralliés à la cause de Daech. L’organisation gonfle ainsi ses rangs. De nombreux jihadistes de la deuxième vague font face aux limites du jihad au Levant, notamment en raison de l’hostilité des Syriens à leur présence, des gouffres linguistiques et culturels, ainsi qu’à cause de la barbarie des combats qu’ils rencontrent. Le refus des Syriens de « donner leurs femmes » aux jihadistes va exacerber les tensions entre les jihadistes étrangers et les locaux. L’esclavage sexuel des Yézidis servira de palliatif partiel à ce problème par la suite. La troisième vague, à l’été 2014 et après, est marquée par une diversification des profils : 25% de femmes, 20% de converti et une augmentation significative de jeunes recrues (18-25 ans). Enfin, le chercheur revient sur la désintégration de l’Etat islamique dont les attentats sur le sol français constituent l’élément déclencheur.

La prison, nouvel espace de recomposition du jihadisme français

L’enquête menée par Hugo Micheron en prison fournit des éléments précieux d’analyse de l’évolution du jihadisme à moyen et long terme. La désintégration de Daech « fige la mouvance en détention, qui va devenir l’espace clé de sa recomposition ». Pour saisir ces dynamiques, il faut intégrer la surpopulation carcérale au cœur de la réflexion sur la prison et les difficultés quotidiennes que rencontre cette institution souvent mal comprise. Trop longtemps pensée à partir de la théorie foucaldienne issue de l’ouvrage Surveiller et punir, la prison ne peut plus se penser comme une « institution totale », isolée du monde extérieur. Les contacts fréquents entre l’intérieur et l’extérieur favorisés par la circulation des téléphones portables en détention, témoignent de la réalité carcérale et expliquent la constitution des réseaux jihadistes depuis les cellules. La prison ne doit pas être considérée comme le « cul-de-sac » du jihadisme. Celle-ci peut même devenir un espace de perfectionnement pour le jihadiste. Revenant sur les mesures prises en hâte par les autorités publiques, le chercheur explique que le regroupement a été pensé individuellement, faisant fi des dynamiques collectives et du risque de connivence. Les unités dédiées à la prévention de la radicalisation en prison (UPRA) favorisent la restructuration du jihadisme. Les détenus sont mis dans « le même sac » alors même que les profils sont différents. Signe de la montée des normes salafo-jihadistes en prison, les détenus corses, historiquement au sommet des hiérarchies internes, demandent leur mutation à Fleury-Mérogis à l’été 2016. Concrètement, l’augmentation du nombre de jihadistes en prison explique la diffusion des nouvelles normes : il passe de 15 jihadistes incarcérés en 2014 à environ 500 en 2018-2020.

Quelles évolutions à anticiper ?

A travers ses entretiens, Hugo Micheron recueille des propos qui annoncent un changement de stratégie d’une partie des jihadistes incarcérés. Les perspectives du jihadisme en France se résument en deux lignes dans la bouche de Youssef, jihadiste rencontré en prison : « La question pour nous est de savoir comment le jihadisme va évoluer ces dix prochaines années ». La nouvelle stratégie qui est théorisée par une dizaine de jihadistes environ, sur 80 auditionnés, consiste à réveiller les musulmans français « endormis ». S’inspirant des écrits de Mohammed Qotb, frère de Sayyid Qotb, figure historique des Frères musulmans égyptiens et inspirations des jihadistes afghans, les nouveaux doctrinaires entendent consolider « le champ du désaveu »1. Afin de rallier les corps et les esprits à l’aqida, ces jihadistes de la « génération sacrifiée », misent sur l’éducation. Afin de contrer cette stratégie, il faut d’abord la comprendre. « On aborde les jihadistes en 2020 comme on les abordait en 2018, alors qu’ils ont parfaitement intégré l’idée qu’ils avaient perdu le califat depuis », indique Hugo Micheron. Le défi pour l’administration pénitentiaire est donc de taille. « Les jihadistes ne sont plus dans une logique de confrontation. Les plus habiles passent sous les radars, et c’est particulièrement vrai chez les femmes », ajoute le chercheur. Alors que le retard tend « à s’estomper », seule une politique pensée sur le long terme permettra d’inverser les dynamiques. « Ce n’est pas parce que des jihadistes ne sont plus dans un engagement violent qu’il faut les considérer comme des repentis », explique Hugo Micheron. Impératif donc, pour les autorités, de s’intéresser aux écrits des idéologues et de saisir les temporalités jihadistes pour espérer endiguer la dynamique à l’œuvre.

Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, Prisons 

ISBN : 9782072875991

Editions : Collection Esprits du monde, Gallimard

Préface de Gilles Képel. 

1D’après la doctrine salafo-jihadiste, avant de prêter allégeance au credo jihadiste, les musulmans doivent désavouer la société dans laquelle ils vivent.