Antiterrorisme israélien : un système multidimensionnel

Politiquement isolé et démographiquement limité par rapport à ses voisins arabes, l’Etat d’Israël doit sa survie, depuis sa création en 1948, à une politique de défense et de sécurité active et globale. De la guerre ouverte avec ses voisins dans les années 60-70, aux attaques isolées plus récentes, il n’y a qu’un pas. Les services de lutte antiterroriste sont organisés et conçus de telle sorte qu’ils puissent appréhender le spectre large des menaces. Soutenu par l’innovation technologique, les services de sécurité ont pu éprouver leurs méthodes et exporter leur modèle dans le monde.

Par Simon DOUAGLIN

L’état de la menace

Guerre des Six Jours, guerre du Kippour, première et seconde Intifada : depuis sa création en 1948, l’Etat d’Israël a connu des conflits ouverts avec ses voisins lui disputant sa légitimité et remettant parfois même en cause sa survie. L’intensité et la fréquence des conflits ont diminué, la menace s’est dissoute devenant plus insidieuse. « Les attaques aujourd’hui sont plutôt de basse intensité à l’image des attaques individuelles au couteau, attaques à la voiture bélier. Dernièrement, des cerf-volants enflammés ont également été utilisés pour mettre le feu en territoire israélien ce qui illustre un relatif abaissement de la menace terroriste par rapport aux années passées. » préciseAmélie Férey, chercheuse au CERI et auteur de Assassinats ciblés, Critique du libéralisme armé1. Cette forme de terrorisme ne doit pas pour autant occulter une forme plus construite de terrorisme agissant depuis l’extérieur.

Aujourd’hui Israël fait face à un terrorisme mixte. Si les attaques individuelles de basse intensité sont toujours bien présentes et commises sur le territoire israélien, il faut y ajouter les attaques plus organisées et menées depuis l’extérieur des frontières. « Il faut rappeler que la configuration de l’Etat d’Israël rend les agglomérations particulièrement vulnérables aux attaques de rockets, étant donné la stratégie des ennemis qui consiste à cibler spécifiquement les villes très peuplées. Les ennemis d’Israël sont désormais capables de mobiliser des milliers d’hommes, sont équipés de rockets dotées d’une grande précision si bien qu’il est de plus en plus difficile de faire la différence entre action isolée individuelle et terrorisme instrumentalisé par les pays ennemis au premier rang desquels l’Iran. » explique Yoram Schweitzer, directeur de l’institut de recherche sur le terrorisme et les conflits de basse intensité.

Le renseignement d’origine humaine

Le système antiterroriste israélien s’appuie d’abord sur le renseignement humain comme en témoigne l’expertise du Shabak, service en charge du renseignement intérieur. « Le Shabak est réputé pour la qualité de ses ressources humaines, dont leffectif est dailleurs considérable : il compterait environ 7000 agents. Même si la comparaison présente d’évidentes limites méthodologiques, on peut rapporter cet effectif à la population dIsraël (8,4 millions dhabitants) pour estimer que le même ordre de grandeur appliqué à la France correspondrait à une DGSI forte de 55600 agents, au lieu dun effectif-cible de 4400 personnels fin 2017. » indiquent les députés Olivier Audibert-Troin et Christophe Léonard dans leur rapport du 22 juin 2016. Et d’ajouter : « L’appréciation généralement portée sur lefficacité du Shabak est très positive. Selon les observateurs avertis interrogés […] on peut penser que les services israéliens connaissent individuellement chaque famille voire chaque individu dans les zones considérées comme sensibles. Le suivi de la population est ainsi très poussé, et repose notamment sur des dispositifs très efficaces de renseignement dorigine humaine : certains agents sont placés « en immersion » pendant trente ans. »

Soutien et engagement

La population israélienne a conscience de la menace qui pèse sur le territoire et des enjeux. C’est une première étape importante dans la lutte antiterroriste qui joue un rôle majeur dans le continuum de sécurité.« […] La vigilance de la population joue un rôle clé dans la prévention du terrorisme. L’expert Jonathan Tucker avance le chiffre de 80 % dattaques déjouées, grâce à la vigilance de la population. »2 souligne Léa Raso, enseignante à l’Université de Nice.

« Le sang-froid avec lequel la population fait face est un atout pour entretenir un climat de normalité et de routine. » intervient Yoram Schweitzer. « La population soutient les services de lutte antiterroriste qui bénéficient d’une opinion publique favorable quant aux opérations menées sur le terrain. Plus globalement, il existe un lien armée/nation très utile lorsqu’il s’agit de lutter contre un ennemi difficilement détectable. » ajoute Amélie Férey.

Le service militaire contribue au renforcement de ce lien entre l’armée et le monde civil. Dans un pays qui compte environ 8 millions d’habitants, les relations interpersonnelles sont très fortes. «  C’est un atout important pour faire transiter l’information en confiance entre les différents services et composantes de la sécurité nationale. » poursuit-elle. D’ailleurs, « Tsahal, l’armée israélienne, incarne pour les israéliens le peuple juif en arme. Cette dimension symbolique renforce le sentiment de légitimité qui anime les jeunes engagés, ils se sentent comme détenteurs de la sécurité de leurs compatriotes. » explique Amélie Férey.

Un enjeu de coopération

Le modèle israélien se caractérise par des compétences strictement prédéfinies où les services de lutte antiterroriste sont répartis entre services intérieurs et services extérieurs. « Cette distinction est volontairement forte et très respectée. Les unités de police sont chargées de la sécurité interne et coopèrent avec les polices locales, tandis que le Mossad est chargé de protéger les intérêts israéliens à l’étranger. Si les services coopèrent fortement, un point d’honneur est mis pour que les compétences soient bien réparties et la séparation respectée. De la même manière, Tsahal intervient exclusivement sur et hors des frontières où dans les territoires palestiniens. » détaille Yoram Schweitzer.

Une répartition stricte des responsabilités qui n’entrave pas le travail de coopération. « La coordination israélienne fonctionne bien, d’abord parce que les frontières sont bien définies entre les services, ce qui limite les rivalités ; ensuite, parce que l’acuité de la menace est telle que tous ont l’impérieuse nécessité de collaborer.»3 complète Eric Décéné, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Les services juridiques israéliens sont aussi très mobilisés pour appuyer l’action des services opérationnels. Lors des situations de violence entre forces israéliennes et forces ennemies, les services juridiques israéliens, le Military Advocate General (MAG) en tête, sont chargés de protéger leurs services de sécurité auprès des instances internationales. « L’enjeu est d’utiliser le droit à bon escient pour sauver les apparences et de ne pas subir de pressions internationales. Si bien qu’il est difficile de reprocher un non-respect du droit international à Israël. » explique Amélie Férey. « Les autorités israéliennes sont toujours « blindées » juridiquement : il est très difficile de les prendre en défaut »4 concédait le colonel Benoît de la Ruelle, attaché de défense de l’ambassade de France en 2016.

L’autre menace : l’Iran

L’Iran, depuis la fin de la seconde Intifada en 2004-2005, fait peser une menace de confrontation sur l’Etat d’Israël propre à faire de la menace terroriste un soucis secondaire. « Au-delà de la menace terroriste la confrontation armée est une réelle crainte pour Israël. » confirme Amélie Férey.

Les ennemis traditionnels d’Israël, Hamas et Hezbollah liés à l’Iran, représentent une grande menace pour l’intégrité du territoire et sa population. Fort de son engagement dans le conflit syrien, le Hezbollah a acquis une capacité à mener des opérations d’envergure. « Hassan Nasrallah [secrétaire général du Hezbollah] évoque régulièrement cette menace dans ses discours, établissant un « équilibre de la terreur » avec son adversaire. » explique Olivier Passot, auteur d’une note de l’IRSEM.5 Une confrontation armée qui pourrait se passer dans la dimension cyber. L’Iran, considéré comme l’un des 5 acteurs les plus importants du monde entier, ciblant activement les États du Golfe pour ses attaques, pourrait être à la manoeuvre.

L’atout du renseignement numérique

Israël renforce donc sa protection et entend continuer la lutte contre le terrorisme en s’appuyant sur des capacités de renseignement numérique associant technologies de pointe et formation d’excellence. Israël a en effet utilisé ses technologies de renseignement informatique pour contribuer à déjouer des attaques terroristes « majeures » commanditées par l’Etat islamique et d’autres groupes terroristes dans des « dizaines » de pays, selon les déclarations du Premier ministre Benjamin Netanyahu lors d’une conférence de sécurité à Tel Aviv en juin 2019. Evoquant un attentat déjoué visant un vol d’Etihad Airways de Sydney à destination d’Abu Dhabi, grâce au renseignement et à la coopération avec la police australienne, il ajoute « Si vous multipliez cela 50 fois, cela vous donnera une idée de la contribution quIsraël a faite pour empêcher des opérations terroristes majeures, tout particulièrement de lEI, dans des dizaines de pays et la plupart de ces attaques ont été déjouées grâce à nos activités en matière de sécurité informatique ».6

Pour faire face aux menaces cyber, qui dépassent le seul cadre de la lutte contre le terrorisme, Israël a très tôt renforcé ses capacités par le biais de la création du Bureau national israélien des cyberattaques (INCB), construisant alors « un Dôme de fer numérique. » selon les mots prononcés en 2012 par celui aujourd’hui surnommé « Bibi, roi d’Israël ». Le Premier ministre Netanyahu s’appuie donc, pour développer sa stratégie de puissance cyber, sur cette unité d’élite créée en 1952, considérée comme l’une des plus avancées au monde en matière de renseignement technique et d’origine électromagnétique. Au sein de cette unité de pointe, « des solutions innovantes sont développées par de jeunes Israéliens qui ont enchaîné une formation de haut niveau puis, pour les meilleurs, un service militaire au sein de lunité 8200. Alors quils nont pas encore 30 ans, des ingénieurs et des informaticiens disposent dune expérience opérationnelle et connaissent parfaitement les attentes des opérationnels. LAman comme le Mossad financent ces développements, en plus des algorithmes qui sortent de leurs propres incubateurs. Lexploitation fine des sources ouvertes (médias et réseaux sociaux libanais) permet datteindre une granularité très fine dans la connaissance : anticipation et suivi des manifestations publiques, suivi de l’évolution du patrimoine foncier ou cartographie des sympathisants du Hezbollah dans les villes et les villages du sud. »7 explique le Colonel Passot.

Israël a ainsi consenti à d’énormes investissements dans le capital humain, principalement à travers ses programmes d’entraînement militaire, et a créé un groupe de spécialistes avec des compétences qui « peuvent se charger des conséquences de cette révolutionque connaît le monde » ajoute Netanyahu affichant son ambition de devenir « les leaders mondiaux » en matière de cybersécurité.

Le modèle israélien en matière de lutte contre le terrorisme est aujourd’hui mondialement reconnu et cité en référence. Dernière reconnaissance en date : l’appel à l’aide de la Bolivie. Alors que le pays avait rompu ses relations diplomatiques avec Israël depuis près de 10 ans, le ministre de l’Intérieur Murillo a sollicité l’aide d’Israël moins d’une semaine après le rétablissement des relations bilatérales afin d’accompagner « grâce à son expérience » la nouvelle force de police antiterroriste créée par le gouvernement intérimaire bolivien dirigé par la présidente Jeanine Anez, et dont l’objectif est de démanteler les groupes étrangers « menaçant » le pays sud-américain en difficulté.

1 Parution le 18 juin 2020

2 Le modèle de lutte antiterroriste israélien – Léa Raso, ESKA Sécurité Globale 2017

3 Comment Israël a réussi à lutter contre le terrorisme grâce aux réseaux sociaux – Atlantico 2016

4 Rapport d’information – 22 juin 2016 – Commission de la Défense Nationale et des forces armées

5 La stratégie d’Israël face au renforcement du Hezbollah – IRSEM – 28 janvier 2020

6 https://fr.timesofisrael.com/netanyahu-salue-lespionnage-informatique-israelien/

7 Note de l’IRSEM – La stratégie d’Israël face au renforcement du Hezbollah, 28 janvier 2020