« El narco-amauta » ou comment la Bolivie est (re)devenue un narco-État

Lorsqu’en juillet 2010, Valentin Mejillones, le grand prêtre Aymara ayant « couronné » le Président Evo Morales sur le site précolombien de Tiwanaku, tombe avec 240 kg de cocaïne à son domicile, cela sonne comme un coup de tonnerre au sein de la société bolivienne.

Mais une fois le « narco-amauta » libéré sans être inquiété, c’est au coeur de la Brigade des stupéfiants, la FELCN et jusqu’à son plus haut niveau que le ménage va être fait !

Cette anecdote judiciaire symbolise à elle seule, la nouvelle Bolivie de l’ère Morales, qui durant 14 années est (re)devenue un narco-État aux mains d’une partie des producteurs de la petite « feuille sacrée », ceux qui alimentent la fabrication et le trafic de cocaïne : les « narcocaleros » du Chaparé.

Rencontre avec Jean-François BARBIERI, auteur de « El Narco-Amauta », ancien commandant de police aux stups, et ancien attaché de sécurité intérieure à l’Ambassade de France de La Paz.

Par Mélanie BENARD-CROZAT

La quasi totalité de la coca de la planète provient de trois pays : la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Ce dernier a mis en place un système unique au monde dans lequel la culture de la coca est en partie légale. Le pays reconnaît que la population utilise la coca depuis des millénaires pour combattre le mal de l’altitude, se donner de l’énergie et couper la faim. Les feuilles sont mâchées, ou infusées et bues sous forme de thé.

Dans les années 70-80, la production de coca en Bolivie explose en raison de la demande pour la cocaïne dans les pays occidentaux. Entre 1997 et 2001, le président bolivien Hugo Banzer Suarez lance le Plan Dignidad (Plan pour la dignité), qui vise à éradiquer la coca du Chaparé. Les affrontements font alors de nombreux morts.

C’est dans ce contexte qu’en 2004, le président bolivien Carlos Mesa crée le cato de coca et permet , à nouveau, la culture dans le Chaparé… Un département au centre de la Bolivie, qui n’est autre que le fief de celui qui sera élu démocratiquement Président en 2005, Evo Morales, cocalero et représentant syndical des 6 fédérations du Chaparé.

La politique Morales

Arrivé au plus haut sommet de l’Etat, Morales fait de la revalorisation culturelle et économique de la « feuille sacrée » la pierre angulaire de son programme politique rythmé par des déclarations officielles permettant de justifier d’une politique responsable face à lutte contre les narcotrafics et des actions officieuses favorisant le département alimentant ce trafic de plus en plus lucratif.

Pour accréditer ses discours, il lance la politique du « Coca Si, Cocaina No ». Concrètement, l’éradication forcée est grandement diminuée et la puissante Drug Enforcement Administration (DEA) américaine est expulsée dès 2008

L’année suivante, la nouvelle Constitution du pays est réécrite et l’article 384 mentionne « L’État protège la coca, une plante ancestrale et indigène, comme un patrimoine culturel, une ressource naturelle de la biodiversité de la Bolivie, et comme un facteur dunité sociale. À son état naturel, la coca nest pas un narcotique. »

Selon la doctrine officielle, le gouvernement d’Evo Morales recourt alors seulement à l’éradication obligatoire dans des secteurs de croissance excessive et dans les Parcs Nationaux. Ainsi, l’ex-vice ministre Caceres s’est réjoui du fait qu’il n’y ait pas eu de morts durant les quatorze années de sa gestion. Selon ses dires, l’éradication s’est faite dans le respect des Droits de l’Homme, aucune victime n’étant à déplorer dans le Chaparé, au cours des quelques affrontements survenus entre cocaleros et Forces Armées de la FTC en charge de l’éradication. Il faut dire que les policiers et l’Armée cédaient systématiquement aux cocaleros et aux narcos dans cette région dès qu’un problème se posait. Les instructions gouvernementales étaient claires sans être officielles : pas d’affrontements avec les cocaleros du Chaparé. Même le Directeur de la FELCN, en poste en 2010, le Colonel Félix Molina, un officier formé dans sa jeunesse aux Etats-Unis comme tous les officiers de sa génération, en a fait les frais. Il avait eu l’audace, entre autres, de déclarer que face à la violence des cocaleros et des narcos, la Police avait aussi des armes et était prête à en faire usage. Jugé trop agressif face aux cocaleros et trafiquants, mais surtout pas assez docile vis à vis du Pouvoir, il n’est pas resté en poste très longtemps…

En 2011, Morales retire la Bolivie de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 de l’ONU, qui exige que ses membres combattent les substances prohibées, dont fait partie la feuille de coca.

En 2013, la Bolivie réintègre cette Convention, avec une disposition qui lui reconnaît le droit d’utiliser la feuille de coca pour les usages traditionnels. Une quinzaine de pays, dont ceux du G8, s’oppose à cette réintégration, mais celle-ci obtient néanmoins le soutien international nécessaire.

Sous couvert désormais officiel, Morales poursuit ses ambitions. Au discours affiché de lutter contre la production de cocaïne, il permet une multiplication des hectares dédiés à la production de coca.

En 2017, des 12 000 hectares officiellement autorisés (qui selon une étude du gouvernement menée de 2004 à 2010 et financée par l’Union européenne, précisait que cette superficie suffisait pour une consommation traditionnelle de coca), le président Morales décide d’une augmentation massive : 22 000 hectares sont désormais consacrés à la culture de coca sur le sol Bolivien.

Sans surprise, la majorité d’entre eux est attribuée dans la région du Chaparé.

L’autre région du pays, les Yungas, une zone andino-tropicale au nord de La Paz, la seule productrice de la « véritable feuille de coca » pour un usage traditionnel, se soulève. Quelques centaines d’hectares en plus attribués et les voix discordantes se tairont…

En Bolivie, la culture de la coca représente environ 10% du PIB agricole national.

L’ambivalence du discours

Le double jeu devient alors flagrant. La tradition ventée vient s’opposer à la transformation de celle-ci en une substance destructrice. Morales, juge et partie, en étant notamment réélu secrétaire exécutif, d’année en année, des 6 fédérations syndicales des producteurs de coca du Chapare, use d’un discours nationaliste anti-capitaliste et anti-impérialiste, et d’une image de l’indigène, protecteur de la nature et terrorisé par les instances américaines dont il se plaisait à se faire passer pour la victime. Il était pourtant évident depuis le début de son mandat que la quasi-totalité de la coca du Chaparé allait alimenter les circuits de la drogue. Le Chaparé est connu pour être l’épicentre du narcotrafic en Bolivie : 85% de sa production ne passe pas par le marché légal de la ville de Sacaba. Dès 2015, les rapports de l’ONU précisaient que la production du Chaparé était transformée en cocaïne et alimentait le trafic.

Aucun magnat du narcotrafic n’a été détenu pendant toute la durée du mandat de Morales, seuls quelques secondes mains sont tombées pour la forme. Il n’y avait pas non plus de politique claire pour lutter contre le blanchiment de l’argent de la drogue. Le détournement politique de tous les efforts des pays destinés à la mise en place d’un Etat plurinational de Bolivie, a conduit à un échec total de cette lutte contre le narcotrafic lorsque l’ex-président Evo Morales a pris le pouvoir. C’était un pouvoir corrompu et devenu autoritaire au fil des ans, lié au narcotrafic qu’il favorisait plus ou moins directement, avec toutes les manipulations, les règlements de compte et les décisions sectaires prises par un petit comité que l’on pourrait qualifier de mafieux.

Durant les 14 années de gouvernement Morales, la lutte contre le trafic de drogue en Bolivie s’est faite uniquement pour calmer les organisations internationales et sans déranger les cocaleros du Chaparé.

J’ai été le témoin privilégié de la dérive d’un pays qui sous couvert d’une idéologie indianiste, un pachamamisme d’Etat, bafoue tous les principes y compris ceux de la démocratie, dans une société toujours plus corrompue.

La réalité du narcotrafic

Le rapport mondial sur les drogues de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) publié en 2019 dévoile que la fabrication illicite de cocaïne dans le monde a atteint le chiffre record de 1 976 tonnes en 2017, soit une augmentation de 25% par rapport à l’année précédente. Parallèlement, la quantité mondiale de cocaïne saisie en 2017 a augmenté de 13%, atteignant 1 275 tonnes, soit la plus grande quantité jamais enregistrée. La cocaïne est un produit particulièrement « rentable » pour les trafiquants avec un « prix de gros » estimé en France au prix médian de 31 000 euros le kilo pour 70 euros le gramme à la revente.

N’oublions pas que la mafia de la drogue est raccrochée au trafic d’armes, à la traite des êtres humains, à la contrebande et au terrorisme.

L’impact de la COVID-19

En Bolivie, la pandémie de la Covid-19 limite la capacité des autorités de l’État à contrôler la culture, ce qui pourrait entraîner une augmentation de la production. Mais la baisse du prix de la cocaïne laisse présager une réduction des possibilités de trafic. Cela pourrait décourager la culture du cocaïer à court terme, bien que la crise économique qui se profile à l’horizon puisse amener davantage d’agriculteurs à se lancer dans la culture de la coca dans les trois grands pays producteurs. Une pénurie de cocaïne dans les rues est signalée aux États-Unis, et de fortes augmentations du prix de la cocaïne ont été signalées au Brésil.

Le monde d’après en Bolivie

En octobre 2019, l’élection présidentielle bolivienne entachée d’une fraude massive, pousse Morales à fuir son pays. Alors que la Bolivie est dans la tourmente et que gronde une possible guerre civile, le président déchu trouve refuge au Mexique avant de se rendre en Argentine où il bénéficie de nombreux soutiens et pourrait préparer un possible retour en politique.

Un gouvernement par intérim est mis en place. Et les langues se délient… La Présidente par intérim, Jeanine Anes, lors du lancement du nouveau plan gouvernemental antidrogue en février 2020, donne le ton : « Il est évident que 90% de la coca de la région du Chaparé est destinée au narcotrafic. »

La présidente a évidemment déchaîné la colère des cultivateurs de la région du Chaparé qui ont alors répondu : « Plutôt mourir que de laisser les autorités nous enlever notre coca ». Attaque politique selon les syndicats, ils déclarent impensable d’abandonner ce qui a été obtenu « par la lutte ».

Une situation de déjà vu dans l’histoire de la Bolivie… qui pourrait bien donner lieu à des affrontements violents et conduire jusqu’à la « guerre civile » en cas de soulèvement des cocaleros de cette région.

L’élection présidentielle, reportée en septembre compte tenu de la pandémie, s’annonce tendue et devrait apporter des réponses sur la politique menée contre les narcotrafics. Mais un élément clé reste très inquiétant pour l’avenir : l’enclave cocalera du Chaparé est devenue un Etat dans l’Etat où règne la puissance des syndicats de producteurs de coca. Un sanctuaire qui dispose d’importantes ressources financières et compte des infrastructures de communication et des services vitaux, jusqu’à un aéroport d’envergure internationale. Place stratégique, elle compte l’axe routier qui unit les métropoles de La Paz et Cochabamba а Santa Cruz de la Sierra et figure comme la colonne vertébrale du pays…

Jean-François BARBIERI est un ex-policier antidrogue à Marseille, un temps attaché de Sécurité Intérieure en poste à l’Ambassade de France de La Paz.

Il a été le témoin privilégié de la dérive d’un pouvoir toujours plus corrompu, qui sous couvert d’une idéologie indianiste et un pachamamisme d’État, a bafoué tous les principes de la démocratie, avant de sombrer en fin d’année 2019.

Dans « El Narco-Amauta », il décortique le processus politico-sécuritaire lié à problématique de la feuille de coca, et de son dérivé diabolique : la cocaïne.

« El Narco-Armauta » de Jean-François Barbieri

Editions Nombre 7148 x 210

290 pages

17,50 € (format papier) – 8,99 € (format e-book)