Démocraties latino-américaines : garder le cap

À près de 10 000 kilomètres de l’Europe, se jouent des transformations démocratiques que nous imaginons parfois bien différentes qu’elles ne le sont. En Amérique latine, les tensions politiques médiatisées ne représentent pas toute la réalité démocratique du continent.

Par Lola Breton

Ils ont accosté à l’aube. Une poignée d’opposants au régime de Nicolas Maduro a tenté un coup « contre la dictature » du chef d’État en place depuis 2013. Sur la côte de La Guaira, l’opération « Gedeon » s’est fait intercepter par les forces armées vénézuéliennes, le 3 mai dernier. L’opposition de Juan Guaidó et les Américains ont rapidement été pointés du doigt par le pouvoir comme les instigateurs de cette attaque avortée. Cet épisode est symptomatique de la situation vénézuélienne depuis, a minima, l’auto-proclamation de Juan Guaidó en tant que « président en exercice » en janvier 2019. Désormais reconnu comme chef de gouvernement par intérim par 59 États à travers le monde, il est recherché par les soutiens de Nicolas Maduro. Début juin, Romain Nadal, ambassadeur de France à Caracas a dû démentir la présence de Juan Guaidó dans les enceintes diplomatiques françaises pour faire cesser la rumeur. « Face à cette crise, la France est une puissance médiatrice active, défendant une solution politique, pacifique et négociée. Cette solution passe probablement, à terme, par de nouvelles élections, libres et transparentes », a souligné le représentant français lors de son audition au Sénat.

Démocraties incomplètes

« On ne peut pas parler de la démocratie en Amérique latine en général. La région est composée de territoires diverses et complexes », insiste Fernando Rossetti, Senior consultant sur la société civile et la gouvernance à São Paulo pour Reos Partners, cabinet de conseil international. Il reconnait toutefois un point commun entre les 22 pays d’Amérique centrale et du Sud : « Il y a eu un mouvement massif de gouvernements de droite à des gouvernements de gauche dans la région ; mouvement qui semble repartir dans l’autre sens ces dernières années. » Si le cas vénézuélien est beaucoup discuté, il n’est donc pas l’emblème d’une transition démocratique ratée sur l’ensemble du continent. « L’Amérique latine n’a quasiment jamais été aussi démocratique, la comparaison avec les années 1970, durant lesquelles les dictatures militaires étaient légions, ne laisse aucun doute quant à l’amélioration de la situation », appuie Ivan Briscoe, directeur du programme Amérique latine à l’International Crisis Group, ONG internationale qui travaille à prévenir et atténuer les conflits. « Il n’y a jamais eu autant de diversité politique dans l’histoire de la région, des élections régulières ont lieu dans presque tous les pays, les partis politiques sont variés et la société civile s’impose davantage, ajoute-t-il. Nous avançons dans la bonne direction, mais cela ne doit pas nous rendre aveugle aux problèmes qui émergent depuis quelques années, notamment autour de la crise économique. Les transformations démocratiques sont réelles mais elles ne sont pas complètes. »

En 2015, Reos Partners imaginait, avec des chercheurs, des acteurs économiques, politiques et sociaux, des scénarios pour le futur de la démocratie en Amérique latine. « Alerta democratica » dessinait quatre possibilités : une démocratie renforcée ; une démocratie tendue avec des guerres de pouvoir ; une prise en main du pouvoir par la mobilisation citoyenne ; une démocratie détournée par la violence et la peur. « Pour certains États, le Brésil, le Venezuela, la Bolivie, on s’approche aujourd’hui dangereusement du pire scénario étudié », craint Fernando Rossetti.

Tension et corruption

« Le Venezuela exerce aujourd’hui un gouvernement par la peur. Les forces armées continuent de soutenir Nicolas Maduro », souligne Frédérique Langue, directrice de recherche au CNRS et spécialiste du pays. « Maduro s’appuie encore davantage sur les hauts gradés, et notamment sur le ‟club des 35” militaires qui siègent dans les conseils d’administration de grandes sociétés privées », précise-t-elle. Pourtant, les Vénézuéliens ne voient jamais les avantages à cette présence des généraux dans les entreprises. Malgré des réserves pétrolières parmi les plus importantes au monde, le taux de pauvreté explose depuis 2013. Il est de 87 % aujourd’hui. « Le taux d’inflation pourrait atteindre 15 000 % d’ici la fin de l’année », déplore Frédérique Langue.

Mandats étendus, déséquilibre des pouvoirs, émergence ou consolidation de gouvernements autoritaires et de leaders charismatiques, faible participation électorale et confiance en la politique. Le scénario « démocratie en tension » de Reos Partners pour 2020 semble avoir été prémonitoire. Les nombreuses révélations de corruption impliquant des personnalités politiques participent à la défiance envers les gouvernements. Au Brésil, au Guatemala, au Mexique, les scandales de corruption ont secoué la scène politique ces dernières années. Cela explique la vague populiste qui a pris l’Amérique latine, selon Ivan Briscoe. « Ces nouvelles figures, comme Jair Bolsonaro au Brésil, disent vouloir en finir avec un système politique corrompu. Mais elles apportent d’autres problèmes et pourraient en fait bien finir par affaiblir la démocratie. » Les Guatémaltèques ont élu l’année dernière un nouvel homme à la tête du pays après la découverte de nombreuses affaires de corruption mises en lumière par la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (Cicig), mission anti-corruption de l’ONU. Alejandro Giammattei est entré en fonction en janvier 2020, en promettant de lutter contre ce fléau. Il compte pour cela sur un plan national d’innovation et de développement basé sur une économie compétitive, le développement social et la lutte contre l’insécurité. Son adversaire dans la course présidentielle, Sandra Torres, ex-première dame, avait, elle, été arrêtée en septembre 2019, juste après le second tour pour violation des règles de financement de sa campagne de 2015.

Intérêts privés criminels

« Après des années de compétition politique, la vie publique est profondément menée par des intérêts privés, y compris par des intérêts criminels, souligne également Ivan Briscoe. C’est surtout le cas au Mexique et en Colombie. Ces États sont désormais démocratiques, et se posent même parfois en modèle pour la région, mais il y existe encore des enclaves où les gouvernements locaux travaillent avec les groupes criminels. Violence, répression et ciblages des opposants y sont légion. » L’accord entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et l’État, entériné mi-2017 faisait pourtant espérer le déclin des groupes criminels. C’était sans compter sur les factions dissidentes du groupe déchu et sur les autres groupes criminels : Armée de libération nationale (ELN) et trafiquants de drogue. « Aucun de ces groupes ne pourrait menacer l’intégrité de l’État et du gouvernement, pense Ivan Briscoe. Mais, ils peuvent être dangereux pour les populations locales. » À la frontière entre Colombie et Venezuela, ces groupes sont désormais intégrés dans la vie locale, ce qui est loin d’améliorer les relations entre Caracas et Bogotá.

« Penser global, agir en local »

Le niveau local a beau être soumis à davantage d’incertitudes, voire de menaces, il est celui par lequel le changement peut advenir, si l’on en croit Fernando Rossetti : « Le mot ‟démocratie” est sur toutes les lèvres. Si on l’approchait à l’échelle locale ou étatique – dans les États fédéraux, comme le Brésil – ou à travers un scope thématique, cela pourrait peut-être mieux s’ancrer dans les habitudes des citoyens. » Pour le consultant de Reos Partners, le travail est à mener dès l’enfance. Semer en les jeunes enfants le besoin et l’importance de collaborer avec des personnes différentes pour atteindre ses buts pourrait être la base de discussions plus concrètes sur des sujets à plus grand intérêt. Autrement dit, il faudrait « penser global mais agir en local », pour Fernando Rossetti. « La difficulté, justement, c’est que sur les sujets les plus prégnants (économie, développement, santé), les acteurs sont aujourd’hui trop polarisés et ne parviennent pas à dialoguer entre eux », regrette-t-il.

Crise sur crise

La pandémie de coronavirus a mis en exergue cette incapacité des parties à s’entendre. Au Brésil, la manière de gérer la crise par Jair Bolsonaro questionne jusque dans son gouvernement. Impossible pour autant de savoir, à ce stade, les effets que cette gestion aura sur la démocratie. Tous craignent la crise économique majeure qui devrait suivre. La commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) estime que la pandémie provoquera une contraction de l’économie régionale de 5,3 % et 29 millions de pauvres supplémentaires, notamment au Venezuela, en Argentine, au Mexique et en Équateur. Selon une étude du programme alimentaire mondial de l’ONU, la crise sanitaire pourrait également pousser 14 millions de personnes vulnérables dans une grave insécurité alimentaire. L’attention se porte tout particulièrement sur les exilés vénézuéliens, réfugiés en Colombie, en Équateur et au Pérou depuis l’année dernière. « Beaucoup ont essayé de revenir en raison de la crise sanitaire, explique Frédérique Langue, ce qui les met dans une situation extrêmement précaire, alors qu’ils étaient déjà considérés comme des vecteurs de maladie, de la rougeole notamment. »

Dans ces conditions, difficile d’imaginer la reprise en main du pouvoir par et pour le peuple. « La préoccupation immédiate des Vénézuéliens est de manger. Il y a bien quelques foyers locaux de rébellion, mais sans avoir de quoi se nourrir, il est plus difficile de s’opposer au gouvernement », souligne Frédérique Langue. Pour la chercheuse, « la crise sanitaire aide Nicolas Maduro à se maintenir au pouvoir », face à une « opposition impuissante et partiellement divisée ». Ivan Briscoe voit se dessiner une tendance générale à « valoriser et récompenser les dirigeants efficaces pendant la crise et à punir les autres. »

L’incertitude persiste. Même si la crise est loin d’être passée en Amérique latine, Fernando Rossetti a hâte de voir comment les nouvelles technologies affecteront le futur de la démocratie : « En ce moment, les informations sont communiquées à travers les réseaux sociaux et les réunions, même les plus importantes, se font via visioconférence. Cela devrait avoir des effets sur ce que l’on entend par ‟démocratie”. »