Vers une souveraineté numérique européenne ?

La crise du coronavirus a accentué la nécessité de la transformation numérique de nos sociétés. Dans le même temps, elle a dévoilé aux yeux de tous, l’urgence qu’il y avait à restaurer une souveraineté numérique d’abord française, puis européenne. « Cette accélération nécessite des investissements massifs, notamment dans la protection des données », souligne Jean-Noël de Galzain, président d’Hexatrust et PDG de Wallix.

Comment rendre la France et l’Europe indépendants des produits numériques étrangers, et notamment américain ? Pourquoi est-il urgent de prendre en compte les implications que cela engendre sur notre modèle de société ? Quelles sont les actions à engager pour réussir cette transformation numérique ? Des questions essentielles qui ont occupé les échanges de la plénière de l’Université d’Eté d’Hexatrust 2020.

Par Simon Douaglin & Hugo Champion

La souveraineté numérique : un défi stratégique de premier plan « Comme Thierry Breton la souligné, nos données doivent être stockées et processées en Europe », rappelle Jean-Noël Galzain. La marche à suivre est partagée par l’ensemble des acteurs industriels de la filière numérique.

Néanmoins, « les actes vont aujourdhui à l’encontre des discours », indique le président d’Hexatrust. En effet, de nombreux exemples viennent confirmer ce constat amer : le Health Data Hub et Microsoft, Palantir et la DGSI, BPI France et AWS… autant de choix qui mettent à mal l’espoir de voir naître une souveraineté numérique française et européenne. « Alors que nous connaissons aujourdhui laffaire Snowden, que nous continuons à payer des amendes au Trésor américain tous les ans, nous restons dans un état de léthargie complet », s’indigne Frédéric Pierrucci, fondateur d’Ikarian, cabinet de conseils en compliance stratégique et opérationnelle et auteur du livre « Le piège américain » (prix littéraire des Droits de l’Homme 2019).

Pour instaurer une souveraineté numérique, il faut que l’Etat dirige les commandes publiques auprès des entreprises françaises. « A partir du moment où il y a un euro dargent public passé dans les GAFAM, cest 1 euro de déficit », souligne Frédéric Pierrucci. Alors que le Commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton fait valoir le concept de data residency, les Etats-Unis de même que la Chine, font de l’Europe leur proie. « Il faut sortir de cette position pour devenir un acteur qui décide seul. Si nous continuons d’être dans l’étau sino-américain technologique, si nous ne faisons rien en termes de politique industrielle, nous serons contraints de demeurer à ce statut de vassal de façon durable, à être une colonie numérique de deux continents. Cest pourquoi le choix de Health data hub était un contre sens industriel », explique Bernard Benhamou, Secrétaire Général de l’Institut de la Souveraineté Numérique.

Alors que les Etats-Unis sont critiqués, notamment par Frédéric Pierrucci, pour avoir détourné le droit et la morale de la guerre économique, Valéria Faure-Muntian, députée et vice-présidente de la Commission des affaires économiques et secrétaire de la mission d’information parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », nuance le constat. « On est surtout les champions de lautobashing », rappelle la députée. « On a besoin de régulation et d’arrêter d’être naïfs. Il faut qu’on rétablisse un équilibre de marché pour que les entreprises françaises puissent entrer dans ce marché, quelles y trouvent une place. Bref, il faut quon soit concurrents ». La nécessité d’ôter notre naïveté est un constat partagé par l’ensemble des acteurs. Si l’état de notre souveraineté est débattu et ne fait pas l’unanimité, l’action, elle, est attendue.

Le levier majeur de l’investissement

Faire émerger des solutions consensuelles et souveraines à l’échelon européen pourrait être un acte fort et une marque d’indépendance. « Au sein des filières, il règne encore parfois une concurrence entre les acteurs qui n’a pas lieu d’être, il faut à l’inverse mettre en place une coopération accrue entre les acteurs privés : start-up, PME, grands groupes. » explique Stéphane Volant, président de Smovengo. Les grands groupes ont un rôle à jouer dans l’accompagnement des ETI, des PME et des start-up dans leur passage à l’échelle, bénéficiant ainsi à leur tour de la dynamique d’innovation, propre aux petites entreprises.

« Ce qui fait la puissance des américains et des chinois ce sont leurs GAFAM et BATX. C’est le rôle de l’Etat de faire émerger les nôtres. » ajoute Cédric O, secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques.

Dans un deuxième temps la commande publique doit permettre de soutenir ces entreprises sur le long terme. Nombre d’acteurs appellent aujourd’hui à un Small Business Act européen. De cette manière, l’investissement public pourrait permettre l’émergence d’entreprises stratégiques européennes. « C’est en tout cas ce que l’on souhaite en augmentant les fournitures des appels d’offres publiques pour les PME. Mais cela repose moins sur un enjeu législatif que sur la culture des entreprises qui doivent elles-mêmes faire en sorte de privilégier les solutions européennes. » précise Cédric O. « La cybersécurité est un savoir-faire français dont la croissance est estimée à 10% ou 12% pour les années à venir. L’enjeu est immense. »

Les investissements publics vont être maintenus. « Le plan de relance, annoncé par le Premier ministre, prévoit un investissement de 7 milliards à destination du numérique. Les efforts antérieurs nous ont déjà permis de passer devant l’Allemagne en matière de levée de fonds pour les start-up et de créer 5 licornes dans les deux années dernières. C’est un signe encourageant mais qui demande du temps, notamment face à la puissance américaine d’investissement capable de mobiliser 100 milliards pour ses start-up. Là où les anglais diminuent leurs investissements de 30% suite à la crise, nous Français, allons maintenir notre budget. C’est un atout dans la course qui se joue car nous souhaitons les dépasser et ainsi devenir le premier écosystème de start-up européen. » Pourtant, l’investissement ne représente pas le seul levier d’action pour conquérir une souveraineté numérique.

Le facteur humain

L’indépendance des infrastructures repose aussi sur l’engagement humain, « c’est pourquoi il y a un important enjeu de sensibilisation, à destination des PME. Il s’agit d’une part, d’accélérer le développement du numérique mais également de mettre l’accent sur la sensibilisation la plus large des collaborateurs aux enjeux de la protection des données. » explique Thomas Courbe, directeur général des entreprises.

La formation est également nécessaire à l’indépendance de la filière sur le long terme. « Créer des solutions souveraines, repose aussi sur l’émergence de talents qui seront indispensables pour faire vivre le savoir-faire français. Le cybercampus qui ouvrira courant 2021, et ses 800 spécialistes, devrait nous permettre d’entrer dans le top 3 des pays qui comptent dans le domaine du cyber, avec les Etats-Unis et Israël. » complète Cédric O.

Face au constat, quelles perspectives ? La priorité est aujourd’hui d’instaurer une souveraineté française, prérequis pour l’édification d’une souveraineté européenne. « On voit que tous les sujets navancent pas à la même vitesse au niveau européen, il faut donc quon avance au niveau national », assure Thomas Courbe.

La souveraineté européenne est nécessaire dans la constitution d’une troisième voie dissonante des voies américaines et chinoises. Néanmoins, l’ensemble des Etats européens peine à coopérer. « C’est impossible davoir une politique souverainiste numérique européenne. Il faudrait dabord commencer par laver notre propre linge sale en famille », tranche Frédéric Pierrucci.

S’il est urgent de se rendre indépendant des Etats-Unis et de la Chine, encore faut-il définir notre doctrine stratégique. Le numérique est un outil incontournable pour les entreprises d’aujourd’hui, et le sera davantage demain. C’est pourquoi la bataille des données occupe le terrain de la guerre économique. « On a devant nous cet impératif industriel », confirme Cédric O. Bien que la souveraineté européenne peine à se concrétiser, les lignes bougent. « On est en train de constater que la démarche dautonomie en France existe en Europe. On la développe avec les Allemands. On travaille activement pour élaborer une charte sur la 3e voieavec des critères de transparence, sur linteropérabilité, la réversibilité », souligne Servane Augier, directrice générale déléguée 3DS Outscale.

Le projet de méta-cloud européen Gaia-X fait partie des signaux positifs envoyés, bien qu’il ne soit pas totalement satisfaisant. « Gaia-X est formidable dans les intentions, mais il laisse des places de choix à un certain nombre de GAFAM. On nous dit quil sera souverain mais pourquoi faisons-nous entrer les GAFAM au sein de Gaia-X », explique Stéphane Volant. En effet, « que viennent faire les Américains dans ce projet souverain? », interroge Servane Augier.

De même, « les OIV doivent être exemplaires dans leurs pratiques et dans leurs choix, ce qui nest malheureusement pas toujours le cas.Il faut peut-être passer par la contrainte, légiférer, pour obliger le recours à des solutions françaises. » interroge Stéphane Volant. Et Thomas Courbe d’ajouter : « Le label Sec Num Cloud de l’ANSSI apporte tout de même une certification pour les solutions fiables. »

Si Gaia-X représente un coup d’épée dans l’eau, le projet européen indique une volonté commune de coopérer. « Il faut aller beaucoup plus loin que Gaia-X ou que la taxe GAFAM. Lanti-trust est lun des volets prioritaires », indique Bernard Benhamou. Ainsi, sur le volet de la souveraineté numérique, les mentalités changent. Nous possédons les outils pour nous émanciper de la domination américaine, que le général de Gaulle en son temps dénonçait, alors utilisons-les !