Frances Allen : une pionnière, un symbole

Pionnière du code, employée chez IBM et engagée pour l’accès des femmes aux disciplines informatiques, Frances Allen, dit « Fran », s’est éteinte le 4 août dernier, jour de son 88e anniversaire. De son enfance passée dans une ferme de Peru de l’Etat de New-York, elle était parvenue à s’imposer comme une experte de la compilation informatique, facilitant ainsi la communication entre programmeurs et ordinateurs1.

Hommage à Frances Allen.

Par Simon DOUAGLIN

Des débuts chez IBM au prix Turing

D’abord diplômée d’un Bachelor of Sciences de mathématiques en 1954, elle débute par un poste d’enseignante dans l’école de sa ville natale. Sa mère étant elle-même institutrice, Frances Allen a elle aussi trouvé dans un premier temps le goût l’enseignement. En 1957, elle poursuivra avec un master en mathématiques à l’université du Michigan. Endettée pour payer ses études, elle accepte son premier poste chez IBM Research à Poughkeepsie. D’abord considéré comme une solution temporaire et par dépit, cet emploi lui permettra de révéler tout son talent. Programmeuse, elle sera chargée de former les nouveaux employés au langage de programmation Fortran, « un nouveau langage complexe qu’IBM avait annoncé trois mois auparavant. Ce fut le début de la carrière de Fran, qui s’est concentrée pendant toute sa vie sur les compilateurs pour le calcul haute performance »2.

Elle s’illustrera par la suite comme spécialiste des algorithmes d’optimisation et de l’organisation des compilateurs. « Ses travaux sur l’analyse inter-procédurale et la parallélisation automatique sont toujours à la pointe de la recherche en matière de compilateurs. Elle a réussi à mettre cette science en pratique grâce au transfert de cette technologie vers des produits tels que le compilateur STRETCH HARVEST, le compilateur COBOL et le produit FORTRAN parallèle. » indique IBM.

A la fin des années 1950, début des années 1960, Fran est devenue l’une des trois conceptrices de ce projet Stretch-Harvest d’IBM« En tant qu’agent de liaison linguistique avec le client d’IBM, la National Security Agency (NSA), Fran a contribué à la conception et à la construction d’Alpha, un langage de décodage de très haut niveau qui permet de créer de nouveaux alphabets au-delà de ceux définis par le système. » explique IBM.

« Ses travaux auront permis aux concepteurs de logiciels de générer un code plus puissant et plus efficient à la base du développement de nos actuels supercalculateurs. »

Une autre mission de taille lui sera confiée : façonner un compilateur expérimental pour le système informatique avancé. « Fran a conçu et construit le composant d’optimisation du compilateur, indépendant de la machine et du langage. Le résultat : un outil pour aider à diriger la conception du matériel et une nouvelle façon d’analyser et de transformer les programmes. »

Initialement entrée dans l’entreprise pour régler les dettes contractées durant ses études, elle y restera finalement jusqu’à son départ à la retraite, en 2002. Son engagement pour les autres continuera au-delà.

Une figure féministe

A la fin des années 50, il y avait des opportunités à saisir. Le secteur recrutait aussi bien des femmes que des hommes. « J’ai eu beaucoup de succès dès les débuts, j’ai été manager et pendant de nombreuses années jai participé à des projets fabuleux. Puis j’ai quitté mon lieu de travail pour participer à un projet de transport maritime. »

A son retour, dans les années 70, l’environnement a évolué, les femmes n’étant pas aussi bien accueillies. « En revenant en 1970, j’ai trouvé un lieu de travail complètement différent. J’en ai conclu que la professionnalisation du secteur avait eu pour conséquence de faire licencier beaucoup d’employés, notamment des femmes, au profit des étudiants sortant des écoles d’ingénieurs, principalement des hommes. »3

Face à ces jeunes ingénieurs, elle déplore son manque de diplômes pourtant compensé par une importante expérience du domaine. Cette légitimité durement acquise lui permettra de s’engager pour la reconnaissance et l’émergence des talents féminins. « Sur le plan professionnel, Fran a passé sa vie à travailler pour faire progresser le domaine de l’informatique et à être la pionnière de nouvelles avancées. D’un point de vue personnel, elle s’est également attachée à inspirer et à motiver les jeunes – et surtout les femmes – à faire de même » rapporte son neveu, Ryan McKee.

Parallèlement au très prestigieux prix Turing reçu en 2006, Frances Allen sera récompensée tout au long de sa carrière. Première femme « IBM Fellow », « IEEE Fellow » et « ACM Fellow ». Elle sera mise à l’honneur par l’institut des ingénieurs en électricité et électronique (IEEE) qui a annoncé la création d’une médaille portant son nom qui sera remise pour la première fois lors de la cérémonie d’honneur en 2022.

Le goût des autres

Ses occupations personnelles symbolisent cette volonté personnelle d’élévation du groupe. Sa qualité de membre de l’American Philosophical Society et son intérêt pour la nature témoignaient également d’un attrait singulier pour les grandes questions de notre temps.

Femme de caractère à la personnalité singulière où la passion de la randonnée et de la montagne s’accompagne d’une grande sociabilité, elle a marqué les mémoires par ses qualités humaines exceptionnelles. « Autant on se souviendra de Fran pour sa vision technique et son travail de base en informatique, autant on se souviendra de sa passion pour inspirer et encadrer les autres, en favorisant un environnement de persévérance et de travail acharné dans toute la communauté IBM.»

Un héritage immatériel

La renommée de Frances Allen transcende les frontières et inspire la jeune génération. « De la même manière que les hommes s’identifient à un héros masculin, nous avons aussi nos modèles. » confirme Claire Bouttes, étudiante à l’école rennaise d’Epitech. « Si beaucoup de jeunes s’identifient à Elon Musk, des profils comme ceux d’Ada Lovelace – reconnue pour son travail sur la machine analytique – ou Frances Allen sont très encourageants à suivre. Ces femmes représentent pour nous une véritable source d’inspiration. »

Des modèles qui jouent en faveur de l’évolution des mentalités. « Notre génération possède une représentation faussée des métiers du domaine du numérique au sein duquel les clichés sont difficiles à déconstruire. Avec l’association « e-mma » et en partenariat avec Google, nous nous efforçons justement d’agir en sensibilisant les plus jeunes aux enjeux de la mixité de genre dans le milieu du numérique. Invoquer des femmes ayant réussi, comme Frances Allen, est un atout certain pour éveiller – ou réveiller – les esprits. » conclut l’étudiante rennaise.

1 Communiqué IBM – https://www.ibm.com/blogs/research/2020/08/remembering-frances-allen/

2 Communiqué IBM – https://www.ibm.com/blogs/research/2020/08/remembering-frances-allen/

3 https://www.youtube.com/watch?v=GsbovYxNybQ