Et l’Europe dans tout ça ?

Si le déploiement de l’intelligence artificielle peut offrir de nouvelles opportunités dans de nombreux domaines tels que la santé, l’agriculture ou encore la cybersécurité, des dérives existent cependant. L’Europe a incontestablement une carte primordiale à jouer. « Je veux que l’Europe numérique reflète le meilleur de l’Europe – ouverte, juste, diverse, démocratique et confiante », avait déclaré Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Si cette dernière veut, osera t-elle se donner enfin les moyens de saisir cette opportunité ?

Par Sylvain Dumont

L’IA au cœur des réflexions de l’Union européenne

Dans la course à l’intelligence artificielle, dans laquelle les Etats-Unis et la Chine sont en tête, l’Europe doit pouvoir se constituer en tant que troisième voie. L’ensemble du Vieux continent et notamment la France, bénéficient d’une capacité d’innovation admirée et admirable grâce à laquelle elle pourrait devenir un acteur majeur de l’innovation technologique. Il a mis en place un cadre législatif contraignant sur la protection des données personnelles (RGPD), ce qui servira de base solide à l’encadrement juridique de l’application de l’IA. Partant de ce constat, la Commission européenne a publié en février dernier la Stratégie européenne sur les données et le Livre blanc sur l’Intelligence artificielle. Dans ce dernier, la Commission appelle à un « écosystème de confiance » permettant le respect des droits fondamentaux, la sécurité et la stabilité réglementaire. « Nous avons trois critères pour définir ce qu’est une intelligence artificielle de confiance. Le premier, c’est un critère très important, qui est celui du respect des règles de droit (…). Le deuxième critère, c’est celui de l’éthique (…). Le droit et l’éthique, ce n’est pas exactement la même chose. Les règles de droit sont édictées par l’Etat alors que l’éthique c’est davantage une réflexion entre le bien et le mal. Par conséquent, on peut imaginer que l’éthique pourrait être là pour venir compléter, soutenir voire critiquer les règles de droit actuelles. […] La troisième clé pour la confiance, c’est que nous avons besoin d’une intelligence artificielle qui soit fiable d’un point de vue de la technique, qu’elle soit prédictible, explicable, justifiable, non piratable », souligne Nathalie Nevejans, spécialiste du droit et de l’éthique de l’intelligence artificielle, membre du comité d’éthique du CNRS (COMETS). Selon le groupe d’experts sur l’IA nommé par la Commission européenne en avril 2019, sept critères viennent assurer une IA digne de confiance : facteur humain et contrôle humain, robustesse et sécurité, respect de la vie privée et gouvernance des données, transparence, diversité, non-discrimination et équité, bien-être sociétal et environnemental et enfin, responsabilisation.

L’éthique et le développement économique : une incompatibilité ?

Bien que les grandes lignes aient été dessinées, « la Commission reste bien discrète pour l’instant sur les modalités concrètes d’une intelligence artificielle « éthique » », explique Laurence Devillers, chercheuse en intelligence artificielle au CNRS. Ayant conscience de la nécessité de se désintoxiquer des géants du net américains, la chercheuse indique que l’urgence n’est pas « tant de rivaliser que de monter un marché européen et de valoriser nos approches plus citoyennes ». De ce point de vue, l’Europe, notamment avec le RGPD dont un certain nombre d’obligations est aujourd’hui calqué dans la législation de certains Etats américains, dispose sans doute, d’atouts considérables. Pour autant, dans « La souveraineté numérique de l’après-crise », publié dans la collection « Et après » des Editions de l’Observatoire, Laurence Devillers interroge le choix effectué par le Health Data Hub – la plateforme des données de santé du ministère de la santé – d’héberger ses données au sein du cloud de Microsoft. Ainsi, la chercheuse pose une question fondamentale : « n’est-ce pas une vision à court terme ?  Ne faut-il pas faire confiance à des solutions d’hébergeurs européens, comme le soutient Hub France IA, association qui fédère les initiatives d’intelligence artificielle en France ? » Laurence Devillers soutient l’idée qu’un développement économique basé sur l’éthique est possible. Néanmoins, l’Europe doit mettre en place une solution, à travers ses Etats membres, pour héberger ses données, denrée incontournable pour les entreprises européennes de la tech. « Il semble que l’un des objectifs du Livre Blanc soit d’utiliser les valeurs de l’Europe comme une arme stratégique pour rattraper la Chine et les Etats-Unis », et se rendre attractive dans la course mondiale à l’intelligence artificielle, explique Theodorous Evgueniou, professeur de l’école de management Insead. Sceptique voire critique, il émet des doutes quant à la troisième voie choisie par l’Europe : « pourquoi penser que des pays non-européens préfèreront des intelligences artificielles formées aux valeurs européennes ? Je ne suis pas sûr que ça marche ». Les voix se déchirent sur cette question épineuse : comment favoriser le développement économique de nos entreprises du numérique tout en garantissant l’éthique et la confiance ?

Comment mieux coopérer entre les Etats membres ?

Le livre blanc présenté par la Commission fournit des recommandations pour bâtir une stratégie d’excellence. « L’Europe doit se doter d’un centre « phare » de la recherche, de l’innovation et de l’expertise qui coordonnerait ces efforts, qui constituerait une référence mondiale en matière d’excellence dans le domaine de l’IA et qui serait en mesure d’attirer les investissements et les chercheurs les plus talentueux de la discipline », indique la Commission. L’un des objectifs de ces centres de recherche sera de faire le lien avec le monde universitaire, afin de développer les compétences des citoyens en matière d’IA. En 2018, la Commission avait déjà présenté un plan pour favoriser le développement et l’utilisation de l’IA en Europe. Ce dernier proposait 70 actions conjointes en faveur d’une coopération plus étroite et plus efficace entre les États membres et la Commission dans des domaines clés tels que la recherche, l’investissement, la commercialisation, les compétences et les talents, les données et la coopération internationale. Ce plan, dont l’exécution devrait prendre fin en 2027, fera l’objet d’un suivi et de réexamens réguliers. Parmi les actions proposées, on retrouve la volonté de la Commission de « mettre en place et soutenir, par l’intermédiaire du pilier « compétences avancées » du programme pour une Europe numérique, des réseaux d’universités et d’établissements d’enseignement supérieur de premier plan pour attirer les meilleurs professeurs et chercheurs et proposer des programmes de masters de classe internationale dans le domaine de l’IA ».

Dans cette logique de favoriser l’éclosion d’un écosystème d’innovation européen, les entreprises devraient pouvoir prochainement bénéficier d’un accès aux technologies ainsi que de financements particuliers. « Les PME et les start-up auront besoin d’un accès au financement pour adapter leurs processus ou pour innover en utilisant l’IA. Avec le futur fonds d’investissement pilote de 100 millions d’euros dans le domaine de l’IA et de la Blockchain, la Commission prévoit d’améliorer encore l’accès au financement dans le domaine de l’IA », souligne le document. Signe d’une coopération en pleine effervescence, la France et l’Allemagne ont initié le projet GAIA-X, un méta-cloud européen. « À partir de la coopération entre 11 entreprises allemandes et 11 entreprises françaises, l’Europe pourra promouvoir une nouvelle culture de la gestion des données d’entreprise s’appuyant sur les principes d’ouverture, d’interopérabilité, de transparence et de confiance », a déclaré Bruno Le Maire lors du lancement du projet. La combinaison des forces européennes incarnée dans ce projet, montre que l’Europe tente de défendre sa souveraineté, tant bien que mal. S’il est manifeste que l’Europe présente une ambition louable, il est d’autant plus certain qu’à l’heure actuelle, le projet est comme un coup d’épée dans l’eau. L’objectif de Gaia-X est que les sociétés européennes fournissent « au moins un tiers de la demande de cloud européen », explique Yann Lechelle, CEO de Scaleway. Et d’ajouter : « On ne pèse rien. Nous ne sommes pas maîtres de nos données ». Si le projet européen met en avant la promesse de confiance, d’interopérabilité, de portabilité et de transparence, la réalité du terrain dévoile une souveraineté nationale des données – préalable à la mise en place d’une souveraineté européenne – balbutiante sinon inexistante qu’il faudra résorber. « Sans cloud national, difficile en effet d’imaginer un cloud européen » et sur ce sujet, l’Etat français peine à avancer. De plus, les GAFAM ont fait savoir qu’ils souhaiteraient participer en tant qu’observateurs au projet. « Le ver est dans la pomme. L’objectif de Gaia-X est d’autonomiser l’Europe qui est pour l’instant totalement dépendante de services privés américains, or, on les invite à chercher avec nous… il est possible qu’ils nous piquent des idées », déplore Frans Imbert Vier, PDG d’UBCOM. Inversement, la transparence peut être également revendiquée comme un principe d’ouverture qui pourra servir de modèle à l’avenir. « Un des principes fondateurs de Gaia-X est l’ouverture. Nous souhaitons qu’ils puissent prendre exemple sur l’Europe et être plus transparents en observant notre futur système », souligne Michel Paulin, dirigeant d’OVH. Le chantier est devant nous et nécessite un travail considérable bien que les lignes bougent. Les premières briques de GAIA-X devraient être dévoilées début 2021.

La France : un tremplin pour le développement éthique de l’IA en Europe ?

La France est pionnière dans la réflexion stratégique de l’application des systèmes IA, notamment depuis le rapport Villani de 2017, et peut trouver sa place en tant que leader en Europe sur ce sujet. L’Hexagone est notamment très actif au sein du groupe de travail sur l’IA du groupe de haut niveau des Nations unies sur la coopération numérique (HLP), dont l’objectif est de trouver des solutions pour atténuer les risques de l’IA, notamment en exigeant l’explicabilité des décisions et des résultats des systèmes intelligents autonomes, et en veillant à ce que les humains soient en fin de compte responsables de leur utilisation de ces technologies. « Une IA responsable est avant tout une IA explicable. Je pense qu’il y a un vrai sujet autour de l’explicabilité et l’interprétabilité. Pour le médecin qui utilise une IA pour un cancer du poumon, s’il n’est pas en mesure de pouvoir expliquer pourquoi l’algorithme préconise un tel traitement, il arrivera difficilement à suivre, et c’est légitime, la décision de l’algorithme », explique David Giblas, directeur innovation, digital et data du Groupe Malakoff Médéric Humanis. La France accompagne ces sujets de réflexion au plus haut niveau, et notamment au sein du « Partenariat mondial sur l’Intelligence artificielle », lancé en juin dernier par 15 pays, qui encouragera et guidera le développement responsable d’une intelligence artificielle fondée sur les droits de l’Homme, l’inclusion, la diversité, l’innovation et la croissance économique. La France se place en première ligne sur l’échiquier européen avec notamment le choix pris l’année dernière par la Commission européenne de confier à Thales la coordination de la mise en place de la plateforme AIEU, ainsi que la fédération d’un écosystème actif au-delà des 79 partenaires actuels couvrant déjà 21 Etats membres.

Relever le défi de l’IA éthique exigera de la France et de l’Europe de défendre une image de la société et de la place de l’Intelligence Artificielle à la hauteur de ses valeurs, et ne pas laisser « l’IA changer nos valeurs éthiques », comme prévient le Frère Eric Salobir, conseiller du Vatican pour les nouvelles technologies.

Notre destin nous appartient ! A nous de le saisir maintenant !

Légendes photos :

Brussels, Belgium. 19th February 2020. European Commission President Ursula von der Leyen speaks during a press conference on Artificial Intelligence (AI) – Alexandros Michailidis

Robots with packages, artificial intelligence 3d illustration in front of creative abstract flag of Europe 3d-illustration – Wetzkaz Graphics