France – Turquie : l’épreuve de la patience et l’opiniâtreté politique et diplomatique

Si les relations bilatérales entre la France et la Turquie ont toujours été tumultueuses, elles atteignent aujourd’hui un degré de violence verbale et d’affrontement qui inquiète. Les dossiers de la discorde sont nombreux et complexes mais les jeux d’égo et le manque de vision des Etats pourraient bien être le fond du problème.

Eclairage avec Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de lInstitut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Alternant tour à tour, crises et entente cordiale, les relations tendent à se durcir entre la Turquie et la France depuis une vingtaine d’année. Aujourd’hui, plus dégradée que jamais, la situation a commencé à s’assombrir dès 2001, pour la période récente, alors que le parlement français reconnaissait le génocide arménien. Vécu comme une véritable agression par la Turquie, cet épisode politique s’est envenimé avec le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Faisant preuve de désinvolture et de mépris, à peine dissimulés, les relations furent au plus bas alors que l’ancien président français décidait de s’opposer à l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne. Si François Hollande a tenté, lui, un rapprochement, lors d’une visite officielle en Turquie, aucune réflexion en profondeur n’a été conduite pour développer des relations apaisées et solides entre les deux pays.

19 ans plus tard, la situation est revenue à son niveau le plus critique. Et le durcissement du ton entre les deux hommes d’Etat ces dernières semaines en est l’illustration publique désastreuse.

La discorde de l’OTAN

A l’été, Paris dénonçait le comportement turc « extrêmement agressif » contre une frégate de la Marine nationale engagée dans une mission de l’OTAN en Méditerranée, lors d’une tentative de contrôle d’un cargo suspecté de transporter des armes vers la Libye. Ankara avait immédiatement rejeté des accusations qualifiées d’ « infondées ». Nous avons frôlé un affrontement réel. Cette situation qui reflète nos désaccords avec la Turquie sur l’OTAN certes, mais aussi sur la quasi totalité des dossiers géopolitiques, ne doit pas être négligée. Il serait une grave erreur de sous-estimer la situation. D’un dialogue inexistant, nous sommes passés à une escalade de violence verbale, usant invectives et injures. En novembre 2019, Emmanuel Macron avait dénoncé l’état de « mort cérébrale » de l’OTAN. Recep Tayyip Erdogan l’avait alors invité à « examiner sa propre mort cérébrale ».

L’exaspération Syrienne

Octobre 2019. Ankara exaspère Paris en reprenant aux forces kurdes, alliées des Occidentaux face à Daesh, une bande frontalière de 120 kilomètres à l’intérieur du territoire syrien. Sur ce dossier, tout comme les suivants, il faut essayer de comprendre la position Turque sur la question Kurde, de comprendre la logique des autorités turques. Saisir ces logiques à l’oeuvre est essentiel pour mieux les combattre.

Humiliation en Libye

Erdogan s’engage militairement aux côtés du gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj basé à Tripoli, et reconnu par l’ONU face aux autorités de l’Est du général Khalifa Haftar. Accusée parfois d’avoir soutenu Haftar, Paris dénonce aujourd’hui toutes les ingérences étrangères. Sur la Libye, il ne faut pas sous-estimer le fait que la France ait été humiliée par les décisions d’Erdogan. Je crois que la France a commis une erreur lourde sur ce sujet.

Revendications en Méditerranée orientale

La Turquie se base sur un accord de délimitation maritime signé avec Sarraj pour revendiquer un plateau continental considérablement étendu, où elle mène des recherches gazières. La Grèce et Chypre y sont opposées et toutes deux bénéficient du soutien de la France. La Turquie semble avoir une légitimité à faire valoir. Sur le fond, nous devrions ouvrir le dialogue une fois encore. Sur la forme, les propos du président Erdogan, les insultes et les invectives sont évidemment condamnables.

Par ailleurs, la Turquie soutient l’Azerbaïdjan dans son conflit avec l’Arménie sur le Haut Karabakh. Le président Macron a ainsi dénoncé l’envoi au front « de mercenaires syriens par la Turquie. » Déclaration à laquelle Erdogan répondait dans un discours télévisé « Monsieur Macron, vous n’avez pas fini d’avoir des ennuis avec moi ». Ankara propose alors l’organisation de pourparlers entre la Russie, les séparatistes arméniens et l’Azerbaïdjan en dehors du Groupe de Minsk (présidé par la France).

Islamisme et séparatisme instrumentalisés

Emmanuel Macron s’est exprimé sur le « séparatisme islamiste » et la nécessité de « structurer l’islam » en France quand le ministre de l’Intérieur français porte le projet contre le séparatisme – ou «projet de loi confortant la laïcité et les principes républicains » qui sera présenté le 9 décembre en Conseil des ministres et pourrait être adopté avant l’été prochain. Tout cela s’opère dans un contexte de menace terroriste extrême, forte et constante, dont l’Europe et la France viennent d’être à nouveau victimes. Un discours qui n’a pas laissé de marbre la Turquie qui a alors réagi avec colère. L’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire géographie pour avoir travaillé en classe sur des caricatures de Mahomet, a ravivé les tensions.

Si Paris a d’abord accusé les autorités turques de ne pas avoir dénoncé la décapitation du professeur français, Ankara affirme avoir présenté ses condoléances dès le lendemain, ayant formellement condamné « l’assassinat monstrueux »de l’enseignant. Erdogan instrumentalise ces questions et c’est évidemment très dangereux. Il se fait peut être le tenant du choc des civilisations mais il faut en revanche s’épargner des raccourcis qui consiste à dire qu’il fait le jeu des terroristes.

Une guerre des égos

L’enchainement des coups est lancé. Erdogan lance une attaque personnalisée contre Macron, l’appelant à « allez dabord faire des examens de santé mentale ».

Dans le même temps, le journal pro-gouvernemental turc Daily Sabah qualifie en Une le chef de l’Etat français et le dirigeant d’extrême droite néerlandais Geert Wilders « les deux visages de la haine et du racisme en Europe ».

S’ensuit un appel au boycott des produits français par la Turquie et une France qui rappelle son Ambassadeur. Une première dans l’histoire diplomatique des deux pays. Ce sujet, déjà sensible et complexe, est désormais totalement instrumentalisé et dénué de toute rationalité dans son approche.

Un agenda politique contrarié

Erdogan a un agenda politique intérieur et extérieur compliqué. Il tente donc de faire à la fois diversion, mais aussi d’isoler la France et diviser en Europe. En revanche, je ne crois pas à la politique néo-ottomane expansionniste que l’on veut lui prêter.

Erdogan est un homme politique fort, adroit, capable de réagir à toutes les situations. Opportuniste, il n’est pas en position hégémonique mais il est incontournable dans la région du Moyen-orient. En revanche, ce n’est pas un stratège.

Des signaux positifs lancés par la France

Il est essentiel de ne pas rompre le dialogue avec la Turquie. Si rappeler l’Ambassadeur de France était une erreur stratégique, son retour en Turquie quelques jours après est plutôt rassurant. Les dernières décisions politiques prises par la France sont des signaux forts envoyés à la Turquie et à la communauté internationale. La proposition de Gérald Darmanin d’acheminer immédiatement un dispositif de secours suite à l’important séisme survenu en Mer Egée est très important, d’un point de vue humanitaire d’abord mais aussi d’un point de vue politique. L’intervention d’Emmanuel Macron sur Al Jazeera est aussi un signal positif adressé à toute une communauté.

Dans cette crise, je doute qu’il puisse y avoir une victoire de l’un ou de l’autre. La seule réponse sera à mon sens politique et diplomatique. La patience et l’opiniâtreté politique et diplomatique seront les seules solutions qui permettront de sortir de la crise. Nous avons des intérêts communs et un potentiel de coopération. Le grand problème reste le manque de projection des Etats et le triste reflet d’un manque de politique extérieure. Nous n’avons pas de vision à 10 ou 15 ans contrairement à la Chine, qui est aujourd’hui le seul pays au monde à se projeter sur 30 ou 40 ans, pour le meilleur et pour le pire…