Radicalisation : quelles perspectives d’avenir ?

Antispécistes, autonomistes, identitaires ou encore écoterroristes, « nous sommes dans une sorte de foisonnement des idéologies de rupture » a déclaré le préfet Pierre Bousquet de Florian, alors coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), en novembre 2019. Malgré une volonté affichée de muscler le dispositif de prévention de la radicalisation, force est de constater que la France est en proie à une multiplication des « fronts » alors que la COVID-19 est venu attiser un environnement déjà favorable au développement de ces phénomènes.

Par Elyamine Settoul et Kevin Merigot

Elyamine Settoul estMaître de conférences au CNAM, responsable du Certificat « Prévention de la radicalisation » et membre de l’Équipe en Émergence Sécurité et Défense (EE SD)

Kevin Merigot est consultant en veille stratégique chez Digimind, diplômé en Intelligence stratégique, Sécurité et Défense et auditeur du Certificat « Prévention de la radicalisation » 

Densification et durcissement

Ces derniers mois, qui ont ouvert la décennie 2020, permettent plusieurs constats : le risque djihadiste s’est transformé, passant d’une menace sporadique d’attaques d’envergures commanditées depuis le front syro-irakien à une menace essentiellement endogène, souvent de petite envergure moins centralisée et donc plus difficilement décelable ; les menaces d’attaques ou de dégradations de biens ou d’infrastructures conduites par des militants radicaux de mouvements défendant des idéologies de rupture s’accroit.

En septembre 2019, un rapport présenté au Sénat par François Bonhomme, relève la multiplication des actions violentes commises par des groupes extrémistes antispécistes, animalistes ou végans. Ce rapport indique que, si les activités des groupes militants pour ces différentes causes sont restées marginales jusque dans les années 1990, elles donnent lieu désormais à un nombre significatif de dégradations et agressions : incendies d’infrastructures, vitrines brisées, apologie du terrorisme…

Ces groupes maîtrisent par ailleurs parfaitement leur communication. En employant des images et des propos chocs, ces derniers cherchent deux effets : un gain rapide de visibilité – plus ils sont choquants plus ils sont susceptibles de « coloniser » le débat public – avec l’objectif de créer un renouvellement sémantique.

Le mouvement Gilets jaunes qui a démarré l’organisation de sa contestation autour de blocages de ronds-points s’est rapidement transformé en un mouvement de manifestations dans les principales villes du pays, alors que la réaction à la hausse d’une taxe sur les produits énergétiques s’est muée en un mouvement de revendications sociales et politiques pour dénoncer notamment des fractures entre les niveaux de vie dans le pays. Si, à sa création, ce mouvement ne présentait pas d’hostilité particulière, plusieurs de ses leaders ont durcis leur discours tandis que ces manifestations se sont présentées comme des opportunités pour des groupes libertaires ou autonomes pour conduire des opérations violentes contre les forces de l’ordre et des symboles de l’État.

L’activité de ces groupuscules, affiliés à l’ultragauche, n’est pas nouvelles. La « menace » est apparue fin 2008, mais elle est récemment revenue sur le devant de la scène : les anarchistes, les autonomes ou encore les « antifascistes » se sont notamment illustrés par leur virulence au moment des manifestations organisées contre la loi travail en 2016 avant de se retrouver sur le devant de la scène en 2019.

Consolidation d’un environnement propice à la radicalisation

La multiplication de ces idéologies de rupture et le durcissement des activismes violents qui leurs sont liés sont grandement favorisés par un environnement en crise structurelle depuis le milieu des années 2000. Cette crise frappe deux champs clés de la reconnaissance de l’État, tout particulièrement lorsque celui-ci est démocratique : l’identité et l’information.

« Ce sont quarante années de malaise qui resurgissent : (…) malaise face aux changements de notre société, à une laïcité bousculée et devant des modes de vie qui créent des barrières, de la distance (…). Je veux aussi que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter » déclare le président Emmanuel Macron, le 10 décembre à l’occasion d’une allocution télévisée, en réaction à une montée en puissance du mouvement Gilets jaunes.

Cette déclaration vient consacrer un douloureux constat : ces dernières années de gouvernance n’ont pas réussi à empêcher une fracture entre les citoyens et l’État, les citoyens entre eux – pourtant riches de leurs diversités – ni à créer une dynamique économique au travers de laquelle chacun de ceux qui participe se sent gagnant. Le déclin des instances d’intégration collective (service national, églises, syndicats, etc.) conjugué au délitement du lien social dans les espaces aussi bien périurbains que ruraux se fait plus que jamais sentir. La tendance est à l’exclusion voire au rejet, plutôt qu’à l’inclusion et à l’ouverture. Individuellement et collectivement, le repli sur soi est acté et fracture la Nation. L’absence d’adhésion à un projet collectif national a conduit de nombreux français, notamment des jeunes, à se tourner vers des projets alternatifs, de « rupture », qui leur a permis de retrouver un collectif, une direction et le sentiment de jouer un rôle.

Une fragmentation ainsi que des dynamiques de captation des adhésions et des engagements qui ont été exacerbés par une crise de l’information qui fait peser un danger majeur sur notre modèle démocratique. Les militants, de toute idéologie de rupture, présentent aujourd’hui une vraie maîtrise des canaux d’information qui constituent des vecteurs : ils manipulent les techniques de publication et savent adapter leur discours ainsi que leur image. Ils parviennent ainsi à s’inscrire profondément dans l’espace de l’information, ils sont suivis, écoutés, gagnent l’adhésion et même l’engagement.

Cette crise de l’information et le sujet de la mésinformation/désinformation, qui ne sont pas nouveaux, semblent cependant se révéler au grand public avec la crise mondiale provoquée par la COVID-19. Cette dernière, majeure, globale et spontanée, se présente également comme une crise conjoncturelle qui vient ébranler l’environnement social et économique.

L’insécurité économique va s’aggraver pour ceux qui en sont déjà victime tandis qu’elle devrait inévitablement impacter de nouvelles tranches de la population. Si la vulnérabilité économique n’est pas, seule, un facteur de radicalisation, elle intervient sur le processus aussi bien dans le temps long (insertion difficile dans le monde du travail) que dans le temps court (perte d’emploi).

Cette crise, qui a déclenché sidération et repli national, s’impose comme un marqueur temporel : la conception d’un avant/après s’est rapidement inscrite dans les discours. Elle est génératrice de frustrations individuelles et collectives. Si le risque de « dépressurisation » est effectivement bien réel, les risques à moyen et long terme sont une véritable menace pour la stabilité de notre société qui doit réapprendre à débattre.

Le discours du président Emmanuel Macron du 2 octobre dernier sur le thème de la lutte contre les séparatismes l’a rappelé « le problème n’est pas la laïcité. (…) La laïcité, c’est la liberté de croire ou de ne pas croire, la possibilité d’exercer son culte à partir du moment où l’ordre public est assuré. La laïcité, c’est le ciment de la France unie. (…) Le problème, c’est le séparatisme islamiste. »

Après les premières actions engagées, le président souhaite « aller plus loin, plus fort. Apporter à chaque problème constaté sur le terrain une solution concrète. »

L’attentat terroriste ayant coûté la vie du professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre devrait accélérer la mise en application d’actions fortes. Un projet de loi sera présenté en Conseil des Ministres, le 9 décembre, pour renforcer la laïcité et consolider les principes républicains.

C’est dans ce contexte tendu que le Préfet Christian Gravel prend la tête du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, et devra porter ce texte polémique mais très attendu.

Et le Président Macron de rappeler « La République résistera par l’école à ceux qui veulent l’abattre ! »