Une politique industrielle de la sécurité ?

Stéphane Schmoll, Directeur Général de Deveryware, Paris, 12.02.2014

Quelques mois à peine après la création du COFIS et du CICS, les travaux des groupes et commissions thématiques ont bien débuté notamment sur l’expression des besoins ou l’identification des technologies critiques et des opportunités à l’export. Entre bonne volonté et enthousiasme, les acteurs impliqués, publics et privés, sont à l’ouvrage et doivent désormais faire face à une question primordiale : celle de l’opportunité d’une stratégie industrielle.

En effet, outre le fait que la filière serait vite confrontée à plusieurs fossés culturels, dont nous avons d’ores et déjà abordés les contours dans un précédent numéro S&D Magazine (sept-nov2013), contre lesquels, il faut le souligner des efforts méritoires ont été entrepris pour les combler, ce qui prendra du temps, la réflexion stratégique pose elle cette nouvelle interrogation.

Un sursaut national attendu

L’Etat gère l’Etat, avec ses contraintes politiques, budgétaires, humaines. Les collectivités territoriales aussi. Il en est de même pour les entreprises, moins politiques et plus stratèges quand elles ont les moyens et l’inspiration de naviguer sur l’océan mondial avec de vraies stratégies industrielles, confrontées aux opportunités et à la concurrence. Le sacre progressif du libéralisme a laissé de côté la convergence des politiques publiques et des stratégies industrielles. Pourtant, sans remonter au Colbertisme, la France avait permis, dans les années 60-70, l’essor de grandes réalisations françaises dans des secteurs tels que les télécom, l’urbanisme, l’énergie, les transports et même la défense, qui ont peu ou prou développé la place de notre pays sur l’échiquier mondial, avec des bonheurs variables.

Depuis, la donne mondiale s’est certes complexifiée, avec la montée en puissance de l’OMC, de l’Union européenne, des BRIC, etc. On peut regretter ou non que la convergence des politiques publiques et privées ait souffert de la mondialisation et du libéralisme, allant parfois jusqu’à l’abandon dans le cas de notre pays. Mais la politique industrielle mettant en cohérence les politiques publiques et les stratégies industrielles et de recherche connaît un certain regain, avec l’espoir que cela engendrera un sursaut national. 

L’ardeur du travail

Les filières industrielles déjà anciennes ont su patiemment construire une relative cohérence de vision, de choix et d’action. La filière de sécurité a à peine 4 mois et suscite d’importants espoirs dans l’objectif, rappelons-le, de satisfaire les besoins capacitaires stratégiques de l’Etat, des OIV et des entreprises, d’optimiser les coûts de développement, d’acquisition et d’exploitation des solutions, et de créer de la valeur exportable et de l’emploi.

Les pôles de compétitivité, les agences nationales de recherche ou d’innovation, le FSI, les PIA, la BPI… sont autant d’initiatives et d’instruments qui témoignent d’un renouveau de la politique industrielle. Le gouvernement et le ministère du redressement productif ont récemment lancé la nouvelle France industrielle, avec 34 chantiers assez précis dans lesquels les autres filières se reconnaissent aisément. Mais en-dehors du 33e consacré à la cybersécurité, aucun ne cible spécifiquement la sécurité ; mais il est vrai que la filière de sécurité est née trop tard pour y figurer en bonne place. Qu’à cela ne tienne, il n’est jamais trop tard pour l’orchestrer dans le même esprit, quitte à « picorer » horizontalement dans d’autres chantiers, avec les moyens sous-jacents que les financeurs de la recherche et de l’innovation devront rassembler.

Misons donc sur l’ardeur au travail. Si on en juge par le nombre de discours et de réunions qu’engendre la filière de sécurité, on ne peut pas se plaindre du manque de volontarisme des acteurs concernés. Mais s’il est vrai que les cadres passent 16 ans de leur vie en réunion, il faut désormais en exiger des résultats tangibles, et avant cela des objectifs clairs.

Or, il manque encore des caps et des jalons, à la feuille de route à moyen terme de la filière de sécurité.

Entre indicateurs, objectifs et résultats

En 2007, le gouvernement Villepin et son ministre de l’économie, des finances et de l’industrie Thierry Breton avaient introduit la notion de loi organique relative aux lois de finances (LOLF), prônant une planification pluriannuelle des programmes, missions et objectifs, à l’instar des entreprises. Ce référentiel gouvernemental est mis à jour annuellement avec le parlement dans le cadre des projets de loi de finances. Tous ces documents sont publics et consultables aisément sur le portail internet ad hoc1. Les nomenclatures d’exécution des plans annuels de performance (PAP) sont détaillées par mission, programme et ministère. Notre filière est principalement concernée par les missions Sécurité et Sécurité civile, gérées par le ministère de l’intérieur, et la mission Justice gérée par le ministère éponyme. On trouvera également des objectifs liés à la sécurité dans d’autres ministères : redressement productif, MEDDE, santé, défense, etc.

A chaque objectif, correspondent des indicateurs, dont la lecture par le profane peut générer aussi bien la confiance ou le scepticisme, voire l’hilarité. Quelques exemples piochés dans les indicateurs de l’Intérieur et de la Justice : délai moyen d’intervention des effectifs de nuit, nombre de jours de déplacements de longue distance, taux de réalisation des formations institutionnelles prioritaires, taux de cassation des affaires civiles ou pénales, rapport entre les dépenses de maintenance non programmées et les dépenses totales programmées de maintenance, etc.

Une partie de ces objectifs sont directement appréciables par le citoyen, puisqu’ils concernent sa vie quotidienne, tandis que d’autres concernent surtout la gestion interne du ministère, tout comme dans une entreprise. Ces objectifs et indicateurs internes sont nécessaires au pilotage d’une amélioration de l’efficience qui impacte la dépense publique. Certains outils produits par les industriels de la filière peuvent y concourir.

On pourrait espérer qu’en tant qu’instruments de fixation de cap et de mesure de performance, ils expriment la politique publique, de telle sorte que l’on puisse tenter de les rapprocher de ceux des industriels pour dessiner des éléments de politique industrielle, avec des objectifs communs au secteur public et aux industriels, permettant de prioriser des solutions systémiques dont le développement et/ou la mise en œuvre sera encouragée.

Las, on est très loin. Ces instruments sont mal connus des opérationnels de l’administration autant que des industriels et citoyens. Et s’ils sont pris en considération, c’est bien davantage par les gestionnaires que par les opérationnels, qui doivent régulièrement prendre en compte des changements de priorités pour des raisons ponctuelles d’ordre politique, médiatique, social, économique, accidentiel… comme l’actualité l’illustre constamment.

Curieusement, le rôle de repère de ces instruments dans le débat démocratique est insignifiant en dehors des commissions parlementaires et enceintes ministérielles directement concernées (à Bercy principalement) par la LOLF et les PAP.

Or, ces outils pourraient servir dans l’expression d’une volonté de co-production public-privé, en cohérence avec les expressions de besoins et la priorisation des solutions à développer.

Le domaine de la défense pratique une approche mettant en adéquation les objectifs de la défense et les politiques industrielles depuis longtemps, mais c’est un exercice plus simple lorsqu’il existe un donneur d’ordre principal et une chaîne de « sous-traitants » C’est évidemment plus complexe dans le domaine vaste, fragmenté et parfois moins régalien de la sécurité, mais cela n’empêche pas d’y partager des objectifs communs.

La prise en compte parallèle de l’intérêt général et des intérêts particuliers pourrait s’y affirmer au quotidien en se référant à des objectifs et à des métriques communs : pourvoi à des besoins stratégiques critiques, efficience économique pour l’Etat et les autres acteurs, balance commerciale, création d’emplois, de normes exportables, et autres critères à choisir pour la filière.

A défaut de pouvoir rapprocher les objectifs des administrations et ceux des industriels, comment diable peut-on exprimer, exécuter et mesurer une politique industrielle de filière ?

Et s’il faut renoncer à utiliser les outils existants de la LOLF et des PAP, il faudra bien en créer d’autres (supplémentaires, hélas), pour éviter que l’Etat et les collectivités n’engendrent régulièrement de nouveaux éléphants blancs2 gaspillant, parmi les 57% de dépenses publiques du PIB des dizaines ou des centaines de millions d’euros et toutes les ressources humaines attachées, avec stagnation ou régression de l’efficience.

Il n’y a pas encore de filière, et il devra y avoir des preuves de filière !

1- Le site http://www.performance-publique.budget.gouv.fr/?id=474 explicite la méthodologie, les définitions, et donne accès à tous les documents de support ainsi que chaque document officiel, avec http://www.performance-publique.budget.gouv.fr/ressources-documentaires/lois-projets-de-lois-et-documents-annexes-par-annee/exercice-2014/loi-de-finances-initiale-pour-2014.html

2- Les exemples ne manquent pas : logiciel de paye Louvois, écotaxe, porte-avions franco-britannique, plate-forme d’interceptions judiciaires, etc.