Liberté et sécurité : une épopée civile

« Le loup et le chien » de la Fontaine marque certainement les esprits tant la théorie par l’exemple se veut convaincante. Pourtant à l’heure des crises humanitaires, de la présence des groupes armés et des sévices des régimes autoritaires, la fable a-t-elle encore sa place en politique? Pour certains, le sacrifice de la liberté peut sauver une vie quand pour d’autres elle promet la guérison d’une nation meurtrie. À terme, le progrès ne résiderait-il pas dans la disparition de ce choix cornélien, en nous décidant enfin à réconcilier la liberté avec la sécurité ?

Par Catherine Convert

L’Etat failli

Selon le concept des droits de l’Homme de deuxième et troisième génération, tout citoyen bénéficie de droits-créances, imposant certaines obligations à l’État. La situation de quelques pays en déliquescence nuit à ces droits et libertés fondamentales compromettant ainsi la sécurité de sa population. La destruction des infrastructures de santé, des établissements scolaires ou publics ainsi que la dégradation du patrimoine culturel sont des signes d’une défaillance grâce à laquelle les groupes armés ou les milices peuvent s’implanter. Faille financière ou incapacité d’assurer ses fonctions régaliennes : l’Etat failli se caractérise.

Le Fraser Institute confirme. Le seul rapport existant entre chaque état failli ne concerne pas un régime politique particulier, mais bien l’absence de liberté, qu’elle soit économique ou politique. La Somalie, le Soudan, l’Irak, l’Afghanistan et le Yémen sont donc constamment en fin de classement. Des résultats comparables ont été relevés par l’enquête Freedom in the World de Freedom House de 2020, par l’indice international des droits de propriété ou encore grâce au rapport sur la liberté économique dans le monde (EFW) du Fraser Institute. Ils se retrouvent également, sans surprise, en première position du Fragile State Index.

Des populations à bout de souffle
« La liberté s’arrête là où commence celle des autres » mais dans certains cas, la liberté s’arrête là où les gouvernements échouent.

Les printemps arabes de 2011 reprennent corps en Irak. Depuis 2019, la jeunesse se révolte de nouveau à Baghdad face à un système politique inadapté et une classe dirigeante corrompue. L’héritage d’un État Islamique qui a vidé les caisses nationales et la sévérité d’une politique répressive impliquant des troupes iraniennes, engagent la jeunesse dans une « révolution d’octobre » sanglante. Une population de 12 à 25 ans, espérant toujours un changement dans un pays qui ne leur offre, pour le moment, aucun avenir.

En 2015, les bombardements de l’Opération Tempête décisive, lancée par l’Arabie Saoudite et la coalition arabe, ont touché toutes les infrastructures de santé, civiles, gouvernementales et les propriétés privées dans le gouvernorat de Saada. Ce conflit plonge le Yémen dans une famine sans précédent, considérée par l’ONU comme la plus importante depuis ces cent dernières années. Outre la crise humanitaire, les yéménites sont soumis à d’importantes restrictions ordonnées par l’Arabie Saoudite, touchant les libertés politiques et individuelles. Les procédures bureaucratiques excessives, l’implication des autorités houthies dans le retard des fournitures médicales et des ressources humanitaires portent un coup fatal à la liberté, lorsque la sécurité semble être inaccessible.

Des progrès à travers le monde

D’une voix commune, les populations du monde se soulèvent progressivement pour leur liberté d’expression, parfois même pour des libertés fondamentales que leur État ne leur garantit plus. En Iran, en Thaïlande, en Russie ou encore en Inde, la liberté d’expression devient le nouvel idéal à atteindre. Le rapport annuel régional d’Amnesty International « La jeunesse asiatique : leader de la contestation », publié en janvier 2020 présente une population en quête de liberté, dont la démarche est saluée par de nombreux progrès. À Taïwan et au Bahrein les relations homosexuelles ne sont plus réprimées, le Pakistan commence tout juste à s’atteler à la question environnementale et le projet de loi sur l’extradition proposée à Hong Kong a été retiré. Des succès acquis au prix d’une longue lutte contre des gouvernements répressifs, où l’usage de la force peut être systématique.

Un rapport à la liberté changeant

« Les sociétés occidentales sont très clivées sur la question d’autorité. D’une part une société ouverte sur le monde, qui a bénéficié de la globalisation, souhaite qu’on la laisse voyager, utiliser librement internet, s’informer, se méfie des contrôles, combat les interdits, réclame plus de libéralisme social. De l’autre, une société sur la défensive, perdante des évolutions récentes, qui réclame plus d’ordre, de sécurité, moins de libre circulation par crainte de l’immigration, par sentiment d’insécurité culturelle, ou qui regrette des temps où la vie semblait plus balisée. » témoigne Frédéric Charillon, politologue. Après la Guerre Froide, les États-Unis et l’Europe gardent l’idée dominante qu’il y a un camp en faveur de la liberté contre une idéologie totalitariste. « Lorsqu’on parlait de sécurité, il s’agissait de la sécurité nationale, de la sécurité des frontières. À partir des années 90 et après la chute du mur de Berlin, la notion de sécurité s’est considérablement élargie. On est passé à la conception d’une sécurité humaine, qui faisait référence davantage au bien-être des populations, à leur subsistance économique, à leur santé, au respect de leurs différences ou de leur culture. La liberté ne semblait plus être remise en cause, mais l’insécurité prenait de nouveaux visages. L’Europe a pu vivre ainsi pendant plusieurs années avec l’idée qu’elle était entrée dans un monde post tragique, c’est-à-dire dans lequel on ne se battrait plus pour sa survie, mais plutôt pour son bien-être. » ajoute t-il. Après le terrorisme en Europe et en Occident depuis les attentats du 11 septembre, la crise financière en 2008 et les « déstabilisations aux marges géopolitiques de l’Europe entre 2008 et 2015, avec les printemps arabes, on voit apparaître en 2020 une crise sanitaire qui remet en cause les fondements mêmes de l’État providence et l’assurance qu’avaient les Européens de vivre dans le continent le plus sécurisé sur le plan médical et de la santé publique » ajoute Frédéric Charillon.

Une période symbolique

Parallèlement, la politique de sécurité intérieure chinoise prend des airs de séries et romans dystopiques, et la crise COVID ne fait qu’amplifier une angoisse naissante. En 2018, la surveillance numérique s’installe, le crédit social est lancé et les Ouïghours subissent un sort de plus en plus opaque au Xinjiang. Pourtant, pour Marc Julienne, chercheur à l’IFRI, la trajectoire sanitaire employée par les démocraties occidentales ne devrait certainement pas être comparée à l’utilisation contestée de ces technologies :« la crise de la COVID-19 aurait pu montrer une utilisation de ces technologies à bon escient, mais il y a un retard évident pour le déploiement de ces dernières à l’échelle nationale à des fins politiques et sécuritaires. Il n’y a pas encore de vision stratégique à l’utilisation de ces outils. » témoigne t-il en écho à sa rencontre avec Audrey Tang, ministre taïwanaise du numérique en novembre 2020. Véritable icône de Taïpei à San Francisco en passant par Tokyo grâce au bilan de cette nation de 23 millions d’habitants face à la COVID-19 : 7 morts, la ministre explique de son point de vue les lacunes de l’application Stop-Covid comparée aux outils d’une démocratie taïwanaise ultra dynamique et très tournée vers le digital. Le pays se montre, en effet, bien plus transparent grâce à une transition réussie dans le secteur public : «Taïwan utilise des outils numériques pour la démocratie, pour consulter et se prononcer sur internet via des applications. Taïwan utilise moins d’argent en mettant en place des outils qui existaient déjà avant comme les SMS pour les réponses d’urgence en cas de tremblement de terre. Les phases de quarantaine employaient ce même processus ». Pour la gestion de l’épidémie, une « politique de traçage et des confinements individuels sanctionnés en cas de non-respect »1 a montré de meilleurs succès que l’application française. Mais selon Marc Julienne une telle mesure aurait cependant été impossible en France. Taiwan a su établir un lien de confiance par la transparence, où la population n’utilise pas de relais médiatique ou de réseaux sociaux pour comprendre la situation.« En France, nous avons moins confiance envers le gouvernement qu’envers les grands groupes américains. Nous acceptons de leur partager toutes nos données personnelles, alors que nous avons une réelle réticence lorsqu’il en vient à coopérer avec notre propre gouvernement. A Taiwan, la population avait accès aux stocks de masques en temps réel grâce aux technologies. Quand le gouvernement refusait d’en donner, il était alors possible d’en comprendre la raison » explique Marc Julienne.

La gestion de la crise sanitaire en France n’a pas suivi le même modèle. La question du masque à elle seule illustre l’érosion de la confiance des citoyens envers leurs dirigeants. Une fragilisation qui se manifeste dans les rues et sur les réseaux sociaux, alimentant un cercle vicieux aux retombées incontrôlables.

Confiance et transparence : le nouveau graal

Le contexte actuel témoigne s’il en fallait, de la nécessité d’un rétablissement urgent du dialogue public. Les démocraties européennes, longtemps sources d’inspiration pour les populations du monde grâce à des fondements et des idéaux solides, doivent aujourd’hui, pour la première fois, remettre leur fonctionnement en question en s’inspirant de démocraties plus jeunes et plus dynamiques à l’image de Taïwan ou de la Corée du Sud. Pour Audrey Tang, « il faut faire confiance aux citoyens sans attendre qu’ils nous fassent confiance en retour » grâce à une « transparence radicale »2. Le collectif de hacker g0v de Taiwan utilise la technologie pour inclure les citoyens dans la vie politique, tout en rendant les gouvernements plus transparents et accessibles. Un mouvement soutenu par le gouvernement lui-même puisqu’il introduit en 2016 la plateforme vTaiwan, une plateforme de délibération citoyenne.

Si la démocratie peut aussi bénéficier des innovations technologiques, numériques et politiques, cela implique de s’intéresser aux scénarii gagnants à travers le monde.

Et de remettre la transparence et la confiance au coeur d’une société libre et sûre, au coeur de nos démocraties.

1 https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/gestion-de-la-covid-19-quelles-lecons-tirer-de-taiwan-et-de-la-coree-du-sud

2 https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20200107-taiwan-portrait-audrey-tang-ministre-hackeuse-anarchiste