La souveraineté alimentaire, la paix et la sécurité dans nos assiettes

En octobre dernier le Programme alimentaire mondial des Nations unies s’est vu décerner le prix Nobel de la paix 2020. Cette reconnaissance du travail du programme humanitaire qui depuis 75 ans a apporté son assistance à 97 millions de personnes, confirme que paix, sécurité et souveraineté alimentaire sont indissociables. Alors que dix milliards de bouches devront être nourries à l’horizon 2050, l’amélioration des performances alimentaires s’annonce comme l’un des enjeux de stabilisation du monde de demain.

Par Camille Palmers

L’utilisation géostratégique de l’alimentation et de l’agriculture

Dans le temps long et quels que soient les espaces géographiques, le manque d’accès aux produits alimentaires devient un facteur aggravant d’instabilité. Les Etats ne disposant pas des ressources alimentaires nécessaires à l’équilibre sanitaire de leur population se voient plus vulnérables, en proie à la prolifération des crises internes et sujets de tensions géopolitiques. En tant que ressource vitale à la survie des populations, la nourriture fait l’objet de pressions et de négociations politiques. « Il est possible de parler d’arme alimentaire au service de la puissance. A titre d’exemple, la mainmise sur les ressources pétrolières, hydriques et céréalières, au Moyen Orient, ainsi que les soutiens locaux et alliances conjoncturelles achetés auprès des populations dépendantes en termes d’énergie et d’alimentation ont permis à Daesh d’assurer son emprise territoriale en Irak et en Syrie » illustre Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS, directeur du Club DEMETER et auteur des ouvrages Géopolitique de l’agriculture et Géopoliculture parus aux éditions Eyrolles en octobre et novembre 2020. Ange David Baïmey, sociologue et coordinateur de programme pour l’ONG GRAIN en Afrique, constate : « bien qu’il y ait une amélioration de la sécurité alimentaire, la question n’est pas résolue car les crises politiques et les conflits armées provoquent toujours la faim ». Des propos confirmés par les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture selon laquelle 60% des personnes souffrant de la faim vivent dans des pays touchés par des conflits, comme au Yémen où 80% de la population à besoin d’une aide alimentaire d’urgence. Ces derniers frappent les paysans et leur mode de vie ; les destructions, les accaparements et la peur qui en résultent, les empêchent de poursuivre les tâches agricoles nécessaires à la survie des plantations et aux récoltes. En outre, les déplacements de populations induits par les conflits engendrent un abandon des terres, principal moyen de production alimentaire.

Si la faim peut être utilisée comme un levier d’adhésion politique ou guerrière, l’importance de la question agricole pour le développement de la stabilité des Etats dépasse la seule question alimentaire. L’agriculture est la première étape du développement des territoires, elle permet aux populations de s’enraciner. L’agriculture est source de nombreuses activités économiques, les usages industriels et énergétiques des productions agricoles sont multiples. Enfin, « l’activité agricole est également garante de la préservation de paysages attractifs favorables au développement de l’activité touristique primordiale notamment pour les territoires insulaires où la rareté du foncier doit mener à la mise en synergie des activités économiques » continue Sébastien Abis. Ainsi, l’agriculture nourricière, ou non, participe à la création de filières qui représentent des emplois et des sources de richesses économiques pour les territoires où sont implantées les exploitations. La politique de fragilisation des filières agricoles australiennes, adoptée en novembre dernier par la Chine, via la mise en place d’un embargo sur les importations de vin, illustre l’usage des enjeux agricoles comme leviers de négociation, lors de conflits n’ayant pas pour objet initial l’agriculture.

La souveraineté alimentaire : le respect des droits humains

Si la sécurité alimentaire est la garantie d’accès à la nourriture saine, la souveraineté alimentaire nécessite l’adéquation des apports nutritionnels avec la culture des peuples. « Les Baoulés de Côte d’Ivoire se nourrissent principalement de tubercules et de feuilles. Cela correspond à des savoirs ancestraux, et à une culture médicinale particulière. La privation d’accès aux terres agricoles locales et l’imposition d’un nouveau régime alimentaire via l’importation met en danger à la fois une population et une culture. » alerte Ange David Baïmey. Derrière la souveraineté alimentaire se trouve donc des enjeux de patrimoine et de protection des droits fondamentaux des peuples autochtones.

Alors que les modes de consommations évoluent rapidement, les exigences en termes de qualité et de sécurité sanitaires des produits sont accrues. « Ce sont les circuits longs qui permettent de fournir les aliments sur toute la planète » explique Sébastien Abis. L’arrivée du e-commerce alimentaire, ainsi que la démocratisation des livraisons engendrent de nouveaux risques pour la sécurité sanitaire des produits. La souveraineté alimentaire, en permettant une autonomie décisionnelle sur la chaine de production et de livraison, permet de faire face à ces nouveaux enjeux.

Repenser les modèles agricoles contemporains parfois défaillants

Aborder le sujet de la souveraineté alimentaire et des enjeux liés à l’agriculture comme vecteur de paix et de stabilité pour une population toujours plus nombreuse dans un monde qui fait face à une urgence climatique accrue, c’est chercher des pistes pour repenser les modèles agricoles contemporains parfois défaillants. Alors que le prix des produits alimentaires reste un élément déterminant dans le choix des consommateurs et que l’adaptation de la filière agricole ne peut se faire sans prendre en compte la compétitivité, Hervé Pillaud, agriculteur retraité et ancien membre du Conseil national du numérique affirme « il faut produire plus avec moins d’intrants, la seule solution à cette équation est l’augmentation de l’apport en connaissances ». Selon lui « l’écologisation » de l’agriculture repose sur l’utilisation d’outils tels que l’intelligence artificielle. Réduire l’utilisation des traitements chimiques et penser une utilisation optimale des ressources nécessite d’anticiper et d’agir avec rapidité et précision. « On peut penser au développement de capteurs intelligents permettant d’évaluer l’état des sols afin d’améliorer l’irrigation » illustre l’agriculteur retraité à l’image du logiciel Weenat qui combine les informations météorologiques et agronomiques, à l’aide de capteurs positionnés en plein champ, afin d’optimiser les décisions des agriculteurs.

Si la connaissance et les outils numériques peuvent être utiles afin d’adapter les modèles agricoles intensifs aux enjeux de demain, ils peuvent également permettre la structuration de filières et le développement local. Après avoir constaté les approximations récurrentes dans le comptage des fruits vendus par les producteurs de mangues et le manque à gagner que cela engendrait, l’équipe d’Emile Faye, chercheur en agro-écologie numérique au CIRAD et responsable de Pix Fruit, a développé une intelligence artificielle embarquée sur les smartphones. Elle permet à l’agriculteur de compter le nombre de fruits présents sur un arbre, d’estimer la production de son verger et d’évaluer la maturité afin de prévoir la récolte. « Cette filière d’exportation n’est pas négligeable pour des pays comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire puisqu’elle est non seulement gage d’emplois mais aussi très rentable financièrement à l’échelle du PIB du pays. Par ailleurs, la mangue est un fruit de soudure permettant d’apporter les éléments nutritifs et les vitamines nécessaires à la santé des populations lors de la période où il y a le moins de denrées disponibles » explique Emile Faye.

Les données agricoles, un commun à réinventer

La numérisation de l’agriculture confère une nouvelle dimension à la sécurité alimentaire. Les systèmes automatisés sur la base d’algorithmes sont vulnérables aux piratages et aux cyberattaques et les données produites en nombre par les agriculteurs sont susceptibles d’être exploitées de façon néfaste. L’agriculture fait partie des déclinaisons sectorielles contenues dans la proposition de règlement sur la gouvernance des espaces européens des données porté en novembre dernier par le Commissaire européen Thierry Breton, preuve de l’importance des enjeux stratégiques soulevé par la numérisation agricole. « Nous pouvons parler d’une invasion des plateformes et des solutions numériques destinées aux agriculteurs qui les utilisent pour les avancées qu’elles permettent en termes de productivité sans qu’il n’y ait de protection des données » constate Emile Faye en Afrique de l’Ouest. Et de poursuivre : « Un travail de prise de conscience de la valeur des données est nécessaire pour éviter un pillage de celles-ci, posant de nouvelles menaces pour la souveraineté des populations ». Le statut privé des données ne protège pas les agriculteurs : « la majorité des données sont actuellement détenues par des tiers étrangers » rappelle Hervé Pillaud.

Le statut des données agricoles est donc à redéfinir pour plus de sécurité et d’efficacité. Dans ce cadre, le Conseil national du numérique a rendu en juillet dernier un avis favorable à la création d’un statut d’« intérêt général » pour les données environnementales privées produites par les agriculteurs afin qu’elles puissent être utilisées à des fins de recherche d’information des consommateurs et d’évaluation des politiques publiques. « Les données sont une forme de commun à réinventer. Il est nécessaire de les mettre en synergie pour les rendre utiles » appuie Hervé Pillaud.

« Dans l’histoire, l’agriculture et l’alimentation ont été des facteurs de coopération et de paix politique dans le monde. Bien que majeures, les contributions de l’agriculture à la stabilité sont silencieuses. Pareil à un estomac, les enjeux liés à l’alimentation font du bruit uniquement en tant de crise, lorsque la nourriture de qualité vient à manquer » souligne Sébastien Abis. Alors que le secteur agro-alimentaire a été mis sous tension en raison de la crise sanitaire, le temps est venu de faire des questions agricoles et de la souveraineté alimentaire un pilier de la résilience mondiale.

L’année 2021, proclamée Année internationale des fruits et légumes par le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, verra l’organisation d’une Sommet mondial sur les systèmes alimentaires. Moment privilégié d’une réflexion collective quant à l’adoption d’une approche holistique de la production et de la consommation bénéfique pour la santé comme pour l’environnement, il devra contribuer à l’édification d’un monde plus sain, plus inclusif et durable. « En cette Année internationale, profitons-en pour repenser la manière dont nous produisons et consommons les aliments. Réexaminons nos systèmes alimentaires et engageons-nous à édifier un monde plus sain, plus résilient et plus durable, où nous pourrons, toutes et tous, accéder, à un coût abordable, à la nutrition diversifiée dont nous avons besoin. » a lancé António Guterres lors d’une allocution dédiée en décembre dernier.