L’esclavage dans les pays du Golfe

En février dernier, une enquête menée par le quotidien britannique The Guardian révélait que plus de 6 500 ouvriers originaires d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka, principaux pays fournisseurs de main d’œuvre dans les pays du Golfe, seraient décédés au Qatar depuis l’obtention de l’organisation de la Coupe du monde 2022, il y a dix ans. S’ils ne sont pas confirmés, ces chiffres mettent néanmoins en lumière la brutalité des conditions de vie des travailleurs étrangers dans une région considérée comme l’un des plus gros foyers d’immigration économique au monde. Alors que des évolutions législatives sont en cours, quels espoirs sont permis pour des travailleurs représentants jusqu’à 90% de la population active des pétromonarchies ?

Par Philipine Colle 

Les rêves brisés des travailleurs immigrés

Les pays du Golfe sont considérés comme un El Dorado par des centaines de milliers de travailleurs à travers le monde. D’un point de vue purement démographique, les seules populations nationales des Etats du Golfe ne peuvent répondre à la demande de main d’œuvre. Les économies de ces pays sont ainsi dépendantes des travailleurs étrangers qui participent, par exemple, à la production d’un quart du PIB du Qatar. Sur les six Etats faisant partie du Conseil de coopération du Golfe, seuls l’Arabie saoudite et Oman ont une population nationale supérieure aux ressortissants étrangers attirés majoritairement par le boom immobilier associé à la croissance économique importante et continue des dernières décennies. Deux secteurs d’activités sont particulièrement propices à des formes d’esclavage moderne et cristallisent l’exploitation : la construction et le travail domestique. Selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 3,8 millions de travailleurs domestiques exerçaient en 2017 dans les pays du Golfe dont les deux tiers en Arabie Saoudite où les employés de maison constituent 76.7% des travailleurs non citoyens du pays. Au Koweït, où ils sont un pilier de l’économie, ils représentent 22% des personnes en âge de travailler.

Néanmoins, les conditions de travail qui leur sont offertes sont extrêmement difficiles. Entre isolement, tortures et sévices sexuels dans l’intimité des foyers, manque de sanitaire et d’eau sur les grands chantiers, le rêve se brise et le danger est permanent.

En amont des départs, des filières tragiques profitant de l’attrait culturel des monarchies islamiques auprès des populations musulmanes d’Asie du sud-est s’organisent et des agences de recrutement criminelles constituent le premier rouage de l’exploitation des femmes et des hommes envoyés à l’autre bout du monde. Ces agences asiatiques ne sont que peu contrôlées par des gouvernements corrompus ou fragilisés par des guerres civiles. « A Katmandou des dizaines d’agence de recrutement aux noms exotiques tels que Blue Sky, Paradise, ou encore Lucky falsifient les contrats et enjolivent le montant de la paie », affirme Mahendra Pandey, directeur du comité Pravasi Nepali Coordination1. Beaucoup de travailleurs achètent ainsi des contrats de travail dans leur pays d’origine avant d’arriver dans le Golfe, ils s’endettent et se trouvent confrontés à des difficultés pour subvenir aux besoins de leur famille. Des difficultés accentuées par l’irrégularité de versement des faibles rémunérations, parfois totalement absentes comme ce fut le cas, selon Amnesty International, au Qatar, où les ouvriers du stade AlBayt ont attendu leur salaire pendant sept mois en 2020.

Le Régime de la Kafala, explication de la situation actuelle

Bien qu’essentiels, les travailleurs étrangers ont un statut précaire et ce indépendamment de leur nationalité ou de leur niveau de qualifications. Ils sont, en effet, tous soumis au régime de la Kafala. Un système de parrainage des travailleurs immigrés qui s’applique dans l’ensemble de la péninsule arabique. Dans le droit musulman, la Kafala désignait originellement une tutelle sans filiation des enfants mineurs abandonnés. Il s’agit désormais d’une mesure qui oblige tout étranger désireux de travailler et de résider dans le pays à trouver un kafeel qui le tutore en échange d’une redevance et qui devient légalement responsable de lui. Un travailleur ne peut ainsi changer d’emploi ou quitter le pays sans l’autorisation préalable de son kafeel. Cette pratique coutumière prive les travailleurs de leurs libertés fondamentales et facilite la survenue de pratiques abusives de la part de leurs employeurs.

L’adaptation des pratiques au monde contemporain

Les pratiques d’exploitation s’adaptent aux nouvelles technologies et de véritables marchés aux esclaves se forment sur les plateformes en ligne. Des listes de travailleuses, classées selon leur ethnicité et leur prix ont ainsi été retrouvées sur l’application au plus de 1 million d’utilisateurs 4Sale permettant la mise en relation d’acheteur et de vendeur en ligne. « Si Google, Apple, Facebook ou toute autre société hébergent des applications comme celles-ci, elles doivent être tenues pour responsables. Ce qu’ils font, c’est promouvoir un marché d’esclaves en ligne », dénonce Urmila Bhoola, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage2. Ces activités de revente par les Kafeel de leurs droits de parrainage à d’autres employeurs, via des applications comme 4Sale, Instagram et Haraj très populaire en Arabie Saoudite, contournent le rôle des agences officielles et font émerger un marché noir qui vulnérabilise encore davantage les travailleurs étrangers.

Une source de tensions internationales

La traite de travailleurs ainsi que les conditions dégradantes dans lesquelles ils vivent sont sources de tensions internationales. En 2018, la mort sous les coups de plusieurs employées de maisons Philippines a entrainé une crise diplomatique entre l’Etat archipel et le Koweït. Après le rapatriement de dizaines de milliers de domestiques dans le cadre d’un programme de retour volontaire, le Président philippin Rodrigo Duterte a interdit de manière définitive à ses concitoyens de partir travailler au Koweït. Lambassadeur a également quitté le pays faisant réagir le gouvernement de la monarchie du Golfe, qui tout en rejetant ce qu’elle considérait comme « une agression envers la souveraineté de ses loi » a souligné vouloir mettre en œuvre des mesures afin de préserver les relations entre les deux pays3. Lannée suivante, c’est une délégation envoyée par le président de la République malgache qui s’est rendue dans le Golfe afin d’investiguer et de rapatrier des travailleuses en danger, assombrissant les liens entre les pays.

Des instances internationales mobilisées et une situation qui commence à bouger

Depuis 2011, des normes sur le travail décent et une protection minimale des travailleurs sont prescrites par la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques de l’OIT. Bien que tous les pays du Conseil de coopération du Golfe aient participé à l’adoption du texte, aucun nest tenu den appliquer les règles puisque quaucun ne l’a ratifiée. Néanmoins, face à la pression internationale exercée unilatéralement par les Etats d’origines des travailleurs ou par les instances internationales, les législations commencent à évoluer. Ainsi, le Koweït a décidé de mettre fin à la saisie des passeports et des téléphones et a instauré une ligne d’écoute et d’assistance tenue par les autorités pour les travailleurs maltraités fonctionnant 24h/24. Par ailleurs, suite à la pression exercée par l’OIT au travers d’une enquête déclenchée avec les soupçons de travaux forcés dans le cadre de la préparation de la Coupe du monde de football, le Qatar a adopté en 2017 une loi sur le travail domestique. Cette loi participe à l’amélioration des conditions de travail et de santé des immigrés en implantant un salaire minimum temporaire de 200 dollars par mois, une durée de travail journalière maximale de 10 heures ainsi que la gratuité des soins de santé. De petits pas qui se sont accélérés l’été dernier suite à l’adoption de la loi n°18 abolissant officiellement le régime de la Kafala dans le pays. Les travailleurs immigrés peuvent désormais changer de travail avant la fin de leur contrat sans avoir à obtenir au préalable un certificat de non-objection et toute demande de visa de sortie sera présumée acceptée à condition que leur employeur n’émette pas de veto dans un délai de trois jours. Limitée et encore peu appliquée cette loi marque toutefois une rupture majeure et pourrait constituer le point de départ de changements législatifs et culturels à l’échelle régionale.

Si la situation évolue, bien que lentement, dans les pays du Golfe, elle reste préoccupante partout dans le monde. Selon l’ONU, plus de 25 millions de femmes, d’hommes et d’enfants vivent dans des situations d’esclavage moderne, soit 3 personnes sur 1000.



1 Source : La Croix, 2014.

2 Source : BBC, 2019

3 Source : Agence de presse du Koweit, Kuna, 2018.