Un crime lucratif aux retombées humanitaires majeures – Au coeur de la Libye

En 2017, une journaliste de CNN se rend sur les lieux d’une vente aux enchères d’esclaves en Libye. Les prix par tête grimpent vite, jusqu’à 6000 euros, et la vente est aussitôt finie. Une action éclair et secrète révélant les rouages d’une traite d’humains bien huilée pour pallier les conséquences de la chute d’un État. Près de quatre ans plus tard, doit-on encore constater un statu quo ?

Par Catherine Convert

La chute de l’État libyen en cause ?

Aborder la crise migratoire avec une analyse de l’époque « post-kadhafi » serait une erreur. Si la chute de l’État est une cause de l’esclavage, le long règne du dictateur en a été le tenace catalyseur. Avec le Livre vert de Kadhafi, la Libye a longtemps cultivé un pouvoir concentrique, aux antipodes de la notion d’État moderne. En 1973, le dirigeant se fie à de nouveaux alliés pour installer son pouvoir. Il fait appel aux tribus, pour faire barrage à la bureaucratie ou à la « bourgeoisie urbaine 1». Par l’absence d’institutions de pouvoir, Kadhafi est au centre des décisions et entretient des rapports de force à tous les niveaux. Cette stratégie a donné un rôle tout particulier aux tribus, qui ont forgé les prémices de la traite d’humains sévissant aujourd’hui dans le pays en leur permettant de grandir et gagner en influence. En prenant de faux airs de force « quasi-légitime » dans les années 1970 et en se substituant à un État providence en venant en aide aux défavorisés, les tribus n’avaient pour maître qu’un dictateur intimidant et généreux en rentes pétrolières. Elles doivent désormais s’adapter et se reposer sur un nouveau gagne-pain : la misère du continent.

Étendue de l’activité économique

Avec 27 000 migrants détenus en 2017 et 1500 actuellement, les chiffres communiqués restent sous-estimés. Dans la longue traversée du désert libyen, de nombreux migrants périssent avant d’atteindre Tripoli après avoir payé les passeurs libyens pour environ 2 000 euros. Malgré les centaines de kilomètres parcourus, des Nigérians armés sont également positionnés à Tripoli, ville stratégique pour ce commerce criminel, pour les racheter et les revendre. Dans le sud du pays, les kidnappeurs les guettent, obligeant les passeurs à s’adonner au jeu du chat et de la souris. Pour payer ces passeurs, les migrants doivent travailler, pour une durée indéterminée et dans des conditions particulièrement précaires. Dans cet environnement, les bourreaux sont également victimes d’une économie à la dérive. Selon la commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), la traite d’êtres humains pèse environ 30 milliards d’euros dans le monde2. Peu de chiffres sont communiqués pour estimer précisément la valeur de cette activité sur le sol libyen, mais par rapport au nombre de détenus estimés, les chiffres grimpent rapidement aux millions.

Une urgence humanitaire

Si l’État libyen a laissé une population nationale jeune et florissante à l’abandon, la communauté internationale réalise parallèlement la déréliction des migrants, fuyant leurs pays à tout prix. De nombreux témoignages émergent sur les conditions de détention dans cet « enfer libyen ». En juin 2020, Arslan se confie sur son séjour de huit mois en Libye : «  Ici en mer Méditerranée, on peut mourir une fois. En Libye, nous mourrons tous les jours » en faisant référence à la rude traversée de la mer pour atteindre l’Europe3. Les témoignages s’accumulent mais crient à l’unisson la détresse de leurs conditions de détention. « Ils peuvent vous attraper n’importe où, au travail, dans la rue. Puis ils vous bandent les yeux, vous frappent et appellent vos parents en leur disant : « si vous ne payez pas, il va mourir » raconte Mohammad Arshad. « La police m’a ramené chez les kidnappeurs » allègue un autre passager de l’Ocean Viking. « C’était pire. Pas une seule personne ne nous a aidé en Libye. Je n’ai pas trouvé la moindre bonne âme dans tout le pays » ajoute-t-il. Un autre poursuit : « Ils utilisent aussi des chocs électriques. Ou alors on vous affame, pendant des jours, et si vous voulez boire, c’est de l’eau des toilettes. La torture, les souffrances que j’ai dû vivre, je ne peux pas mettre de mots dessus. »

Au-delà des sévices physiques, de nombreux sévices moraux s’abattent sur les hommes et les femmes détenues dont beaucoup font mention d’un racisme manifeste, comme le souligne Irman pour l’AFP, rescapé à bord de l’Ocean Viking : « Pour eux, nous ne sommes pas des êtres humains »4.

Une Europe fautive ou salvatrice ?

De nombreuses critiques sont formulées à l’égard de l’Union européenne dans la gestion de la crise libyenne. Pour Claudy Siar, membre du collectif contre l’esclavage en Libye, l’Europe est responsable en partie de cette traite, où il accuse une « complicité européenne ». En cause : un accord signé le 3 février 2017 entre autre avec le Niger et la Libye, pour enrayer le flux migratoire plaçant les migrants dans une impasse. « Vous savez très bien qu’en faisant cela vous allez donner un permis de tuer et c’est bien ce qui se passe » précisait-il. La critique s’étend jusqu’en Libye, où les passeurs s’exprimant sur leur nouveau travail et la « moralité » de leurs actes reprochent à l’Occident, la chute de leur État et l’explosion de la criminalité par la mort de Kadhafi. Dans un documentaire du journaliste britannique Ross Kemp, un des « aînés » de la tribu Megarha s’exprime sur la situation migratoire : « la plupart des sages des tribus sont contre ces procédés, mais qu’y peuvent-ils ? Ils n’ont ni les moyens ni la technologie pour stopper l’immigration illégale. Elle est la responsabilité des Européens, qui ont détruit l’État libyen. Tant que nous n’avons pas d’armée, de sécurité ou de système judiciaire en Libye, la situation va continuer de s’aggraver et les Africains continueront d’aller en Europe »5.

En novembre 2017 se tenait le 5e Sommet Union africaine-UE, sous le thème « Investir dans la jeunesse pour un avenir durable ». À la suite des images diffusées par CNN, le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, ainsi que le président de la Commission de l’Union Africaine ont souhaité rappeler les opportunités offertes à cette population active précieuse, quittant continuellement le continent. Emmanuel Macron avait également annoncé des « opérations d’évacuation d’urgence » de migrants en Libye6. Le fonds fiduciaire pour l’Afrique cherche à endiguer le problème de la pauvreté, de la mauvaise gouvernance et de la migration. Selon un rapport d’Oxfam de janvier 2020, 155 millions d’euros ont été accordés pour « l’évacuation, le retour à la réinsertion des migrants de la Libye vers le Niger »7 sur les 4,5 milliards d’euros levés pour le Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique, dont 89% des contributeurs viennent de l’UE, et 11% des États-membres ou autres bailleurs. Mais les allocations ne suffisent plus pour reconstruire les pays et les esprits. Il faut redonner un avenir et des opportunité à la jeunesse, tant en Libye qu’en Afrique subsaharienne, à commencer par des emplois et des systèmes de gouvernance stables. Le pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission européenne en septembre 2020, propose de mettre en place un large éventail d’outils pour soutenir les pays tiers. Tant pour les migrants que pour les Libyens, la seule solution est le développement économique. Pour les Somaliens, Érythréens ou encore Nigérians, accepter de parcourir les centaines de kilomètres les séparant de l’Europe dans des conditions dangereuses est très parlant : leur pays ne les séduit plus et ils sont près à risquer leur vie pourvu qu’ils puissent changer leur destin. La Libye, de son côté, souffre d’une image internationale dégradée, où les officiels appellent la Cour Pénale Internationale à se saisir du dossier, face à « des réseaux criminels qui n’ont pas de religion, pas de couleur, pas de nationalité » selon les mots de l’ambassadeur de la Libye au Niger, Abdoullah Ali Béshir8.

Les membres de la tribu interrogés par Ross Kemp soulèvent aussi les problèmes liés au manque de professionnalisation de la police et de formation de l’autorité nationale. Les mauvais traitements infligés aux migrants sont dus à des comportements hérités de la guerre… Un problème relevé par l’Union Africaine depuis 2014 et intégré dans l’Architecture pour la Paix et la Sécurité Africaine (APSA) de l’organisation dans le cadre de l’Agenda 2063.

1 Daguzan Jean-François, Moisseron Jean-Yves, « la Libye après Kadhafi : essaie de prospective géopolitique du conflit libyen », Hérodote, 2011

3 https://www.infomigrants.net/fr/post/25777/en-mediterranee-on-peut-mourir-une-fois-en-libye-nous-mourrons-tous-les-jours

4 idem

5 https://www.youtube.com/watch?v=P7lCbzHGnBQ

6 https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/international-summit/2017/11/29-30/

7 « Le fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique – tiraillés entre la politique d’aide et les politiques migratoires », Oxfam, janvier 2020

8 https://www.europe1.fr/international/esclavage-en-libye-le-president-du-niger-appelle-la-cpi-a-se-saisir-du-dossier-3498395