Xavier de Lauzanne : filmer un autre visage de Raqqa

« Construire et consolider la paix est beaucoup plus difficile que faire la guerre » déclarait Xavier de Lauzanne, producteur. C’est pourtant bien la mission qui incombe depuis près de cinq ans à Leila Mustapha, une jeune femme kurde et syrienne élue co-maire de Raqqa. Même aux heures les plus abjectes du régime, puis à celles encore plus sombres de la terreur imposée par les islamistes, Leila Mustapha n’a cessé de croire que le monde ne se résumait pas à l’opposition de la dictature contre le califat, des hommes contre les femmes, de la majorité contre les minorités, des Kurdes contre les Arabes. C’est mue par cet espoir que l’ingénieure en génie civil de formation tente de reconstruire la ville et la paix qui y régnait. Un combat pacifiste mis en image dans 9 jours à Raqqa par Xavier de Lauzanne. A l’affiche de la Sélection Officielle du festival de Cannes 2020, le film sortira au printemps prochain.

Par Philipine Colle.

Du voyage au cinéma

Curieux des autres et passionné par les rencontres humaines, c’est dans l’hôtellerie que Xavier de Lauzanne débute sa carrière professionnelle. Rapidement, il s’aventure dans la mise en place de formations hôtelières à destination des jeunes défavorisés en Martinique, au Viet Nam et au Cambodge. A trente ans, il achète sa première caméra pour capturer les visages, les histoires et les combats de ceux qu’il croise au détour de ses voyages. Après avoir produit les films de communication d’ONG comme « Pour un sourire d’enfant » et « Enfants du Mékong », il se lance dans la réalisation de films documentaires engagés, indépendants, et focalisés sur l’humain. 9 jours à Raqqa en est une belle illustration.

L’histoire d’une rencontre

L’origine du projet tient à une succession de rencontres favorisées par le hasard. « Je travaillais sur le tournage d’un autre film, à Erbil en Irak, où j’ai fait la rencontre de Hugues Dewavrin, le vice-président de la Guilde européenne du Raid qui revenait de Raqqa. Il est le premier à m’avoir parlé́ du chantier en cours pour faire renaître la ville et de Leila Mustapha, la femme qui en a pris les rênes. C’est lui qui confie à Marine de Tilly, la mission de traverser l’Irak et la Syrie pour aller à sa rencontre et raconter son histoire dans un livre « La femme, la vie, la liberté », paru chez Stock. Immédiatement, je lui ai dit que je souhaitais faire partie du voyage » raconte Xavier de Lauzanne. Très rapidement, il constitue une équipe de tournage et, ensemble, ils prennent la direction de Raqqa. Alors que l’incertitude est totale quant à la possibilité même de pénétrer une ville où le danger reste présent, ils ont 9 jours pour vivre avec Leila Mustapha et mettre en image son combat. Ce qu’ils découvrent à leur arrivée les bouleverse. « Nous avons découvert le spectacle absolument sidérant d’une ville de 300 000 habitants détruite à plus de 80% et au milieu des innombrables décombres une jeune femme étonnante. Puissante, convaincue, efficace, humble et douce. Une femme qui voue sa vie à la reconstruction de sa ville » témoigne Xavier de Lauzanne. Le tournage s’est fait sans préparation préalable, les équipes se sont glissées dans le quotidien de Leila Mustapha, sans aucune mise en scène. Cela a permis au réalisateur de capter avec justesse la sincérité et l’authenticité des paroles et des démarches entreprises par la co-maire de Raqqa.

Raqqa : laboratoire du vivre ensemble

Théâtre d’atrocités, ancienne capitale de l’Etat Islamique et bastion des commanditaires des attentats qui ont touché la France en 2015, la ville de Raqqa a une image sombre dans l’imaginaire collectif occidental. C’est dans le but de rééquilibrer le traitement médiatique fait de ce territoire que Xavier de Lauzanne a choisi de s’engager. « Notre histoire est désormais liée à celle de Raqqa et nous ne pouvons pas la nier. Et pourtant.. qui connaît Leila Mustapha? Les projecteurs du monde entier étaient braqués sur Raqqa pendant la guerre. Ils ont montré une humanité défigurée par le totalitarisme, le fanatisme religieux et le terrorisme. Maintenant ils se sont tous éteints. Je souhaitais mettre en lumière un autre visage de cette ville » déclare-t-il. La mission de Leila Mustapha et de son Conseil civil est de rassembler les communautés arabes, kurdes et chrétiennes qui coexistaient dans la région avant le début de la guerre. La caméra immortalise Leila Mustapha agenouillée, ramassant les bris dun verre cassé avant que ne commence une réunion du conseil civil. Un geste évocateur dont la portée dépasse la figuration et rappelle son engagement de chaque instant pour atténuer les traces dun conflit qui a fait voler en éclat, un temps, les solidarités entre les communautés. Lattention portée aux autres par la jeune femme impressionne Xavier de Lauzanne. « Sa manière d’écouter les uns et les autres était extraordinaire. Elle passait un temps fou à écouter. Après les ravages d’une guerre, avoir le sens de l’écoute est certainement aussi difficile que primordial ! ». Dès lors les images de la restauration de la ville rappellent allégoriquement celles de la réconciliation et de la reconstruction du vivre ensemble. Le projet porté par la jeune femme pour la ville de Raqqa est basé sur le projet politique kurde qui se veut égalitaire, pluraliste et démocratique et au sein duquel les villes sont administrées en binôme par un homme et une femme. En plein cœur de la Syrie, une révolution politique est en cours. « Nous nous devons de soutenir les élans démocratiques qui correspondent à nos valeurs et ce d’autant plus lorsque c’est une femme comme Leila Mustapha qui les met en œuvre » encourage Xavier de Lauzanne qui veut, à travers la focale de sa caméra, déjouer les clichés. Et de poursuivre « Personne ne pouvait imaginer une femme à la tête de la capitale de l’ancien Etat Islamique. Montrer cette femme qui prend des risques et des responsabilités c’est aussi prendre le contre point de ce qu’il s’est passé là-bas ».

Recentrer le regard sur l’humain

Alors que les grands conflits sont majoritairement abordés médiatiquement par le prisme de l’analyse historique et politique, Xavier de Lauzanne cherche à s’éloigner de cet angle de vue pour recentrer le regard sur l’humain. Ce sont les histoires, les regards et les mots des hommes et des femmes qui vivent la guerre et ses implications quotidiennes qui intéressent le réalisateur. « L’engrenage macabre qui mène à la guerre est souvent uniquement nourri par quelques hommes. Alors que les guerres sont très rarement initiées par les peuples, ce sont eux qui en subissent les plus lourdes conséquences. Je pense qu’il faut redonner la parole au peuple, C’est le rôle que je me donne en tant que cinéaste ». C’est par le langage du sensoriel que Xavier de Lauzanne s’attache à mieux comprendre l’histoire des peuples et à percevoir leur humanité commune. « Le déchirement des liens entre les peuples est un enjeu majeur des conflits qui se jouent en Syrie et en Irak. Il est essentiel de revenir aux vécus des populations pour en saisir l’importance » illustre le réalisateur.

9 jours à Raqqa est le premier volet d’une trilogie de trois films, en cours de production, qui porteront sur la question de la reconstruction du lien social après la guerre. Succèderont au récit de l’expérience politique de Leila Mustapha, la mise en image de l’expérience médiatique initiée par la radio Irakienne Al Salam (Radio de la Paix, en arabe) qui donne la parole à tous les déplacés, chrétiens, musulmans, et yézidis accueillis au Kurdistan et de l’expérience éducative vécue par les étudiants de l’université de Mossoul autour de leur bibliothèque en cours de reconstruction après avoir été brûlée par Daesh. La question de la coexistence des peuples abordée par Xavier de Lauzanne à travers cette trilogie tournée au Proche-Orient se doit d’avoir une résonnance universelle « Je filme la Syrie et l’Irak, mais les thématiques que j’aborde nous concernent aussi en Europe. Alors que nous nous déchirons sur les questions de communautarisme et de coexistence, il est très important d’appuyer le regard sur les conséquences que cela peut avoir ».

De la révolte à l’espoir

Au milieu des deux millions de tonnes de déchets et de débris qui composent désormais la ville, le cinéaste est profondément désœuvré face aux conséquences d’un conflit que les populations n’ont pas souhaité.« Se confronter à un tel spectacle de destruction, imaginer ce qu’il s’est passé pendant la bataille de libération de la ville en octobre 2017, imaginer des familles entières sous les bombes après avoir subi la torture de Daesh, c’est révoltant » lance Xavier de Lauzanne. C’est pourtant l’espoir qui prend le pas sur la désolation. « La vie reprend peu à peu, elle reprend possession des lieux, possession des gens. La vie renaît » s’enthousiasme-t-il. Aujourd’hui, à Raqqa, les enfants sont de retour sur les bancs des écoles du centre-ville où ils apprennent leurs leçons en arabe, en kurde et en syriaque. Tout un symbole dans la construction d’un avenir apaisé. Lors de son retour à Raqqa à l’occasion de la sortie du livre, c’est dans un bureau tapissé de fleurs que Leila Mustapha le reçoit. « Les gens défilaient avec des bouquets. Des hommes, des femmes, des arabes, des kurdes, des musulmans, des chrétiens… Un an après l’avoir filmée, alors qu’elle prenait des décisions difficiles, elle a réussi à fédérer. Et même si l’unanimité n’existe pas, surtout avec un tissu social aussi complexe et une histoire aussi dramatique, elle est encore là et elle continue de susciter la confiance ».

« La capacité de résilience de l’homme est captivante. Il est bouleversant de voir que dans le chaos, il y a toujours des personnes qui se battent pour la vie. Derrière chaque destruction se cache une détresse gigantesque. Mais derrière chaque détresse, il y a aussi un éclat de vie saisissant » : voilà le message porté par 9 jours à Raqqa.