La fraude ou comment désamorcer la machine infernale

3D illustration of private investigator files with the words investigation and fraud

Charles Prats, magistrat et vice-président chargé des libertés et de la détention au tribunal de grande instance de Paris dénonce l’étendue de la fraude sociale en France. Deux ans après la promulgation de la loi JORF du 24 octobre 2018, la fraude fiscale serait estimée entre 80 et 100 milliards d’euros selon le syndicat national Solidaires Finances Publiques et la fraude sociale plafonnerait à 14 milliards d’euros selon la commission d’enquête sur la fraude sociale de l’Assemblée nationale.

Par Catherine Convert

Une erreur de diagnostic ?

La Cour des Comptes pointe certains dysfonctionnements malgré la loi de 2018 relative à la lutte contre la fraude. « Lorganisation et les moyens consacrés par les ministères de lIntérieur et de la Justice à la lutte contre la délinquance économique et financière font apparaître des faiblesses qui contribuent à expliquer le caractère partiel et tardif de la réponse pénale » souligne cette dernière en pointant notamment « le manque de spécialisation des services denquête, des juridictions et des différents acteurs traitant la plus grande partie des dossiers relatifs à la délinquance financière, la saturation des services spécialisés en la matière et le manque de suivi et de fléchage des moyens humains déployés dans les services denquête ».

Retard technologique et culturel

En septembre dernier, les députés Émilie Cariou et Éric Diard, membres de la commission des finances de l’Assemblée nationale relèvent la suppression du « verrou de Bercy » comme l’une des avancées majeures de la loi. Avec ce système, « les délinquants les plus astucieux, les fraudes les plus sophistiquées échappaient le plus souvent à la voie pénale. »

Quelques avancées perfectibles, alors que la fraude connaît une recrudescence forte avec la pandémie. La France tarde en effet, face à ses voisins belges et espagnols, à mettre en place des réformes politiques. « Nous avons un réel retard technologique et culturel sur le sujet. Cela fait plusieurs années que le ministère de la Santé annonce le lancement d’ordonnances dématérialisées. En Espagne, elles sont déjà en vigueur depuis 2007. » déplore Pascal Brindeau, député de la 3e circonscription du Loir-et-Cher, membre de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. En cause « une culture administrative et du versement qui occulte le contrôle de la prestation. Il y a un décalage d’approches entre les députés et les régulateurs » souligne-t-il.

En novembre dernier, c’était au tour du Sénat de discuter une série d’amendements pour le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale pour 2021 (PLFSS), permettant de renforcer les dispositifs de contrôle et de sanction en cas de fraude sociale. Le Sénat avait alors demandé de « fusionner le répertoire national des bénéficiaires (RNB) des caisses d’assurance et le répertoire national commun de la protection sociale (RNCPS) »1, ce qui n’avait pas obtenu l’approbation du gouvernement. Cette mesure aurait pourtant permis de contrôler l’état des prestations sociales versées. « L’outil actuel ne permet pas à une caisse dassurance maladie de regarder lensemble des prestations et ne verra que le montant versé par la sécurité sociale. Le RNCPS ne permet pas davoir un historique. C’est un outil qui nest pas inintéressant mais qui, malheureusement, nest pas abouti. » ajoute Pascal Brindeau.

Cette fusion aurait été refusée pour des raisons techniques mais aussi des questions de respect de la protection des données. « Une raison moins prégnante puisque la CNIL a donné son accord. Par ailleurs, la fusion des fichiers sociaux est déjà opérante en Belgique » ajoute le député.

Des investissements attendus

La lutte contre la fraude sociale appelle à de nombreuses réformes administratives mais aussi à des investissements : « pour améliorer la lutte, il faut investir dans la technologie et les données biométriques. Aujourd’hui, les cartes vitales coûtent 2€ contre 6€ pour des biométriques. Multiplié par le nombre d’assurés sociaux, on arrive à une augmentation conséquente certes, mais sur le long terme, elles permettraient d’économiser des milliards. » souligne le député Pascal Brindeau.

Associer la technologie et l’expertise métier

Qu’il s’agisse de fraude sociale ou de fraude fiscale, les technologies innovantes apportent une aide précieuse face à la sophistication des processus frauduleux et à l’internationalisation des flux. Les outils dexploitation et de croisement de données reposant notamment sur lintelligence artificielle contribuent au ciblage des enquêtes. « Notre plateforme est un gain de temps considérable alors que le volume de données dans une enquête complexe devient vite exponentiel. Elle permet aux utilisateurs de créer des calculs de données avancés en ligne. Ils peuvent contenir la logique booléenne, les calculs de temps et les opérateurs de texte. Ces calculs sont immédiatement disponibles pour l’analyse. La plateforme permet l’utilisation de nombreux filtres tels que les filtres temporels et la corrélation automatisée. L’avantage de la visualisation interactive est la capacité de tester des hypothèses en temps réel. Les visualisations contribuent à des analyses descriptives, prédictives et normatives » détaille Xavier Houillon, Directeur général délégué de OAK Branch, groupe Deveryware.

Des téraoctets dinformations hétérogènes sont à exploiter. « Notre première mission est de les collecter de manière sécurisée et de leur donner du sens. Le traitement technique est important afin de trouver un axe pour linformation, la filtrer, lenrichir et mieux la comprendre. Ainsi, le spécialiste numérique pourra passer le relais à un spécialiste métier, qui saura détecter les montages frauduleux » explique Guillaume Kauffmann, directeur général de Tracip, groupe Deveryware. Cette nouvelle solution développée conjointement avec Oak Branch, permet de combiner et d’analyser les données forensic à travers plusieurs visualisations et de créer une passerelle entre les différentes parties impliquées dans une enquête. « Ces données sont ensuite compilées avec des données légales ou règlementaires, et croisées au moyen d’outils d’analyse sémantique, relationnelle et statistique, les rendant déterminantes dans le cadre d’une enquête criminelle ou financière. » souligne Xavier Houillon.

En 2019, les outils basés sur le data-mining du gouvernement français ont permis de récolter « neuf milliards d’euros, l’équivalent du budget du ministère de la Justice » soulignait l’ancien Premier ministre, Edouard Philippe. Autre exemple, les outils technologiques basés sur l’IA permettant d’identifier des modèles de comportement frauduleux, que ce soit chez des individus ou au sein de groupes organisés, devrait permettre à Generali France, de passer de 0,8% à 2% de taux de détection des fraudes et d’économiser environ 20 millions d’euros d’ici trois ans.2 « Intervenir en amont de la fraude est aussi un enjeu clé. Nous mettons en place des dispositifs de prévention et de détection. » souligne Xavier Houillon.

Mais si l’intelligence artificielle est une aide à la détection, à l’enquête et à la lutte contre la fraude, « dont on aurait aujourd’hui du mal à se passer, elle n’est pas exhaustive. Les analyses issues des modèles viennent compléter l’expertise et le savoir faire de lenquêteur ou de lagent et passent systématiquement par son filtre. On replace lintelligence humaine là où elle est la plus utile, cest-à-dire dans linterprétation. » indique Guillaume Kauffmann. Une association essentielle lors des procédures : « pour donner une légitimité à la donnée et la rendre recevable devant un tribunal grâce à un haut degré de technicité et d’expertise, unique sur le marché. » ajoute Xavier Houillon.

Les atouts de la biométrie vocale

D’autres technologies viennent compléter ces dispositifs déjà éprouvés comme la biométrie vocale qui trouve une place de choix au sein des banques et des institutions gouvernementales notamment. Massivement déployés en Amérique du Nord ou au Royaume-Uni, ces systèmes se développent peu à peu en France au sein de BNP Paribas ou encore de la Banque Postale. « Il faut bien entendu s’assurer de notre conformité au RGPD ainsi qu’aux exigences de la CNIL » précise Simon Marchand, directeur de la Prévention contre la fraude chez Nuance et d’ajouter « Dès qu’il y a ce besoin d’authentification, il y a ce besoin pour la biométrie. Deux ou trois secondes d’audio permettent de mesurer un millier de paramètres et de créer un modèle mathématique représentant une empreinte unique d’une personne ». En 2019, HSBC déclare avoir épargné 397 millions de livres de fraude grâce à la technologie de biométrie vocale.

Certains vont encore plus loin en utilisant la reconnaissance active de la voix afin de reconnaître les enregistrements de voix de synthèse créées à partir d’échantillons humains. « Les voix de synthèse, notamment celles récemment testées par Google qui sonnent plutôt bien pour une oreille humaine, sont repérées par un algorithme. Il y 300 chercheurs spécialistes du langage qui veillent à ce que nos algorithmes soient à jour. En revanche, les particuliers ne sont pas protégés. » souligne t-il.

Enjeux de coopération et de partage d’informations

Les outils technologiques représentent une aide précise pour les forces de l’ordre dès lors que le partage est possible. « Les données biométriques sont très sensibles. Les partager avec les forces de l’ordre ou entre différentes organisations doit être évidement autorisé par les différentes législations mais il est aussi indispensable que les participants au programme maîtrisent ces technologies. Nous le faisons au Canada, en Australie et au Royaume-Uni mais pas en France. C’est regrettable, car cela permettait d’avoir un temps d’avance sur les fraudeurs. » témoigne Simon Marchand et d’ajouter « Les fraudes sociales et fiscales permettent de financer des activités criminelles de grande ampleur à l’échelle mondiale. Les technologies existent, il suffit d’avoir la volonté de les déployer ».

La loi JOFR renforce pour sa part les dispositifs d’échange entre les administrations, organisations et autorités. Les fichiers de la Direction Générale des Finances Publiques comme le Patrim, FICOBA, FICOVIE, BNDP sont désormais accessibles « à des agents des organismes sociaux, de l’inspection du travail et des agents de police judiciaire, dans le cadre de la lutte contre le travail illégal »3

Quant à la nouvelle mission interministérielle de coordination anti-fraude créée en novembre dernier, elle a pour objectif de faciliter la coopération avec les instances européennes chargées de la protection des intérêts financiers de lUnion européenne.

Xavier Houillon appelle enfin à une harmonisation des règlementations au niveau européen, « condition sine qua non à une réponse coordonnée et efficace. » La fraude repose largement sur l’internationalisation des flux, « ce qui complique le travail des enquêteurs et des magistrats du fait des différences de règlementation entre les pays. Des décalages existent entre les législations nationales et les transpositions internationales et dans les modalités de supervision. » ajoute notre expert.

Un problème politique

Agnès Verdier-Molinié, Directrice de la Fondation iFRAP, et auteure de La France peut-elle tenir encore longtemps ? relève enfin de nombreux blocages politiques en matière de lutte contre la fraude. Certaines solutions sont déjà mises en place pour lutter contre la fraude fiscale notamment sur les données en ligne via les réseaux sociaux mais ne sont que trop rarement appliquées à la fraude sociale : « Bercy peut exploiter dorénavant systématiquement les données en ligne dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, pourquoi la fraude sociale ferait exception ? ». D’autres mesures peuvent être appliquées, comme la fusion de la carte d’identité et de la carte vitale (comme en Belgique), mais les réformes se font attendre. Autre piste, contrôler la fraude sociale par Bercy « si les aides sociales étaient distribuées (en crédit d’impôt) et contrôlées par Bercy, il y aurait moins de non recours et le contrôle serait beaucoup plus efficient. Cela aurait l’avantage de faire baisser le « coût de production du social » en France qui représente 42 milliards d’euros par an, l’équivalent du budget de la Défense » assène t-elle, et d’ajouter « si on ouvre la boîte de Pandore du coût de production du social et qu’on réorganise de manière intelligente, on réduira mécaniquement le nombre de postes dans les caisses sociales au niveau des territoires, et c’est ce qui bloque vraisemblablement les gouvernements successifs ». L’autre champ d’action possible serait la dissuasion par la sanction : « la sanction reste trop rare et pas assez dissuasive. La plupart du temps, on demande juste de rendre les sommes indues. Il est totalement incompréhensible, étant donné que la fraude aux prestations sociales est estimée à 10 milliards d’euros par an, qu’un décret de janvier 2015 signé par Marisol Touraine interdise aux CAF et aux CPAM de poursuivre au pénal les fraudeurs aux prestations sociales quand l’escroquerie est inférieure à 8 fois le plafond de la sécurité sociale soit 27 000 euros. Toute fraude sociale, comme pour la fraude fiscale doit être passible de poursuite devant la justice, quel que soit le montant de ladite fraude. On peut se demander aussi pourquoi il existe un abus de droit fiscal et pas un abus de droit social ? Bref, il est temps que la fraude sociale soit aussi sévèrement punie que la fraude fiscale. » conclut-elle.

Règlementation coordonnée, unités de contrôle, outils et moyens sont les 4 piliers essentiels pour réussir face à la fraude sociale et fiscale, estimée pour cette dernière à 100 milliards d’euros, soit le budget accordé au plan « France relance » annoncé en septembre 2020 en réponse à l’épidémie de la COVID-19 !4

2 https://www.journaldunet.com/solutions/dsi/1493997-lutte-contre-la-fraude-les-assureurs-misent-sur-la-technologie/

3 Rapport d’information sur l’application de la loi n° 2018-898 du 23 octobre relative à la lutte contre la fraude, présenté par Émilie Cariou et Éric Diard

4 https://www.vie-publique.fr/loi/276378-loi-29-decembre-2020-de-finances-pour-2021-budget-2021-relance