Union européenne : Un espace numérique ou l’ambition d’un écosystème ?

Alors que la période sanitaire accroît les risques de dépendance technologique sur le paysage européen des données, état des lieux et remèdes préconisés par lactuelle Commission européenne en ce début d’année 2021 et analyse de leur portée stratégique.

Par Guy de Felcourt, Consultant sur les questions de Société et dIdentité numériques, co-fondateur de lID Forum

Jusquen 2020, la politique de lUnion européenne visait à lharmonisation progressive des paysages numériques nationaux. Ainsi, lEurope souhaitait renforcer la cohésion des infrastructures moyennant des investissements pour adopter les nouvelles générations technologiques (IPV6- 4 puis 5G), asseoir la convergence des pratiques par une politique de normalisation et plus généralement promouvoir un espace unique du numérique européen sarticulant autour d’un triptyque de protection des données, de cybersécurité et dinteropérabilité de schémas nationaux didentités numériques. Ce MUNE (Marché Unique du Numérique Européen) censé devenir réalité en 2020 a, sans arriver à bon port, néanmoins franchi un nombre d’étapes pour sen approcher : conditions de roaming, fin des discriminations dadresse IP au sein de lUE et mise en place de règlements structurants (RGPD et eIDAS).

Des embryons d’écosystèmes nationaux

Les réalisations de ces sept dernières années depuis le règlement eIDAS ou des cinq dernières depuis le RGPD, démontre une élaboration progressive des embryons d’écosystèmes didentités et de données sur une base nationale. Des progrès sont nets en termes de nombre dutilisateurs enregistrés comme le système France Connect qui dépasse la barre des 20 millions dutilisateurs uniques ou en Italie avec le Système Public de lIdentité Digitale (SPID) qui atteint des niveaux comparables avec 17 millions dutilisateurs. Dans les pays plus avancés où les utilisateurs sont déjà massivement présents, lutilisation des services numériques progressent toujours tout comme lactivité générale des utilisateurs, en Autriche ou au Portugal par exemple. Le déploiement de solutions de titres accréditifs didentité ou de citoyenneté sur mobile, plus conviviaux rencontrent également la faveur du public. Enfin, pour les pays se situant dans lavant-garde européenne (comme le Danemark ou lEstonie), c’est un élargissement du nombre de services privés au-delà des usages publics ou bancaires et une modernisation des architectures des écosystèmes qui se dessinent.

C’est donc une tendance générale à la progression qui s’opère dans l’Union, bien que les situations dutilisation entre les 27 pays restent hétérogènes. Au 1er Janvier 2021, une bonne moitié des Etats membres ont pré-notifié ou notifié leur schéma didentification électronique. Si les résultats sont restés en deçà des espérances initiales, il existe une direction commune dans la construction des écosystèmes numériques des Etats membres. Une impulsion également notable sur la protection des données et la cybersécurité.

Limpact des disruptions

Les évènements de ces dernières années ont relégué à lhistoire cette vision dun long fleuve tranquille de consolidation du paysage numérique européen. La prise de conscience du pouvoir dintermédiation économique des plateformes numériques américaines et asiatiques sur l’économie européenne et mondiale en a été le premier facteur. Que ce soit dans les réseaux sociaux, les infrastructures Cloud et Telecom, ou dautres services des géants de lInternet, le pouvoir et la valeur ajoutée européenne au sein de l’économie numérique est réduite à la portion congrue.

La crise sanitaire a radicalement accéléré lutilisation des services numériques en transposant à distance un grand nombre dactions sociales ou économiques réalisés auparavant en présentiel. Ainsi, lintermédiation numérique nest plus une option ou un choix. Certains Etats avaient dailleurs décidé résolument de le faire bien avant la crise à l’image de l’Estonie et du Danemark. Aujourdhui, tous en ont la quasi-obligation.

Le besoin de cybersécurité est devenu sensiblement plus important. Les cyberattaques se sont élargies au-delà du hacker exploiteur de failles découvertes dans le code, mais relèvent aujourdhui de groupes organisés voir dEtats eux-mêmes. La cybersécurité elle-même, a changé de nature. Elle ne relève plus tant du domaine technique que du pilotage stratégique du risque et de la gestion des organisations.

A ces trois évènements majeurs, pourrait se rajouter le Brexit. Moins explicite quant à ses conséquences, il nen reste pas moins que sa digestion est un autre point du calendrier numérique européen. Le RoyaumeUni était très attentif à lagenda numérique, avec des positions à la fois pragmatiques, souvent modernes (territoires numériques, services open API), mais aussi privilégiant un espace de marché avant tout limitant la profondeur dautres intégrations possibles du point de vue de la société numérique.

Les propositions de la nouvelle Commission

La Commission « Von der Leyden – Vestager – Breton » se veut offensive sur les questions de stratégie numérique. Elle perçoit que lenjeu est fondamental pour la stratégie et la souveraineté européenne. Plusieurs propositions ont été mises sur la table fin 2020, avec une mise en lumière de la gouvernance des données et de lintermédiation.

Plusieurs initiatives législatives ont déjà été prises. Un premier texte visant à renforcer linteropérabilité et la circulation des données (data governance act) au sein de lUE a été présenté, suivi de deux textes dont les médias se sont davantage fait l’écho, destinés à mieux réguler lactivité des plateformes. Le DSA (Digital Service Act) vise plus particulièrement la fiabilité des contenus et le DMA (Digital Market Act) veut établir des règles pour que les plateformes géantes nabusent pas de leurs situations dominantes.

Ces textes nouveaux viennent compléter la poursuite dinitiatives plus anciennes comme la relance du projet de règlement e-privacy sur les communications en ligne (un premier consensus a été trouvé au niveau du conseil en février 2021) ainsi que les propositions sur l’évolution du règlement eIDAS de 2014 sur lidentification électronique et les services de confiance, soumises en Août dernier à une consultation et sur laquelle la CE doit soumettre des propositions détaillées durant le semestre en cours. Sur le volet cybersécurité, la Commission annonçait en décembre dernier une nouvelle stratégie et proposait un nouveau texte de directive pour améliorer la résilience des entités critiques.

Les défis de la territorialité numérique

Nous sommes appelés à prendre des mesures qui ne soient pas uniquement en réaction aux difficultés daujourdhui mais qui soient davantage en phase avec le monde de demain, à horizon de cinq à quinze ans. La question est donc de savoir ce que nous pouvons appréhender de celui-ci : une hyper-connectivité numérique entraînée par des dizaines de milliers de satellites en orbite basse, des centaines de milliards dobjets connectés et une explosion de lexploitation des données sur des forêts de milliers de serveurs. Ces immenses territoires numériques seront-ils européens ? Un peu ou pas du tout ?

La réponse traditionnelle apportée à cette question est celle des investissements sur les infrastructures numériques : investissons sur les infrastructures cloud, sur le lancement de nos propres satellites, sur les puces pour des serveurs de haute performance, sur les technologies quantiques, sur lintelligence artificielle. Restons compétitifs vis-à-vis de lAmérique et de lAsie pour garder la maîtrise de notre destin.

Cela est certes utile, mais notre autonomie stratégique requiert aussi de construire sans tarder lancrage des services sociaux et économiques sur une armature de confiance numérique. Les territoires numériques ne sont pas seulement une question dinfrastructure, ils sont aussi une question darchitecture suivi dune progressive rééducation des usages. Et dans ce domaine la construction juridique et technique des identités et des données des acteurs européens : administrations, entreprises, citoyens, est essentielle. Des textes comme le RGPD et le Cloud-Act américain démontrent aussi par leur sphère dapplicabilité que la territorialité numérique nest pas à confondre avec la territorialité géographique.

La période sanitaire actuelle a le mérite douvrir les yeux des utilisateurs, y compris des particuliers, pour réaliser que bénéficier dune identité numérique fiable leur permet de garantir leur droit lors dune portabilité des données, dun vote en ligne, dun accès à un dossier de santé, dexercer un droit de la consommation, de signer sur laccord dun prêt ou de manifester leur droit a un débat contradictoire face à une décision dun organisme dEtat. Dans le numérique, plus encore que dans le monde physique, il ny a pas de droits exerçables et reconnaissables possibles sans identités.

De lespace de données vers un possible écosystème européen…

Pour les entreprises et les citoyens européens, le recours à des écosystèmes didentités et de données les rattachant à leur géographie juridictionnelle pourra constituer de ce point de vue une garantie essentielle pour la connaissance de leurs droits et la maîtrise de la portée de leurs responsabilités. Les données ne sont-elles pas que du sable lorsquelles ne sont pas ordonnancées par lusage des identités, ou bordées par la résilience de la cybersécurité ?

La voie reste néanmoins étroite pour la Commission européenne sur la base des traités européens actuels. En effet, tant lidentité que la cybersécurité restent essentiellement des prérogatives du domaine réservé des Etats Membres. Les principes dharmonisation du marché intérieur et/ou de subsidiarité permettent des marges de manœuvre mais celles-ci restent étroites au vu de limportance des chantiers quil faudrait mettre en œuvre.

Pourtant, il en va de lintérêt des Etats eux-mêmes de construire au niveau européen ce quils semblent avoir du mal à réaliser sur le plan national, par insuffisance de moyens budgétaires, ou frilosité politique.

LUE pourra telle franchir le pas ?

Un premier élément de réponse est attendu avant la fin du premier semestre 2021 avec les propositions de la Commission sur les évolutions pour le règlement. Lors des consultations elle avait évoqué trois scénarii non exclusifs lun de lautre : le premier est une timide consolidation et actualisation du règlement de 2014, le deuxième promeut des voies d’élargissement au secteur privé, avec sans doute de plus fortes mesures incitatives pour les usages nécessitant un degré élevé de confiance. Le troisième scénario prévoyait quant à lui la possibilité de développer des schémas didentité paneuropéens, proposés potentiellement à lensemble des citoyens de lUE. Ce dernier scénario, le plus offensif des trois, permettrait aux populations dont les gouvernements sont peu actifs dans ce domaine dutiliser les solutions alternatives promues sur le plan paneuropéen.

Quel sera le mélange des scénarii retenu dans la proposition de la Commission ? Ce sera à nen pas douter un premier test du niveau dambition de lUE en ce domaine. Resterons-nous dans la voie progressive pour accompagner la situation présente et limiter les points de douleur sur les territoires numériques ou allons-nous véritablement faire face aux défis actuels ? Avons-nous la volonté daller plus loin quun espace de données avec des règles de protection pour aller vers une architecture européenne des services ? Souhaitons-nous affronter lavenir en construisant un écosystème numérique européen ?

En regardant les territoires numériques impactés en Europe par la situation sanitaire, lintermédiation des plateformes, la cyber insécurité et le Brexit, nous sommes aujourdhui quelque peu dans une situation similaire à celle décrite par Chateaubriand qui à la fin du 18e siècle fui les tourbillons de la révolution et du premier empire sur lEurope. Nous pouvons dire avec lui La vieille Europe ; elle ne revivra jamais : la jeune Europe offre-t-elle plus de chances ?”