Identité et citoyenneté numériques : Quels enjeux démocratiques et philosophiques ?

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Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, définissait l’identité comme la « continuité ininterrompue entre le premier et le dernier stade du développement de ce que nous tenons pour le même individu : ainsi disons-nous du chêne qu’il est le même, du gland à l’arbre entièrement développé ». L’identité est alors la relation qu’un être entretient à lui-même tout au long de son existence. A l’heure où le numérique bouleverse le rapport au monde des individus, l’émergence de nouvelles projections identitaires dans un cyberespace qui tend à échapper au contrôle des gouvernements, ébranle nos sociétés démocratiques. Le lancement d’un système d’identité numérique fourni par l’État français, le 2 août prochain, impose une réflexion philosophique sur les évolutions citoyennes en marche et à venir.

Par Philipine Colle

L’identification, un enjeu de pouvoir et de souveraineté

L’expression la plus répandue de l’identité d’un individu est son identité civile, constituée de son nom, de la date et du lieu de sa naissance ainsi que de sa situation matrimoniale. Cette forme d’identité qui semble naturelle est l’objet de constructions politiques anciennes. Dès 1539, c’est l’intérêt de la bonne connaissance de la démographie du royaume, enjeu de puissance fiscale et militaire, qui pousse François Ier à édicter l’ordonnance de Villers-Cotterêts pour rendre obligatoire la tenue des registres pour les baptêmes et sépultures. Lexclusivité régalienne du pouvoir d’identification, instauré en 1792, est fragilisée par l’émergence de nouveaux modes d’expression de soi sur le cyberespace. « L’identité numérique est la façon dont les individus se projettent sur l’espace numérique. Elle résulte de choix et de stratégies. Elle peut être identique à l’identité civile mais aussi totalement différente… » définit Fabienne Greffet, maître de conférences en sciences politiques à l’ISAM-IAE de Nancy. « Cette identité est aussi une construction collective puisqu’elle est également constituée de la perception de nos traces numériques par les autres utilisateurs et de leur traitement par les algorithmes » complète Armen Katchatourov, ingénieur et docteur en philosophie de la technique, maître de conférences au sein du Laboratoire DICEN-IdF à l’Université Gustave Eiffel. Selon le Digital Report 2021 de l’agence internationale We Are Social, chaque internaute possède en moyenne 8,4 comptes « social media » différents dont les identités sont générées et détenues par les plateformes numériques privées. Dans un tel contexte, « la mise en place d’outils régaliens d’identification numérique peut être vue comme une tentative pour l’Etat de poursuivre sa mission d’attribution de l’état civil et donc de sa souveraineté » analyse Fabienne Greffet. Les enjeux de souveraineté et de compétitivité sont évidents pour faire face aux GAFAM qui tendent à se substituer aux Etats. Jean-Michel Mis, Député de la 2ᵉ circonscription de la Loire, membre du groupe de travail identité numérique au CNNum confirme : « un des objectifs est l’interopérablilité avec les systèmes d’identification privés des industriels européens pour offrir ainsi, une alternative aux solutions proposées par les GAFAM. Il s’agit donc bien d’une question de souveraineté et de compétitivité ».

L’identité numérique, renfort de la citoyenneté ?

Jean-Jacques Rousseau n’envisageait le citoyen « que par ses relations à l’Etat »1. Pour lui, la citoyenneté s’apparentait à la jouissance, par les individus, de droits et de devoirs civiques au sein d’une communauté politique. L’accès aux services publics intrinsèquement lié à la citoyenneté, se trouve boulversé par ce monde numérique. Aussi, la mise en œuvre d’une identité numérique régalienne française, visant à opérer une modernisation de l’administration, est essentielle. « Aujourd’hui, la profusion des identifiants numériques est un frein à l’extension des services publics. Nos administrations fonctionnent encore en silo à l’heure du big data ! » déplore Jean-Michel Mis. Et de poursuivre « La mise en place d’une identité numérique vise donc à renforcer, simplifier et sécuriser l’accès à ces services pour tous ». C’est ainsi une citoyenneté renforcée qui se dessine, jouant un rôle inclusif majeur pour la société française. « Nous devons développer des solutions didentité numérique inclusives qui prennent en compte les besoins et les fragilités de tous » ajoute Jean-Michel Mis.

L’enjeu est aussi d’améliorer la nature et la circulation des informations produites par les citoyens afin d’accroître l’efficacité de l’Etat mais aussi de la prise de décisions démocratiques.

« La citoyenneté numérique n’est pas seulement le fait d’avoir des droits et des devoirs dans l’espace numérique. C’est aussi savoir comment bien utiliser et maîtriser ce nouvel espace informationnel qu’est devenu Internet » déclare Jean-Michel Mis. L’avènement du numérique transforme, en effet, la matérialité de l’espace d’exercice de la citoyenneté nommé « espace public » par Habermas. Alors que la raison et la confrontation d’idées guidaient le fonctionnement de l’idéal habermassien, l’utilisation d’identités numériques, qui peuvent se distinguer de lidentité tangible des internautes, engendre alors une « polarisation des opinions exprimées qui empêchent tout débat autant que la prolifération de fausses informations » explique Fabienne Greffet. La mise en œuvre du système d’identité numérique doit permettre aux français d’être moteur et acteurs de leur citoyenneté. En renforçant la confiance dans l’espace numérique, un tel système pourrait ouvrir la porte au développement d’une nouvelle agora électronique.

Un sujet qui suscite des craintes

« L’identité numérique régalienne engendre un dilemme entre la simplification de l’accès à la vie citoyenne et la protection du citoyen » déclare Armen Katchatourov. La mise en place d’un système public d’authentification peut permettre de lutter contre la manipulation de l’information, de rapprocher les citoyens de leurs administrations et d’ouvrir la voie à la cyberdémocratie. Néanmoins, elle soulève simultanément des craintes au sujet de la protection des libertés individuelles face à la surveillance des citoyens par les instances politiques. « Bien qu’il puisse être source de danger, lanonymat reste absolument nécessaire à la démocratie. Sa levée complète initierait une surveillance totale. Les citoyens ont besoin dautonomie pour participer démocratiquement » affirme Armen Katchatourov. Plusieurs initiatives de modernisation numérique française ont échoué pour ces raisons mais des gardes fous législatifs existent. Aujourd’hui, les craintes autour de l’identité numérique tournent essentiellement autour des techniques de reconnaissance biométrique. « Il était reproché à Alicem de ne pas proposer d’alternative à la reconnaissance faciale. Malgré les garanties maintenant apportées, ce débat mérite d’être approfondi pour lever les doutes sur l’usage des techniques de reconnaissance biométrique par la sphère publique et permettre l’adhésion des Français » ajoute Jean-Michel Mis.

L’exercice d’une citoyenneté de substitution ?

A l’international, les expériences montrent que la citoyenneté numérique n’est pas une citoyenneté de substitution, mais une extension de cette dernière à l’espace cyber. En Estonie, pays européen où l’identité numérique est la plus avancée, les citoyens ont un accès électronique à 99% des administrations publiques. Ils peuvent également opter pour le vote en ligne, un choix, fait par 1/3 de la population. Cependant, la e-résidence créée en 2014 à destination des étrangers souhaitant obtenir une identité numérique estonienne ne donne pas accès à la citoyenneté nationale. Idée politique servant de vitrine progressiste à l’ancienne république socialiste, cette identité numérique offre la possibilité de créer une entreprise ou d’ouvrir un compte bancaire mais n’ouvre pas de droits civiques ou de résidence dans le pays.

La citoyenneté numérique ne se décrète pas, elle se construit pas à pas.

1 Source : Discours sur l’économie politique. p. 18