L’exploration spatiale : entre aventure, audace et sagesse

Alors que le rover Perseverance s’est posé sur Mars et nous diffuse ses premiers selfies en direct de la planète rouge, Jean-François Clervoy, astronaute, revient sur un parcours extraordinaire dévoué à l’exploration spatiale et partage sa vision du futur : une mission habitée sur Mars sera peut-être possible à horizon 2045 !

Rencontre avec Jean-François Clervoy, astronaute

Propos recueillis par Mélanie BENARD-CROZAT

Jean-François Clervoy, astronaute, fondateur dAir Zéro G, un programme de vols en apesanteur, est ingénieur français et astronaute pendant 33 ans successivement des agences spatiales française (CNES), américaine (NASA) et européenne (ESA). Celui qui a participé à trois missions à bord de la navette spatiale, entre 1994 et 1999, a vu son enfance baignée par la conquête spatiale. « J’avais 10 ans, presque 11, quand le premier homme a marché sur la Lune. Cette nuit était extraordinaire. Nous étions devant la télé en noir et blanc, tout était flou, mais j’étais émerveillé. Les humains venaient pour moi d’accomplir quelque chose d’incroyable ! »

Le goût de l’aventure

C’est avec un père pilote de chasse et au coeur d’une époque où tout le monde parlait de la conquête spatiale, que Jean-François Clervoy se construit une vocation et des rêves plein la tête. « A la maison, notre principal sujet de conversation concernait le ciel. A l’école, les professeurs nous promettaient qu’une fois adultes, on pourrait partir en vacances ou en week-end dans l’espace, et j’y croyais ! Et puis j’adorais Star Trek ! J’étais fasciné par la télétransportation. Mais plus que de devenir astronaute, je voulais participer à l’exploration spatiale. »

Ingénieur, astronaute et chanceux

Il embrasse des études d’ingénieur et rejoint la DGA. Après polytechnique, Jean-François Clervoy intègre l’Ecole Nationale Supérieure de l’Aéronautique et de l’Espace à Toulouse en 1983. Détaché par la Délégation Générale pour l’Armement auprès du CNES, il travaille pendant deux ans sur les dispositifs d’automatisation et de pilotage d’engins spatiaux, comme le satellite d’observation de la terre SPOT, la liaison optique inter-satellites STAR et la sonde cométaire Vega. C’est en 1985 qu’il est choisi pour faire partie du deuxième groupe d’astronautes français. Après avoir obtenu en 1987 son brevet d’ingénieur navigant d’essai, il fonde et travaille pendant cinq ans à temps partiel au Centre d’Essais en Vol de Brétigny-sur-Orge comme chef du programme de vols paraboliques, responsable des essais et de la qualification de la Caravelle pour la recherche en microgravité. « En même temps, je travaillais au bureau des équipages du projet d’avion spatial Hermes de l’ESA à Toulouse, où j’ai participé à la définition et aux essais des interfaces homme-machine des véhicules spatiaux habités européens. En 1991, je suis à la Cité des Etoiles près de Moscou une formation intensive aux systèmes russes Soyouz et Mir. C’est l’année suivante que j’intègre le corps des astronautes de l’ESA à Cologne (Allemagne) qui me détache aussitôt dans le 14e groupe d’astronautes de la NASA à Houston au Texas. »

Revendiquant le choix d’une formation tripartite, celui qui effectuera 3 missions spatiales avec la NASA se décrit « comme un expert en rien. Mais j’ai touché à tout grâce à ma formation scientifique, technique puis opérationnelle. J’ai été cet astronaute, opérateur de machine complexe dans un environnement extrême, hostile, confiné et isolé. J’ai eu de la chance, beaucoup de chance. Une chance que j’ai aussi su provoquer… »

Sagesse et valeurs structurantes

C’est le goût de l’aventure, de la découverte, de l’exploration qui enthousiasme cette personnalité hors du commun. « Le mystérieux me fascine. La télétransportation de l’intelligence humaine, lorsqu’elle est capable de concevoir et télécommander des sondes interplanétaires à des milliards de kilomètres de la Terre, me donne l’impression d’être « augmenté » c’est-à-dire plus grand que je ne le suis seul. Je crois aussi beaucoup à l’esprit d’équipe et à la volonté. Avec elle, les hommes et les femmes peuvent réaliser des choses extraordinaires.

L’être humain peut maîtriser des choses complexes, avec une vision claire et ambitieuse, une organisation, une feuille de route, une adaptabilité, des compétences, une écoute active, facteurs essentiels pour établir la confiance au sein du collectif. »

L’Espace est d’abord une leçon d’audace : « prendre des risques (calculés), tenter de nouvelles choses, plus difficiles que celles réalisées auparavant est la seule façon de progresser. Tout cela en bénéficiant de la transmission des savoirs de ceux qui ont oeuvré avant nous. »

Une expérience bouleversante

Bien que préparé et très attendu, le voyage dans l’Espace représente un bouleversement sur le plan sensoriel et émotionnel. « L’apesanteur est magique, ludique. On retombe en enfance. On flotte librement sans aucune sensation de poids. Mais le plus émouvant reste la vue de notre planète sur un fond noir et apparemment vide du cosmos. »

Les vaisseaux habités ne sont qu’à 400 km d’altitude en moyenne et orbitent à 28000 km/h, ce qui représente 16 tours du monde par jour. « La Terre défile devant vos yeux. Elle est magnifique. En quelques minutes on passe de la chaine immaculée de l’Himalaya aux atolls turquoises de Polynésie française, la forêt dense amazonienne, les déserts ocres d’Afrique du Nord. Les lumières de l’Europe et les vastes étendues d’Asie s’enchainent …Spectacle fascinant de couleurs et de contrastes. La finesse de la couche de gaz que constitue notre atmosphère, vue sa tranche à l’horizon, rend compte de la fragilité du vivant, par opposition à la puissance des éléments climatiques et volcaniques visibles sur des milliers de km à la ronde. Vous voyez alors la Terre comme un vaisseau spatial. Vous l’aimez forcément quand vous la voyez ainsi. Et vous avez envie de la protéger et de la gérer comme nous gérons notre propre vaisseau, sans gaspiller et en recyclant. »

Trouver des traces de vie sur Mars

Le robot américain Perseverance, qui signe l’un des faits les plus marquants de la conquête spatiale de ces derniers mois, s’est posé à la surface de la planète Mars après plus de 7 mois de voyage. « Il faut en moyenne 8 mois pour se rendre sur Mars lorsque l’on profite du bon positionnement relatif par rapport à la Terre qui s’opère tous les 2 ans et deux mois. Les missions robotiques actuelles sont de plus en plus consacrées à l’exobiologie, la recherche de traces éventuelles de vie passée ou présente, sous la surface. Plus nous étudions Mars, plus nous avons des raisons de penser qu’il est possible qu’elle ait abrité la vie. »

Avant un vol habité sur la planète rouge

La lune est la nouvelle destination des vols habités de cette décennie. Les missions à venir permettront de continuer d’apprendre sur la Lune mais aussi de répéter les opérations que l’on fera un jour sur Mars. « La Lune est un terrain de préparation, sachant que sur la Lune, on peut toujours converser avec la Terre et revenir rapidement en cas d’urgence. On sait relever les équipages et les ravitailler. Ce qui ne sera pas le cas pour Mars. »

Le rover martien Perseverance déposera sur son chemin des petites capsules étanches qui contiendront des échantillons qu’une mission future européenne viendra chercher dans quelques années. « Une mission avec un retour d’échantillons est un préalable indispensable avant une mission habitée, puisquavant d’envoyer des humains vers Mars, il est très important de démontrer le savoir-faire d’une mission capable d’aller vers Mars, se poser sur Mars, redécoller et revenir vers la Terre. Perseverance fait partie de cette série de missions successives qui amèneront un jour des humains à la surface. »

Envoyer des hommes sur Mars exige beaucoup de travail, des efforts technologiques, humains, psychologiques et financiers considérables. « Il faudra que les astronautes soient impliqués dans la conception de leur mission peut-être dix ans à l’avance, pour s’approprier le vaisseau. Il faut aussi repenser ce vaisseau, son autonomie, l’intelligence artificielle embarquée et les critères de sélection des astronautes. Sur le plan psychologique, ce sera une grande première dans l’histoire de l’humanité car un voyage vers Mars signifie au minimum deux ans et demi sans voir la Terre pour des humains, sans pouvoir converser librement avec elle. Et, contrairement à tout ce qui a été possible depuis 60 ans, aucun scénario de retour d’urgence ne sera possible. C’est pourquoi, un premier voyage habité, sans posé, ne me parait pas envisageable avant 2035. Une mission à laquelle seront rajoutées la descente à la surface et la remontée sera alors envisageable au mieux dans les années 2040. »

L’Europe, présente au plus haut niveau

L’Europe a toujours occupé une grande place dans l’exploration spatiale. Elle va lancer depuis Kourou le plus grand téléscope spatial existant à ce jour, développé en coopération avec la NASA, le télescope spatial James Webb qui permettra de voir plus précisément les exoplanètes. Par ailleurs, l’Europe a commencé à fournir les modules de ressources des premières missions du vaisseau Orion, qui transportera les astronautes vers la Lune à partir de 2023, dont 3 sièges sont déjà prévus pour des astronautes européens avant 2030.

« Le prochain retour des américains sur la Lune en 2024 ne me semble pas réaliste. Il s’agit d’une exigence personnelle de l’ancien président Américain Donald Trump qui avait déjà exigé 2028 pour rivaliser avec les Chinois qui avaient annoncé, eux, 2030. Tenir l’échéance de 2024 implique de multiplier d’ici là le budget de la NASA par 4 chaque année, et encore, en supposant que tout se passe exactement comme prévu. Raisonnablement, 2028 reste le plus crédible. »

D’ici là, l’actualité spatiale ne faiblira pas avec les cinq nouveaux vaisseaux privés américains (deux orbitaux, deux suborbitaux et un interplanétaire) permettant d’envoyer des touristes dans l’Espace, l’assemblage de la station spatiale chinoise entre 2021 et 2023, le développement par les indiens d’une nouvelle capsule spatiale habitée, les premières infrastructures orbitales privées comme la future station d’Axiom Space et à partir de 2024 la future station spatiale internationale autour de la Lune « Gateway » (Portail en français) dont l’Agence spatiale européenne est partenaire.

Quant aux astronautes européens, ils sont présents régulièrement dans l’ISS comme cette année avec le français Thomas Pesquet et l’allemand Matthias Maurer. « L’Europe, malgré l’absence de notre propre système de transport d’astronautes depuis notre propre base de Kourou avec notre propre lanceur, reste présente et fière de ses astronautes dont l’excellence leur vaut d’exercer les plus hautes responsabilités dans la conquête spatiale dont celle de commandant de bord. »

L’exploration vectrice de progrès

Ce fut le thème du projet de développement durable « Elémen’Terre Project » en 2019 auquel Jean-François Clervoy a apporté son soutien. Parrain de lassociation de sensibilisation et de préservation de lenvironnement marin « te mana o te mana » en Polynésie française, il est aussi ambassadeur du réseau océan mondial et soutient le projet SeaOrbiter dexploration des océans. « Je suis profondément convaincu que l’exploration est vectrice de progrès. Elle l’est pour l’environnement bien entendu. Lorsque l’on voit la Terre depuis l’Espace, on comprend que nous sommes tous des membres d’équipage d’un vaisseau spatial naturel et pas seulement des passagers. Dans le « crew code of conduct », le code de conduite que signent les astronautes, je vous invite à remplacer le mot équipage par le mot Nation et l’on obtient le comportement idéal que l’ONU pourrait espérer de ses membres… Nous devons protéger la biodiversité qui nous permet de vivre durablement. Personne ne le fera à notre place. N’oublions pas que l’eau est essentielle à notre vie, à notre survie. La protection des mers et des océans est donc vitale. »

Le mois dernier, Thomas Pesquet s’est envolé pour l’Espace à bord du Dragon Crew de Space X. Durant 6 mois, les membres de l’équipage réaliseront un grand nombre d’expériences scientifiques et technologiques au service de la recherche fondamentale et appliquée, qui permettront des avancées majeures dans tous les domaines de la science dont la biologie et la médecine.

L’exploration de l’Espace qui a succédé à la conquête, joue un rôle fédérateur clé sur la scène géopolitique « elle fédère les curieux scientifiques et peut rassembler des puissances qui s’affrontent sur la Terre au service d’une cause qui nous dépasse. Le désir d’Espace est commun à tous les terriens. C’est une quête noble du savoir qui rassemble toutes les nations, toutes les cultures. Elle sert la connaissance, donc la sagesse et in fine la paix. »

Préparer l’avenir

« Je ne peux finir cet échange sans citer Antoine de Saint-Exupéry « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. » Le rendre possible nous oblige à prendre des risques, à apprendre de nos échecs. A être passionnés, à savoir s’émerveiller. A donner le meilleur de nous-mêmes dans chaque action pour être fier de soi et donner l’exemple. Croyez en vous car chacun de nous possède son propre domaine d’excellence. Appréciez le spectacle fantastique que nous offre la nature. Et n’oubliez jamais que vous avez été enfant !

Aller sur Mars, poser le pied sur un autre corps céleste, c’est le graal pour l’astronaute. Cela reste mythique, vous appartenez à un autre corps céleste que la Terre, à une autre gravité. Aujourd’hui, il y a un regain d’intérêt très fort pour la Lune. Mais pour moi, comme pour tous les astronautes de ma génération, le prochain bond de géant sera sur Mars. Ce moment-là sera grandiose. »