La Birmanie, terrain d’affrontements internationaux indirects ?

2021,February,1,Bangkok,Thailand,NLD supporters in Bangkok are protesting outside Myanmar Embassy against the military coup

En février dernier, la Junte militaire, la Tatmadaw, renversait le président de la République, Win Myint, et sa conseillère d’Etat spéciale, Aung San Suu Kyi dont le parti, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), avait remporté les élections législatives en novembre 2020. Depuis plus de deux mois, des centaines de milliers de Birmans descendent dans la rue pour contester le putsch. Des protestations violemment réprimées par l’armée faisant de nombreuses victimes parmi les civils.

Dans ce chaos, la Chine et l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) sont prises en étau entre condamnation, diplomatie et sanctions quand la Russie fait le choix de soutenir officiellement la Junte militaire. La crise birmane serait-elle alors devenue un nouveau terrain géostratégique pour les puissances internationales ?

Par Philipine COLLE

Vague de contestations inédite

L’annulation de l’ensemble du scrutin législatif, l’arrestation des responsables politiques ainsi que le transfert des pleins pouvoirs vers le commandant en chef de l’armée, Min Aung Hlaing, sont vécus par les populations locales comme l’échec prématuré du processus de transition démocratique à l’œuvre depuis 2012. Des manifestations massives ont lieux avec pour point d’orgue la journée du 22 février lors de laquelle plus d’un million de personnes ont manifesté dans tout le pays. Initié par des médecins, le mouvement a été rejoint par les employés des banques, des industries et des ministères touchant ainsi le cœur de l’appareil d’Etat et entraînant une mise à l’arrêt du pays. Les parlementaires démissionnaires ont formé un parlement parallèle, le Comité pour représenter le Pyidaungsu Hluttaw (CRPH). Le refus de voir l’armée s’installer au pouvoir est partagé par toute la population qui dépasse ses divergences sociales, religieuses et ethniques lors des protestations. Pour Anne Monmoton, Responsable pays Birmanie pour l’ONG Enfants du Mékong « Les Birmans ont vécu 40 années sous le joug des militaires et ont vu s’appauvrir leur pays qui était l’un des plus développés d’Asie du Sud-Est dans les années 1950. Après l’ouverture sur le monde extérieur et l’expérience d’une certaine liberté d’action et de parole vécue ces dix dernières années, il leur est impensable de revenir en arrière ». Malgré de lourdes conséquences économiques dans un pays où 63% de la population vit sous le seuil de pauvreté de 1,90$ par jour, le mouvement de désobéissance civile ne faiblit pas. Une crise humanitaire est pourtant à craindre. L’UNICEF dénonce l’occupation par l’armée de soixante écoles empêchant l’accès à l’éducation, moyen de sortie d’une précarité grandissante, pour près de 12 millions d’enfants. Si 1/3 des Birmans n’avait aucun revenu avant le coup d’Etat, la situation s’est détériorée suite à la fermeture des banques. Les entreprises n’ont plus la capacité de payer leurs employés. L’argent ne circule plus et les prix des produits de base tels que le riz et l’huile ont considérablement augmentés.

Une violente répression

L’armée entend stopper les mouvements de contestation par la force. Une violente répression s’abat sur tout le pays. « Les militaires et les policiers agissent dans un même mouvement de répression violente et ouverte. Elle s’accompagne également d’actions ciblées : arrestations sommaires d’opposants dans les taxis, les bus en journée et la nuit. Près de 1500 personnes ont été arrêtées, activistes et anciens ministres notamment. Par ailleurs, 23 000 prisonniers ont été relâchés quelques jours après le coup d’État pour terroriser la population » relate Anne Monmoton. Les espaces de liberté et de démocratie sont progressivement fermés par le régime. « La presse nationale a disparu, il n’y a plus aucun quotidien distribué. Le pays connaît des suspensions du réseau wifi et de l’internet mobile, et internet est complètement coupé entre 1h et 6h. Le jour, dans un pays où les communications passent majoritairement par Facebook, les forces armées ont mis en place des contrôles du contenu des téléphones dans les rues, les pages Facebook alimentées ou consultées sont examinées » témoigne Christian Lechervy, Ambassadeur de France en Birmanie1.

La Chine prise en étau

Silencieuse quant aux condamnations des généraux birmans, brandissant le principe de non-ingérence dans les affaires extérieures qualifiant le coup d’Etat de « remaniement ministériel » et utilisant, simultanément à la Russie, son véto pour bloquer une condamnation des militaires par le Conseil de sécurité de l’ONU, Pékin semble soutenir indirectement la junte. La Chine, qui dispose d’une frontière d’environ 2000 kilomètres avec la Birmanie, a d’importants intérêts économiques et stratégiques dans ce pays dont elle est le premier partenaire économique et commercial dans le cadre de la politique commerciale des nouvelles Routes de la Soie. 30 % des exportations birmanes partent vers son voisin chinois pour 40% de ses importations. Géographiquement, l’établissement d’un corridor économique chinois dans le pays doit permettre à Pékin d’avoir un accès direct à l’océan Indien et au golfe du Bengale sans passer par le détroit de Malacca et la mer de Chine où ses navires pourraient faire les frais des tensions présentes avec les Etats-Unis. Le maintien d’une influence dans le pays est stratégique pour la Chine face à la Russie. « Si elles semblent toutes deux soutenir les militaires, il existe une concurrence objective entre les deux puissances. Dans la région, la Russie est déjà très proche du Vietnam. L’entente avec les militaires de Min Aung Hlaing est un moyen supplémentaire pour Moscou d’élargir sa zone d’influence » explique Sophie Boisseau du Rocher, chercheure associée, Centre Asie, IFRI.

Ce sont ces intérêts chinois que les protestataires qui accusent Pékin de collusion avec la junte, mettent en péril. Suite à des appels au boycott, plus d’une trentaine d’usines chinoises ont été incendiées à Rangoun par des manifestants qui menacent également les intérêts chinois le long de l’oléoduc et du gazoduc qui traversent leur pays pour rejoindre l’Etat de Yunnan dans le sud de la Chine. La montée du sentiment anti-chinois est une préoccupation majeure pour la plus grande puissance asiatique. « Si ce sentiment anti-chinois s’exprime aussi facilement et délibérément dans le pays, il pourrait y avoir des retombées ailleurs en Asie du Sud-Est où la Chine est dans une situation ambivalente. Pékin, non pas au nom des valeurs démocratiques, mais à la faveur de ses intérêts dans la région, a tout à gagner à une sortie de crise rapide qui puisse permettre la stabilité » analyse Sophie Boisseau du Rocher.

La communauté internationale occidentale face à ses faiblesses ?

« Nous demandons à l’armée et à la police de cesser toute attaque contre les manifestants pacifiques, de libérer immédiatement toutes les personnes injustement détenues, et de rétablir le gouvernement démocratiquement élu » déclarait le secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères, Antony Blinken. Après la dénonciation de la situation, les Etats-Unis et l’Union européenne ont menacé d’une seule voix de sanctionner économiquement et politiquement le régime. L’administration de Joe Biden a annoncé la réduction des fonds américains et le gel des actifs détenus aux USA par les dirigeants de la junte militaire. « Du coté de l’Union européenne, les dernières semaines ont été consacrées à l’élaboration d’une nouvelle base légale pour les sanctions internationales. Nous aurons la possibilité de sanctionner les individus dont les actions remettent en cause l’Etat de droit et menacent la paix et la stabilité ainsi que les entités économiques et financières possédées ou contrôlées par les militaires » explique Christian Lechervy. Le 22 mars, le chef de la junte et 10 autres responsables militaires ont été condamnés personnellement pour la répression meurtrière de leurs opposants.

Malgré cela, la communauté internationale s’inquiète des difficultés à négocier une solution de paix pour l’ensemble des Birmans avec une junte qui ne semble pas craindre les sanctions. « Les militaires Birmans agitent le souvenir de la domination coloniale britannique pour discréditer les injonctions internationales. Ils se moquent complètement des sanctions qui leur font un mal très relatif, puisque fort de leur expérience, ils ont placé leurs ressources financières ailleurs que dans les pays occidentaux » s’inquiète Sophie Boisseau du Rocher.

La diplomatie régionale à la recherche d’un compromis

A l’échelle régionale de l’ASEAN, aucune condamnation des évènements, ni appel à la libération des prisonniers politiques du LMD n’a été publiquement annoncé. L’ASEAN s’appuie sur le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de ses membres pour ne pas prendre position officiellement. Pourtant, en son sein, un mouvement diplomatique régional s’organise pour tenter de trouver une solution de sortie de crise. L’ASEAN est actuellement l’un des rares forums politiques où les représentants birmans sont accueillis. Un espace de dialogue maintenu où les voisins de la Birmanie peuvent notamment faire passer leurs messages et faire pression sur la puissance chinoise pour qu’elle intervienne dans la mise en place d’une désescalade. « Loin du traitement médiatique dont font l’objet les positions américaines ou japonaises, c’est de la diplomatie indonésienne que les plus grands espoirs de sortie crise émanent discrètement » constate Sophie Boisseau du Rocher. Profitant de la confiance accordée aux autorités militaires indonésiennes par les généraux birmans, la Ministre des affaires étrangères de l’archipel le plus vaste du monde, propose des initiatives diplomatiques innovantes en consultant tous les acteurs, y compris les membres du CRPH. « La présidence du sultanat de Brunei s’emploie activement à réduire les divergences, aidée en cela par une diplomatie de navettes conduites par l’Indonésie et les messages forts envoyés par les dirigeants de Singapour, et de la Malaisie qui ont dénoncé un usage de la force létale inexcusable » ajoute Christian Lechervy. L’ONU mise également sur la stratégie régionale illustrée par la visite, le 9 avril, de l’émissaire de l’ONU pour la Birmanie, en Thaïlande, première étape d’une tournée diplomatique en Asie préparatoire au sommet de Jakarta. Réunissant le 24 avril dernier les chefs d’Etats de l’ASEAN, dont le général Min Aung Hlaing, dans la capitale indonésienne, ce sommet s’est conclu sur un consensus réaffirmant la volonté des pays membres de faire cesser la violence, d’engager un dialogue constructif entre toutes les parties et de nommer un envoyé spécial de l’ASEAN pour faciliter le dialogue dont la visite sur le terrain serait acceptée par le régime militaire tout comme l’aide humanitaire. Une avancée encourageante saluée par le CRPH comme par les observateurs internationaux de l’Union européenne. Par ailleurs, la diplomatie sanitaire pourrait, dans les prochains mois, jouer un rôle important dans la résolution de la crise. La non-maîtrise de la pandémie est perçue comme un facteur d’instabilité régionale par les pays voisins vers lesquels fuient près de 250 000 réfugiés birmans. Des mouvements de population qui pourraient conduire à l’adoption de nouvelles positions diplomatiques.

Alors que la mise en application du consensus de Jakarta reste incertaine et que de nouvelles condamnations pénales ont été érigées à l’encontre d’Aung San Suu Kyi empêchant son retour sur la scène politique, le spectre d’une guerre civile comparable à celle ayant frappé la Syrie inquiète l’ONU.