Violences conjugales : « La fatalité triomphe dès que l’on croit en elle »

Dans le monde, une femme sur trois est, ou a été, victime de violences conjugales selon les statistiques de l’Organisation mondiale de la Santé. Elles sont 220 000 à subir des violences physiques ou sexuelles au sein du couple chaque année en France. Au moins autant de vies brisées. Alors que le Premier ministre, Jean Castex, annonçait début juin une série de mesures visant à renforcer la protection des victimes de violences, Attenti, pionnier en Espagne du dispositif anti-rapprochement pour la protection des victimes de violences conjugales, donnait la parole à Ernestine Ronai, Présidente de l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes en Seine Saint Denis, et Lucile Peytavin, Historienne et auteure de l’essai « le coût de la virilité » afin d’adresser les enjeux et les solutions au fléau des violences sexistes.

Par Philipine Colle

Un silence trop lourd

Cinquante-et-une femmes ont perdu la vie des mains de leur conjoint ou ex-conjoint depuis le début de l’année. Si le tragique décompte du nombre de féminicides en France engendre une prise de conscience accrue, l’ampleur dramatique du phénomène des violences domestiques reste encore occultée par l’ombre des statistiques déclaratifs et le peu de reconnaissance de la réalité de ces violences multiformes. « Une femme sur cinq révèle les violences qu’elle subit, pour seulement 15% de condamnation de leur agresseur. Des chiffres bas qui s’effondrent lorsqu’il s’agit des plaintes pour viol puisque seulement 10% des victimes de viol, ou de tentative de viol, conjugal en font mention auprès de la justice pour 3% de condamnation » constate Ernestine Ronai. Un état des lieux alarmant, reflet du silence dans lequel sont enfermées les victimes. Des tabous qui alimentent la violence. « La violence sexiste est une prise de pouvoir de l’homme sur la femme. Elle suit donc un certain mécanisme graduel d’influence et d’emprise débutant par une séduction, une fascination de l’autre et laissant place à la dévalorisation et l’humiliation. La gravité de la violence psychologique dont il est alors question n’est pas toujours détectée par les victimes au même titre que celle des violences sexuelles et matérielles telles que les confiscations de biens de subsistance, qui s’ensuivent. Un déni lié en partie à la reconnaissance récente de ce type de violence par la société et par loi. Le code pénal mentionne le harcèlement moral dans le couple depuis 2010 et le viol conjugal existe et est reconnu comme circonstance aggravante, en France, depuis la promulgation de la loi du 4 avril 2006 » explique Ernestine Ronai. Et de poursuivre « La violence physique suit ces violences silencieuses et représente une étape cruciale car en tant que violence massivement reconnue comme interdite, elle déclenche une prise de conscience conduisant une victime à demander de l’aide et à se savoir crue et reconnue comme victime ». Lever le voile sur les violences de l’ombre semble alors nécessaire pour stopper l’engrenage avant qu’il ne soit trop tard.

Des mécanismes de prévention encore sous-employés

Si la sanction des bourreaux est non négligeable, la prévention et la protection des victimes ont une part essentielle dans la sortie du cercle macabre de la violence conjugale. Pour échapper aux violences, une victime peut trouver de l’aide auprès des associations et des centres d’hébergements, dont le nombre de places semble encore insuffisant en France. Elle peut également se tourner vers les mécanismes de protection prévus dans la loi. Ernestine Ronai détaille « Les violences conjugales broient les familles. Une victime, pour protéger ses enfants, peut refuser de faire condamner leur père. Pour cela, il existe le mécanisme de l’ordonnance de protection, délivrée par un juge aux affaires familiales, visant à protéger la victime qui peut obtenir une interdiction d’entrer en contact avec elle, une jouissance exclusive du logement, la garde des enfants, une aide juridictionnelle provisoire, ou un droit au secret pour sa nouvelle adresse ». Très complet, ce mécanisme reste assez peu mis en œuvre puisque 5500 demandes ont été déposées depuis la mise en place en 2010 dont seulement 66% d’acceptation par les magistrats. « Le dispositif est encore insuffisamment connu et a du mal à prendre son essor car il est toujours considéré comme une sanction par un système judiciaire français peu habitué aux mesures de prévention. La Loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille ne conditionne pas l’obtention d’une ordonnance de protection à un dépôt de plainte mais à l’existence vraisemblable des violences et du danger. Une première avancée de reconnaissance des violences alléguées qu’il est nécessaire de poursuivre en retirant cette notion de danger vraisemblable, encore floue, de la loi » continue Ernestine Ronai.

L’annonce en début de mois de l’augmentation du nombre de Téléphone grave danger mis à disposition des victimes en compléments des ordonnances de protection et des mesures de contrôle judiciaire est saluée par la Présidente de l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes en Seine Saint Denis : « Passer de 1800 à 3000 Téléphones graves danger c’est bien, mais nous préconisons une mise en circulation de 5000 de ces téléphones, qui ont déjà sauvé des vies et donné le pouvoir aux victimes, afin de faciliter une distribution systématique dès les premières menaces, par les procureurs. Ces téléphones peuvent être couplés à des bracelets anti-rapprochement pour les grands dangereux, notamment à la sortie de prison ».

L’éducation comme espoir

L’accompagnement et la protection des victimes est conditionnée à leur identification préalable. Cela suppose éducation et sensibilisation. « Le seul moyen de reconnaître les victimes de violence est de leur poser la question et d’être préparé à entendre la réponse. Pour délier la parole, il faut savoir quoi répondre à une victime et connaître le réseau d’aide et d’accompagnement de proximité qui pourra l’entourer » déclare Ernestine Ronai. Une éducation à l’écoute et une formation à la prise en charge encouragées par la Loi du 4 août 2014 pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

Si la formation est la clé de la prise en charge des victimes, l’éducation, notamment des plus jeunes, est un espoir dans la lutte contre la perpétuation des violences. « Selon les ministères de la Justice de l’Intérieur, 96% de la population carcérale est masculine et il existe une surreprésentation des hommes parmi les auteurs des faits de délinquance et de criminalité les plus graves, avec 99% des auteurs de viols, 97% des auteurs de violences sexuelles et 87% des auteurs d’homicides volontaires. Pour autant, la violence n’est pas le propre d’un sexe et les hommes ne sont pas violents par nature » détaille Lucile Peytavin. Les études de paléo-histoire tendent à montrer que les sociétés paléolithiques étaient beaucoup plus égalitaires que ce qui est ancré dans les imaginaires collectifs. Les inégalités et la domination masculine se sont creusées lors de l’ère néolithique avec la sédentarisation des populations. Les études en neurosciences établissant la plasticité cérébrale comme responsable de 90% des connexions cérébrales d’un adulte, illustrent, quant à elles, la primauté de l’acquis sur l’inné et cassent ainsi les stéréotypes liés aux différences biologiques entre homme et femme. « La virilité violente n’est pas un résultat biologique mais bien une construction sociale qui n’a pas toujours existée dans l’histoire et qu’il est possible de déconstruire. La violence masculine a des racines culturelles et éducatives. La culture des héros viriles ayant recours à une violence légitime pour sauver le monde dans laquelle sont baignés les jeunes garçons, couplée à une éducation à la masculinité en opposition aux attributs féminins sont des terrains pour les dérives sexistes. Être un petit garçon en 2021 et ne pas pouvoir porter un t-shirt rose sans provoquer commentaires et railleries peut paraître anecdotique mais est symptomatique d’un ancrage culturel problématique » déclare l’auteure de « Le coût de la virilité ».

Alors que les comportements violents se développent dès le plus jeune âge, puisque 90% des élèves sanctionnés pour violences sur autrui au sein des collèges sont des garçons, l’éducation est un pilier vital pour un futur sans violences de genre. « La solution est sous nos yeux : il est nécessaire d’éduquer davantage les garçons comme les filles, de cultiver l’empathie, les sentiments et la communication constituant un capital humain favorisant la cohésion sociale » assène Lucile Peytavin. Il semble urgent de réagir face à la dégradation de la situation. Un fléau de société qui concerne chaque citoyen.

« La fatalité triomphe dès que l’on croit en elle » disait Simone de Beauvoir. Aussi, Ernestine Ronai appelle aujourd’hui à « ne plus croire à la fatalité des violences conjugales. C’est ainsi que nous parviendrons, ensemble, à faire reculer ce fléau ! » conclut-elle.