À l’heure de cette publication, le printemps dépose sur Terre quelques douceurs tandis qu’Elon Musk déploie pour la seconde fois tout l’art de sa communication, à force de modélisations 3D, de Tesla roulant rutilantes vers le pas de tir et de cockpit design sans un câble qui traine. Dans le New Space, la communication des ambitions infuse une tension latente, comme un dissuasion par l’annonce de l’ambition.
Par Alban GUYOMARC’H et Bastien Girard
Depuis 2001, l’Odyssée de l’espace a repris son souffle tout en mettant à jour sa matrice. La tectonique mondiale redessinait alors sa géopolitique et le monde voyait éclore, çà et là, quelques volontés de puissance. L’Est et l’Ouest devenaient des orientations relatives, le monde se dépolarisait et les regards se tournaient vers l’Asie. 20 ans après, le spatial n’est plus tout à fait le même, au point qu’il fallût qualifier ce nouvel élan NewSpace. Privilège des premiers que de nommer en leur langue ? Ce nouvel élan spatial se définit par quatre faits saillants : le déplacement des ruptures vers le privé, la multiplication des pays à s’engager dans la course, la montée en puissance de la Chine spatiale… et un nouvel art de la communication spatiale.
L’Espace, un projet de société
Soyons clairs, le quatrième fait saillant, à savoir que l’Espace soit au service d’une forme de discours n’est pas nouveau. Dès le 20e siècle, la course à l’Espace s’est fondée sur des démonstrations de puissance. Du Beep-Beep de Spoutnik à la dénomination des objets spatiaux en passant par les programmes de propagande autour des missions de la NASA, chacune des premières puissances, les Etats-Unis et la Russie en tête, ont su instrumentaliser la course à l’Espace. Croire que la communication serait l’accessoire du principal, la réussite technologico-militaire, serait une erreur. L’Espace était et demeure un projet de société, porteur d’un certain prestige pour les succès et d’un opprobre national pour les échecs.
La maîtrise de la scène, de l’image a souvent été un facteur de décision pour la maîtrise du territoire spatial : occuper le terrain, occuper l’orbite ou le sol lunaire – mais aussi occuper les esprits. Les codes de la communication spatiale ont évolué : la propagande de Guerre froide a laissé place au spectacle. La captation de l’attention demeure l’ADN de la communication, mais les médias utilisés et l’esprit du temps à communiquer ont changé. La dimension communicationnelle est aujourd’hui exacerbée : internet s’est démocratisé, les tirs sont retransmis en live sur YouTube et l’arrivée d’un rover sur Mars fait déplacer des millions de personnes devant leurs écrans personnels. Le succès d’un tir sera désormais aussi celui de son nombre de vues sur les réseaux. La communication est plus que jamais devenue une arme-en-soi, au point même qu’on peut communiquer sans avoir fait – et au point même que l’effet d’annonce suffirait parfois à dissuader l’adversaire.
Repenser la dissuasion spatiale
Repenser la dissuasion spatiale à la lumière d’une définition plus large : le concept est à l’origine inextricable du nucléaire. La perspective de destruction mutuelle assurée suffisait à renoncer à l’agression, si tant est que les partis gardaient leur main pas trop loin du bouton nucléaire – avec un arsenal à jour. Aux premiers âges de la course à l’Espace, le spatial et le nucléaire étaient inséparables. De la V2 Von Braun au programme Guerre des étoiles de Reagan pour ne citer qu’eux. Mais la dissuasion, c’est avant tout l’art d’empêcher un acteur d’agir de peur des conséquences potentielles. Cela supposant deux capacités que le spatial connaît bien : savoir observer l’autre et savoir communiquer. Du Take-off au Show Off, les exemples d’actes de dissuasion en matière spatiale sont nombreux : de la collision en 2009 entre Iridium 33 et Cosmos 2251, l’envoi en 2016 par la Chine d’un satellite muni d’un grappin (officiellement pour récupérer des débris), la destruction par l’Inde d’un de ses satellites en 2019 ou le sixième envoi d’un X-37 américain en 2020 (qui pour rappel se contente officiellement de tourner autour de la terre).
Une stratégie de soft power
En investissant un niveau de show-off de haut vol, les puissances spatiales renouvellent aujourd’hui leurs stratégies de contrainte par le discours, une forme de soft power en quelque sorte ! Prenons deux exemples. Le premier, la course aux armées spatiales. Les Etats-Unis, la France et le Japon, pour ne citer qu’eux s’y sont lancés. Le déploiement de la Space Force américaine a donné lieu à une grande communication autour du logo de cette nouvelle entité, inspiré de la science-fiction. Ces armées spatiales annoncées sont une formalisation discursive d’un outil de dissuasion, quitte à ne pas déployer les moyens afférant aux ambitions nouvelles. Le second exemple ? La polarisation d’un ennemi, car dans la space dominance, il faut un ennemi, qu’il soit Russe ou Chinois. Quitte à rappeler les codes de la Guerre froide, il s’agit de légitimer les dépenses spatiales en identifiant la menace – et polariser une rivalité entre des ennemis dont les budgets sont clairement inégaux.
Dans ce nouvel âge qui se dessine, les répertoires de la dissuasion par le discours demeurent mais se diversifient. Il ne s’agit pas toujours de montrer une capacité de destruction. Des initiatives émergent pour limiter la portée physique des armes exposées. Après les Etats-Unis ou la Russie, les puissances les moins militarisées telles que l’Union européenne réfléchissent à entrer dans l’arène et étudient la possibilité de disposer de systèmes autonomes d’intelligence spatiale et de nouveaux concepts pour prévenir les risques opérationnels présents et futurs. Avec les initiatives de reconnaissance de l’environnement spatial (Space Situational Awareness) et de gestion du trafic spatial (Space Traffic Management), les puissances n’entendent pas seulement se protéger des débris mais passer un message à leurs concurrents : ils savent mieux que les autres ce qu’il se passe dans le ciel, et pourront, au besoin, faire usage de ces informations à des fins inamicales.
Un nouveau champ de contre-conflictualité
Cette nouvelle dissuasion n’est pas dépourvue des travers de la dissuasion traditionnelle. Elle n’a pas encore prouvé, derrière les projets de domination ou de suprématie spatiale, qu’elle permettait réellement d’empêcher les autres d’agir. Au contraire, ces démonstrations de puissance se répondent et font craindre, par leurs surenchères, que la situation ne dégénère en conflit d’un nouvel ordre et sans contrôle. Est-il aussi évident pour tous les porteurs de discours pour la militarisation de l’Espace qu’un conflit dans l’espace aurait, autant qu’un conflit nucléaire, des effets destructeurs pour toutes les parties ? Il nous est permis de douter, faute de l’expérience d’une attaque dans l’Espace de l’ampleur d’un Hiroshima ou Nagasaki, que la peur d’aller trop loin ou que l’inégale dépendance au spatial ne contiennent vraiment les démonstrateurs de puissance dans ce « nouveau » milieu. Voyons jusqu’où la politique des Etats-Unis, puissance la plus dépendante des infrastructures spatiales pour son économie et sa défense, peut aller dans cette course à la dissuasion. Toutefois, cette dissuasion par le discours n’apporte pas seulement de nouveaux risques. Elle porte justement les germes d’un nouveau champ de contre-conflictualité où militaires, diplomates, scientifiques et marchands s’engageront à nouveau pour construire la paix, en convenant qu’elle est préférable à tous. Elle catalyse de nouveaux élans pour l’Espace, que ce soit l’exploration robotique ou le vol habité vers la Lune et vers Mars, à des activités centrées sur la protection de l’environnement et les applications spatiales.