Le continuum de sécurité nationale est-il condamné à n’être qu’un concept ?

Alors que la loi pour une sécurité globale préservant les libertés du 25 mai 2021 a été critiquée par nombre de professionnels de la sécurité privée pour la faiblesse de ses apports, le continuum de sécurité nationale semble plus que jamais ramené à un simple concept devenu, chemin faisant, l’incarnation d’espoirs déçus.

Par Guillaume Farde, Professeur affilié à l’Ecole daffaires publiques de Sciences Po

Sans minorer les écueils de la loi précitée ni amoindrir la déception de la filière, le continuum de sécurité nationale est pourtant, aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain, bien plus qu’un concept. Le continuum de sécurité nationale est à la fois un constat, un concept, un processus, une ambition et un horizon.

Fin de la prééminence de l’Etat

Le continuum de sécurité nationale est avant tout un constat : celui de l’impossibilité pour l’Etat d’assurer seul la sécurité générale de la Nation. Dans un pays de tradition étatiste comme la France, le reconnaître a pris du temps : deux siècles auront été nécessaires. En 1789, l’article XII de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pose le principe du primat de la « force publique » sur la force privée et, sur ce fondement, les jurisprudences constitutionnelles et administratives ont ensuite bâti un cadre jurisprudentiel qui préserve le mode de gestion étatisé de la sécurité intérieure. Le modèle français de sécurité intérieure se distingue ainsi par la prééminence de l’Etat. La sécurité des personnes et des biens est dévolue aux forces de police et de gendarmerie à qui il est confié un noyau dur de compétences, sur le fondement desquelles s’est construit un système de valeurs, hiérarchisant et excluant. Ce faisant, les polices municipales et les agents de sécurité privée ont évolué à la marge du modèle de sécurité intérieure français et, si les ressources de l’État étaient restées abondantes et les budgets n’avaient connu aucun déséquilibre, probablement que le mode de gestion du service public de la sécurité intérieure n’aurait jamais été remis en question. Or, sous la pression budgétaire, le délitement de ce monopole étatique a été progressif et à partir de la fin des années 1990, les collectivités territoriales ont été associées à l’exercice de certaines missions concourant à la sécurité générale de la Nation.

Un concept qui rompt avec la tradition

Le continuum de sécurité nationale est donc aussi un concept ; un concept imaginé fin 2016 par le Secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN) avant que le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, n’en fasse une notion valise un an plus tard. Il désigne un axe gradué sur lequel, des tâches les moins sensibles aux plus sensibles, des missions les plus locales aux plus internationales, les agents de sécurité privée, les policiers municipaux, les policiers nationaux, les gendarmes et les militaires des trois armées sont appelés à travailler de concert. En vertu de ce concept, la double association des polices municipales et des agents de sécurité privée à la réalisation de missions de sécurité intérieure est non seulement permise mais elle est, surtout, érigée en une véritable politique publique qui rompt avec deux siècles de tradition française.

Un processus de rattrapage catégoriel et symbolique

En cela, le continuum de sécurité nationale désigne, concomitamment, un processus. A considérer que la sécurité générale de la Nation se compose d’une série de cercles concentriques dont le cœur recèle les missions les plus critiques (pouvoirs de police judiciaires, pouvoirs d’enquête, port d’armes, etc.) et dont la périphérie n’est composée que de missions socialement moins valorisées (relevé de certaines contraventions, police du stationnement, gardes statiques, etc.), les polices municipales et les agents de sécurité privée ont commencé par évoluer tout à la marge. Ni militaires de la gendarmerie, ni policiers nationaux, ces agents se sont sentis appartenir à une filière sous-valorisée et insuffisamment attractive. Or, depuis les attentats de janvier et novembre 2015, leur réhabilitation s’accélère. Face à l’ampleur de la menace, la mobilisation de l’ensemble des acteurs qui contribuent à la sécurité générale de la Nation est devenue impérative, si bien qu’aucun événement public de masse ne peut désormais plus se tenir sans le quadruple concours des armées (force Sentinelle), des forces de sécurité étatiques (police et gendarmerie), des polices municipales et de la sécurité privée. L’histoire commune des polices municipales et des agents de sécurité privée est ainsi celle d’un long et lent processus de rattrapage catégoriel et symbolique, encore inachevé à ce jour.

Une ambition : la coopération public-privé

Cet état d’inachèvement est la raison pour laquelle le continuum de sécurité nationale reste, encore à ce jour, une ambition. La querelle qui opposait jadis les « anciens » et les « modernes », les étatistes et les libéraux, l’Ecole de la puissance publique et la Nouvelle gestion publique, est dépassée. Face à la demande croissante de sécurité, les administrations de l’État comme les professionnels du secteur de la sécurité privée ont entamé une réflexion sur les modalités de leur coopération au sein du continuum, actant par là même que sa réalisation était leur ambition. Toutefois, la proclamation d’une volonté conjointe de coopérer ne saurait jamais constituer qu’une première étape et même si la coproduction public-privé de sécurité n’a d’autre option que de poursuivre son inscription dans le paysage sécuritaire français à marche forcée, au moins trois défis subsistent. Le premier est celui de la clarification dans un contexte où les acteurs privés attendent que l’Etat définisse leur juste place, en droit comme dans les faits. Le deuxième, d’ordre économique, consiste en l’accompagnement par l’État de l’émergence d’acteurs de taille qui constitueront autant de partenaires privilégiés pour la conduite des externalisations. Le troisième, d’ordre symbolique, est celui de la réhabilitation définitive de toute la filière privée de sécurité car, tant qu’une forme de mépris à l’égard de la force privée subsistera, aucune co-construction ne sera possible.

Un horizon : les JOP 2024

Le continuum de sécurité nationale est, enfin, un horizon : celui des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 au cours desquels la coopération public-privé devra faire ses preuves dans et par l’épreuve. Les 57 journées d’activités sportives consécutives que dureront les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 nécessiteront la mobilisation de plus 25 000 agents de sécurité privée, soit près du double du nombre d’agents mobilisés à l’occasion de l’Euro 2016 de football. Parvenir à un tel volume de recrutements impliquera de parfaire l’organisation de la filière, de rehausser les standards de formation et d’intensifier les contrôles, autant d’avancées concrètes dans la réalisation du continuum de sécurité nationale et qui feront de ce grand rendez-vous sportif une épreuve… de vérité.

La loi sécurité globale, frein ou accélérateur ?

Or, sur ce chemin de temps long amorcé à l’orée des années 1990, les acteurs de la filière se demandent légitimement si la loi pour une sécurité globale préservant les libertés n’est finalement pas davantage un frein qu’un accélérateur. Très attendue, cette loi devait remplir deux objectifs : accélérer le processus de régulation économique du secteur et étendre le champ des activités privées de sécurité à des activités non encore reconnues comme telles. Sur le premier objectif, le manque d’ambition dans la limitation du recours à la sous-traitance (limitée au rang 2 là où le Groupement des entreprises de sécurité notamment, appelait de ses vœux une limitation au rang 1 à l’image de ce qui se pratique en Espagne) a été vivement critiquée. Plus encore, l’absence d’instauration d’une condition de garantie financière obligatoire pour les sociétés de sécurité privée, à rebours des préconisations du rapport Blot-Diederichs de 2010, de la proposition n°49 du rapport Fauvergue-Thourot de 2018 et des annonces du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, la même année, reste l’une des lacunes majeures de cette loi. Et que dire de son article 35 qui diffère encore l’inclusion dans le Livre VI du Code de la sécurité intérieure des activités telles que l’installation de dispositifs de sécurité électronique, le conseil en sûreté ou la sûreté à l’international et ce, même s’il a été répété ad nauseam que ces activités sont réalisées à titre onéreux (critère organique) dans le domaine de la sécurité des personnes et des biens (critère matériel) et que, par conséquent, rien ne s’oppose à leur reconnaissance comme des activités privées de sécurité à part entière ? Difficile pour la filière de ne pas regretter une énième occasion manquée !

En ce début d’été 2021, le continuum de sécurité nationale semble prisonnier d’un terrible paradoxe. Alors que chacun convient qu’il n’est plus possible qu’un événement, ni qu’une manifestation publique à caractère culturel, sportif ou festif ne puisse se tenir sans le concours des agents de sécurité privée, l’association effective d’acteurs qui n’ont plus rien de périphérique, à la sécurité générale de la Nation tarde à s’incarner tant dans les textes que dans les actes. Le continuum de sécurité nationale est un processus lent, trop lent, et les acteurs de la sécurité privée réclament qu’on presse le pas. Ils le réclament non pas pour bénéficier d’une quelconque logique de subsidiarité dont ils n’ont jamais voulu mais bien au nom d’un effort de clarification de la nature et du périmètre des externalisations qui leur seraient désormais autorisées par un Etat enfin devenu partenaire.