En 2022, 250 « terroristes islamistes »1 retrouveront la liberté, soit la moitié des détenus incarcérés pour ce motif. Véronique Brocard, journaliste spécialiste du terrorisme, après une enquête longue de deux ans, dévoile dans son livre les Sortants, paru en 2020 aux éditions les Arènes, les contours des missions de ceux qui œuvrent à réinsérer et à désengager de la violence ces hommes et ces femmes qui ont adhéré à la cause jihadiste.
Par Sylvain Dumont
L’administration pénitentiaire dans l’œil du cyclone
La problématique des sortants de prison fait écho au livre les Revenants du journaliste David Thomson, publié en 2016, qui abordait la question des Français partis rejoindre les groupes jihadistes en Syrie. Aujourd’hui, ces revenants ainsi que d’autres « terroristes islamistes » (TIS) regagnent la liberté. C’est dans ce contexte que Véronique Brocard s’est immergée au sein de l’administration pénitentiaire (AP) afin de comprendre comment une série d’acteurs tente de préparer leur sortie. Si « la principale mission de l’AP est de faire exécuter les peines, la seconde est de favoriser la réinsertion sociale pour limiter la récidive » explique-t-elle.
Depuis 2014, l’AP a été forcée de s’adapter aux nombreux flux de TIS qui ont pénétré dans la « grande muette » car le jihadisme travaille à se recomposer en détention. L’augmentation du nombre de jihadistes en prison a favorisé la diffusion de nouvelles normes : de 15 jihadistes incarcérés en 2014, nous sommes passés à près de 500 entre 2018 et 2020. « En les enfermant tous ensemble, ils s’engrenaient. En les mélangeant avec la détention ordinaire, les TIS peuvent contaminer les autres. La volonté de l’AP est donc d’individualiser les cas », souligne Véronique Brocard.
La prise en charge des détenus « radicalisés »
Les agents de l’AP ont entrepris d’évaluer les détenus en fonction de leur degré d’adhésion aux thèses jihadistes, de leur personnalité, de leur niveau de violence potentielle, de leur prosélytisme, etc. Au sein des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) – dont le premier a été ouvert en 2017 à la maison d’arrêt d’Osny -, les détenus passent quatre mois à l’issue desquels ils peuvent être placés en quartier d’isolement (QI), en quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR) où tous les six mois, les responsables de la détention peuvent renouveler leur placement dans ce quartier étanche ou en détention ordinaire. « Les QER sont une détention semblable à l’isolement. Dès lors que le détenu quitte sa cellule, les surveillants s’assurent que le couloir est vide. Pour les promenades, ils sont très peu nombreux et très surveillés », observe la journaliste. La décision d’orienter le détenu est prise par le directeur de la prison après avoir pris connaissance du point de vue des différents professionnels qui interviennent lors de l’évaluation. « Pour l’examen au cas par cas, il y a les fameuses commissions pluridisciplinaires uniques (CPU) avec autour de la table toute l’équipe responsable de la détention ainsi que les professionnels de prise en charge », indique Véronique Brocard. On y retrouve le binôme de soutien composé d’un psychologue et d’un éducateur spécialisé, un référent du fait religieux, le renseignement pénitentiaire, la direction et le conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). « Les dossiers sont réexaminés tous les mois voire toutes les deux semaines. On aurait pu considérer que tous les détenus sont identiques et mettre en place une unique prise en charge sécuritaire. Cependant, à partir du moment où on prépare leur sortie, il faut prendre en compte toutes les facettes de leur personnalité », explique l’auteure des Sortants. Les profils sont complexes et protéiformes. Parmi ceux rencontrés par Véronique Brocard, certains ont témoigné d’un réel désir de se réinsérer et d’un désengagement manifeste de l’idéologie violente en portant un regard critique sur leur adhésion passée aux thèses jihadistes. On ne peut toutefois s’assurer de l’authenticité de la personne. C’est pourquoi le travail pluridisciplinaire permet de cerner davantage la personnalité et les réelles motivations du détenu.
« La mission de l’AP marche donc sur deux jambes : d’un côté le volet sécuritaire (pour que la détention se passe dans les meilleures conditions), et de l’autre, le triptyque prévention – récidive – prise en charge. Il y a des frictions permanentes entre ces deux volets », souligne Véronique Brocard. Il s’installe alors un jeu d’équilibre au sein de la détention comme en dehors des murs. Une agression pourrait toutefois faire entièrement basculer les dispositifs mis en place. « Si un sortant passait à l’acte, le château de cartes s’effondrerait probablement. L’effroi que susciterait l’attentat pourrait ébranler tout l’appareil juridico-sécuritaire », prévient la journaliste.
Le suivi en milieu ouvert : comment favoriser le désengagement ?
A l’issue de leur peine ou avant d’être jugés, les individus condamnés pour des faits de terrorisme ou poursuivis pour ces motifs peuvent être pris en charge en dehors des murs, à la demande du magistrat. Les « droits communs susceptibles d’être radicalisés » peuvent également être accompagnés. Cette mission de premier plan a été confiée au groupe SOS et à son dispositif PAIRS2 en 2018 par la Chancellerie. Plus de 160 personnes ont été suivies par les professionnels de ce programme implanté à Lille, Paris, Marseille et Lyon. Composé de travailleurs sociaux, d’éducateurs spécialisés, de médiateurs interculturels et du fait religieux, de conseillers d’insertion professionnelle, de psychologues et de psychiatres, le PAIRS, par son regard pluridisciplinaire, œuvre à désengager de la violence les individus « radicalisés ». Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI) a livré en février dernier son rapport d’évaluation sur le PAIRS dans lequel il dresse un bilan positif. A ce jour, aucun individu accompagné n’a récidivé pour des faits de terrorisme.
La France a donc laissé une place à la réinsertion de ces personnes. « La dureté à leur égard peut être contre-productive », note Véronique Brocard. La délicatesse de cette problématique qui préoccupe les professionnels de la prise en charge est générée par la fameuse tâqiya ou dissimulation. « Comment détecter au-delà du silence un éventuel passage à l’acte ? Ce n’est pas une science exacte. Personne ne peut sonder les esprits et les âmes », s’interroge la journaliste. Et d’ajouter : « Le fait qu’il n’y ait pas eu de récidive – jusqu’à aujourd’hui – est un signe que la prise en charge fonctionne ». En plus d’un suivi socio-judiciaire en dehors des murs de la détention, l’individu pris en charge peut faire l’objet d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (MICAS) qui peut contraindre la personne, dans une durée maximale de douze mois, à se rendre tous les jours au commissariat, à ne pas quitter une commune ou encore à ne pas apparaître dans un lieu prédéfini. La pérennisation et l’extension de cette mesure à vingt-quatre mois est actuellement portée par le nouveau projet de loi antiterroriste.
La problématique des sortants s’intègre dans un contexte plus général de risque prégnant. « En ce mois de septembre s’ouvrent les procès du 13 novembre qui devraient durer plus de six mois », indique Véronique Brocard. Un épisode judiciaire qui ravive les plaies, susceptible d’accroître les risques d’attentats encore omniprésents…
1 Les TIS, pour « terroristes islamistes », est un acronyme utilisé par l’administration pénitentiaire, tout comme les DCSR pour les « droits communs susceptibles de radicalisation ».
2 Programme d’accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale.