L’attentat raté du 4 septembre 2016, aux abords de la cathédrale Notre-Dame de Paris par un commando entièrement féminin a révélé l’engagement des femmes dans le jihadisme. Pourtant, la violence n’est que la partie visible de leur engagement. A l’heure de la problématique des revenantes de Syrie, la question « comment les femmes se sont rendues actrices de la cause jihadiste ? » se pose.
Par Hugo Champion
Pérennisation du projet jihadiste
En tant que mères et épouses de jihadistes, les femmes assurent activement la diffusion et la pérennité du jihadisme international. « La maternité est un moyen pour pérenniser le jihadisme », explique Géraldine Casutt, doctorante en sociologie des religions à l’Université de Fribourg (Suisse). Ce sont elles qui élèvent les achbal (lionceaux) du califat, dans l’amour du jihad. L’une des chroniqueuses du magazine de propagande anglophone Dabiq de l’Etat islamique, connue sous le nom d’Oum Sumyyah, compare l’engagement des femmes à un « jihad sans combat ». Dans le numéro 8 du magazine, elle détaille : « Vous êtes dans le jihad quand vous réussissez à élever une génération qui voit l’honneur dans les pages du Coran et dans la bouche d’un fusil (…). Vous êtes dans le jihad lorsque vous enseignez aux enfants la différence entre la vérité et le mensonge, entre le bien et le mal ».
L’engagement des femmes dans la cause jihadiste fait preuve d’une authenticité manifeste et d’une volonté de faire perdurer le projet. En France, le jihadisme des femmes n’a été analysé qu’à l’aune de la violence potentielle qu’il pouvait générer. « Mais le jihadisme n’est pas que l’expression de la violence. C’est pour cette raison que le rôle des femmes était impensé », souligne Géraldine Casutt.
D’autre part, l’Occident, imprégné du combat déjà séculaire des femmes pour leur émancipation, peine à saisir les dynamiques qui poussent des femmes à adhérer à une doctrine qui les enferme dans la soumission à Dieu et à l’homme. Le voile intégral est communément perçu dans la civilisation occidentale comme la quintessence de la soumission à l’homme. En revanche, pour les femmes jihadistes, le port du niqab est vécu comme un « féminislamisme », selon l’expression de Géraldine Casutt, au sens qu’il permet à la femme de s’émanciper en se soumettant à Dieu. Ce sont comme des perles noires sacrées qui sont invisibilisées aux yeux des hommes mais qui brillent sous le regard de Dieu.
Quels rôles pour les femmes au sein du califat ?
« On prend en compte la nature intrinsèque du genre féminin et on leur attribue des tâches précises », explique la chercheuse. D’abord et avant tout mère au foyer (Oum), la femme occupe également des postes pluriels comme celui d’infirmière, d’éducatrice, de gestionnaire de maqar (maison fermée où vivent les femmes non mariées), de poétesse, de propagandiste, de recruteuse ou encore de membre des brigades Al-Khansaa ou Umm al-Rayan, les unités exclusivement féminines de police et de respect de la religion – hisbah – créées début 2014 pour garantir la stricte application de la charia. Le fait que Daech ait réussi à mettre en place une administration semblable à celle d’un Etat explique que de nombreuses femmes ont pu occuper une pluralité de tâches.
Aucun groupe jihadiste avant l’Etat islamique n’avait auparavant attiré en son sein autant de recrues, qui de surcroît, venaient des cinq continents. Le nombre de femmes occidentales parties rejoindre l’Etat islamique est d’environ 600. S’il n’existe pas de profil type, la moyenne d’âge est de 25 ans. Le rapport sénatorial français du 4 juillet 20181 affirmait que « cette féminisation [du jihad] constitue l’un des traits majeurs du phénomène des filières syro-irakiennes, en même temps qu’elle témoigne du haut degré de radicalité de ces femmes ». Daech a donc su, à travers sa machine de propagande, attirer de nombreuses femmes en son sein. Via différents canaux, notamment les réseaux sociaux, le grand nombre de recruteurs de l’EI ont utilisé de nombreux ressorts pour faire adhérer à la cause jihadiste les futures recrues. Sentiment d’injustice, quête identitaire, mariage… autant d’éléments sur lesquels s’appuient le groupe pour attirer les velléitaires en son sein. Séduites et convaincues par l’idéal jihadiste, l’acte de la hijra (émigration en terre religieuse) s’est imposé comme un fard al-ayn (devoir impérieux) pour les muhajirat (immigrées).
Enfin, bien que la place de la femme soit en dehors des zones de combat, on observe qu’elle s’est vu confier, lorsque les circonstances géopolitiques l’imposaient, le rôle de chahida (martyre).
Les femmes engagées dans la violence jihadiste : une exception notable ?
L’injonction du porte-parole de l’Etat islamique, Abou Mohamed al-Adnani, qui appelait en 2014 les musulmans à frapper par tous les moyens possibles les Occidentaux, « relève davantage d’une stratégie pragmatique de l’EI que d’un rééquilibrage des rôles », souligne la chercheuse. Ce sont les femmes restées en Europe et frustrées de n’avoir pu rejoindre le Cham qui ont opté pour une logique de violence mais aussi parce qu’à partir de 2016, Daech se trouvait en position de faiblesse. C’est pourquoi des femmes, incitées par le jihadiste français Rachid Kassim présent sur la zone syro-irakienne, tenteront de faire exploser une voiture remplie de bonbonnes de gaz aux abords de la cathédrale de Notre-Dame de Paris en septembre 2016.
Le discours général de l’EI sur les femmes a connu une légère inflexion au tournant de l’année 2017, lorsque l’organisation les a explicitement appelées à s’engager activement dans les combats. Trois documents ont tenté de légitimer le jihad armé pour les femmes. Les articles faisaient notamment référence aux moudjahida (combattantes) du temps du Prophète comme exemples à suivre. En octobre 2017, le numéro 100 de l’hebdomadaire al-Naba, intitulé « L’obligation des femmes dans le jihad contre l’ennemi », s’ouvre sur une phrase qui marque une évolution sur la participation des femmes au combat : « les femmes sont les sœurs des hommes ». Et de poursuivre : « les femmes musulmanes ont l’obligation de remplir leur devoir sur tous les fronts en soutenant les moudjahidin dans cette bataille (…). Elles doivent se considérer comme des moudjahidines pour la cause de Dieu et se préparer à défendre leur religion avec leurs [âmes] ». Les femmes, comme les hommes, doivent se tenir debout, et être prêtes à livrer bataille pour sauver le califat.
Le recours aux femmes par Daech dans sa guerre menée contre les impies est peu à peu légitimé dans les colonnes des magazines officiels de l’organisation, en dépit du fait qu’on y décèle des difficultés à justifier de façon cohérente et durable le rôle de la femme en tant que soldat de Dieu. La déréliction de Daech a pour conséquence de décentraliser le jihad, et de l’exporter sur les terres du dar al-kufr (territoire mécréant). Les femmes, dans cette guerre sainte internationalisée, sont appelées, de façon officielle ou non, à jouer un rôle dans la violence déployée.
« On observe que la violence des femmes est encore très rare », nuance Géraldine Casutt. Et d’ajouter : « Quand les femmes sont appelées à la violence par les groupes, c’est qu’ils sont en décomposition. C’est quand il n’y a plus assez d’hommes pour défendre le territoire ». Cependant, le passage à l’acte violent d’une femme jihadiste reste d’actualité d’autant que l’on observe actuellement « une porosité des frontières entre les différents groupes islamistes qui se trouvent des luttes communes et qui se réunissent autour de l’identité musulmane en général alors qu’ils étaient traditionnellement en concurrence ». Concrètement, lors de l’assassinat de Samuel Paty, on a assisté à une connivence entre des islamistes politiques proches des Frères Musulmans avec le militant Abdelhakim Sifraoui et l’activisme jihadiste avec le terroriste Abdoullakh Anzorov.
Il suffirait donc d’une personnalité charismatique – comme celle de Rachid Kassim- pour que les femmes soient motivées à perpétrer un attentat.
Leur retour de zone : quels enjeux ?
« Bien que l’Etat islamique ait perdu ses territoires, l’idéologie n’a cependant pas disparu », prévient Géraldine Casutt. On assiste actuellement à « la création d’une nouvelle mythologie jihadiste au sein de laquelle les femmes préparent la nouvelle génération », poursuit-elle. La problématique du retour de ces femmes achoppe alors sur le cas des enfants, car ils ont été élevés selon les principes doctrinaux jihadistes. « Il est difficilement envisageable de rapatrier les enfants sans les mères », explique la chercheuse. Les enfants, sont tantôt « représentés comme des « enfants jihadistes » qui suscitent un danger au même titre que leurs parents, tantôt comme des « enfants de jihadistes », qui ne sont pas nécessairement déterminés ni condamnés par les choix de leurs parents. Il nous faut donc nous réinterroger sur nos propres valeurs », ajoute Géraldine Casutt. Selon une logique sécuritaire, le rapatriement de l’ensemble des Français présents dans les camps kurdes de la Syrie et de l’Irak permettrait d’avoir un contrôle accru sur ces derniers. Récemment, l’EI a mené « des campagnes médiatiques dans lesquelles les femmes enfermées dans les camps de déplacés sont présentées comme des porte-étendards de l’idéologie jihadiste. Ces femmes dans la propagande servent essentiellement trois objectifs. Premièrement, elles permettent de rappeler que le projet djihadiste se situe dans un « temps long », dans la mesure où ce sont elles qui constituent la courroie de transmission de l’idéologie et de la méthodologie vers la génération suivante. Elles sont ensuite instrumentalisées dans une optique de victimisation pour susciter l’indignation par rapport à leur sort, avec le dyptique victimisation-vengeance. Elles sont, enfin, mises en exergue comme moyen de culpabilisation pour les hommes restés en Occident ou inactifs : leur engagement est une manière de leur dire « ce sont des femmes et elles font plus que vous » » explique Laurence Bindner – co-fondatrice de JOS Project, plateforme d’analyse des discours extrémistes en ligne.
Une réflexion devra également être menée sur la judiciarisation des personnes restées sur zone. « Pour un jihadiste convaincu, la prison n’a pas de valeur de punition. C’est considéré comme une étape de légitimation. Bien sûr, il y en a aussi pour qui la prison a pu jouer un rôle salutaire », souligne la chercheuse. Quelle peine aurait donc du sens ? Comment mettre en place une peine efficiente qui limiterait le risque d’un éventuel passage à l’acte violent et qui favoriserait le désengagement d’un individu impliqué dans la défense de la cause jihadiste ?
A l’inverse, des femmes comme des hommes admettent avoir commis une erreur manifeste en se rendant sur zone. La réalisatrice espagnole Alba Sotora, rend compte dans un reportage sur les femmes de Daech dans le camp de Roj en Syrie de la complexité du sujet. D’un côté, des femmes qui soutiennent encore la cause jihadiste exercent des pressions sur les autres détenues et imposent leur idéologie. De l’autre, des femmes qui ont abandonné la cause et qui se sont désengagées. « Ces dernières sont dans un mode de survie permanent et ne vont pas prendre la parole. Les gardes ne pénètrent quasiment plus dans le camps d’al-Hol. Celui-ci s’organise comme un Etat dans l’Etat, où les plus radicalisées font taire les autres. », précise Laurence Bindner.
Actuellement, plus de 700 enfants – dont un tiers de Français – et 300 femmes venant des pays de l’Union européenne se trouvent dans les camps du nord-est de la Syrie, notamment Roj et d’Al-Hol. Quelque 120 personnalités du monde universitaire et de la culture ont appelé en juin dernier la France à « rapatrier immédiatement » les enfants français détenus en Syrie. Et d’ajouter : « Laisser périr ces enfants dans ces camps est indigne de notre État de droit et contraire à nos engagements internationaux. (…) et les rapatrier sans leurs mères, comme le souhaiteraient certains Etats, ne répond pas à l’intérêt supérieur de ces enfants ».
L’Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas ont déjà procédé à des rapatriements. Le Danemark a annoncé préparer le retour de ces enfants et le premier ministre belge, Alexander De Croo a déclaré que les enfants de moins de douze ans seront rapatriés. La France devra donc faire des choix cruciaux afin de combattre le phénomène jihadiste qui demeure très vivace.
1 Fait au nom de la Commission d’enquête sur l’organisation et les moyens des services de l’État pour faire face à l’évolution de la menace terroriste après la chute de l’État islamique.