Soutenir l’héritage et la vision singulière du numérique français

Défendre l’idée d’une souveraineté numérique ne veut pas dire se renfermer dans une posture anti européenne ou anti Silicon Valley. C’est au contraire défendre la liberté d’inventer notre futur en se donnant les moyens de pouvoir le construire par nous-même.

Par Tariq Krim

Un peu dhistoire

Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le plan Marshall conditionne la reconstruction de l’Europe, deux pays, la France et l’Angleterre, décident de s’émanciper des restrictions imposées par les États-Unis pour développer leur propre filière informatique. Ces deux pays l’ont bien compris : sans ordinateur, il n’est pas possible de créer une bombe atomique. Sans dissuasion nucléaire, il aurait été probablement impossible pour la France de peser au niveau international en pleine Guerre Froide. Déjà, à cette époque, l’informatique devient l’outil indispensable pour maîtriser son destin militaire, industriel et géopolitique dans un monde dominé par les États-Unis et l’Union Soviétique. Dès 1967, la France se dote d’une recherche en informatique de qualité avec la création de l’IRIA devenu l’INRIA.

Une trahison multiple

Une vision souveraine, lucide et singulière du numérique français nous habite alors. Mais à trois reprises, elle sera trahie.

Par idéologie. Dès les années 70 en ne choisissant pas l’architecture décentralisée du réseau Cyclade de Louis Pouzin (qui deviendra la base de l’Internet aux États-Unis) et lui préférant un modèle centralisé et propriétaire pour équiper le Minitel. Mais aussi en n’adoptant que très tardivement le Web.

Par manque d’ambition. A la fin des années 90, en refusant la révolution Linux, pourtant inventée en Finlande et peaufinée notamment en France, lui préférant les partenariats entre les SSII et les grands acteurs de logiciels américains pour construire notre informatique d’État.

Par inconscience. Le 17 mai 2021, le projet Cloud au Centre présenté par le ministre de l’Économie et le secrétaire d’État au numérique met à l’écart la filière française du Cloud en imposant des mécanismes de certifications qui ne pourront dans la pratique n’être réalisé que par des partenariats avec les solutions cloud des grandes plateformes américaines (GAFAM). Comme pour le RGPD en Europe, seuls les grands acteurs étrangers ont la capacité de répondre à des contraintes juridiques fortes.

L’échec dune grande administration

Si en 40 ans notre vision numérique s’est diluée, c’est en partie parce que les développeurs, ingénieurs et informaticiens ont souvent été écartés des décisions stratégiques, trop généralement confiées aux grands cabinets de conseils et de communication. Pour tenter de masquer ces choix désastreux, il est désormais commun de parler du « retard français » ou des grands échecs de l’informatique d’État comme quelque chose d’inéluctable. Or, ces échecs sont essentiellement ceux d’une haute administration qui a été incapable de conduire des projets informatiques (à l’exception de la réforme de l’impôt, l’exception qui confirme la règle), à leurs choix qui ont toujours conduit à écarter les solutions technologiques françaises autour du logiciel libre pour choisir les solutions coûteuses fermées et peu flexibles de la Silicon Valley. L’enjeu aujourd’hui est de valoriser notre patrimoine et nos talents numériques au moins autant que l’on plébiscite les start-up de la French Tech. Surtout au moment où la Guerre Froide a laissé place à une Guerre Froide Technologique entre la Silicon Valley et la Chine. Nous sommes de nouveau confrontés à un choix : celui d’inventer notre propre futur, ou de vivre dans un monde défini par quelques grandes plateformes américaines ou chinoises.

Pourquoi défendre une autre vision du numérique ?

Parce que j’ai eu la chance d’être immergé dans le numérique dès mon plus jeune âge, mais aussi à travers l’expérience de mes start-up, j’ai toujours cru en notre capacité à inventer notre propre futur. De nombreux ingénieurs français sont à l’origine de celui qui nous est “vendu” aujourd’hui par la Silicon Valley. Faut-il rappeler que le prototype de l’iPhone a bien été conçu à Paris avant d’être rapatrié à la maison mère à Cupertino ? La chance de la France est de pouvoir s’appuyer sur un écosystème divers et brillant en matière de logiciels, de data center, d’expertise industrielle et de design. Utiliser nos savoir-faire locaux dans la conception de nos infrastructures, faire des choix de logiciels pour l’informatique d’État et le service public est totalement à notre portée. Cela nécessite évidemment du travail et du suivi mais aussi de mettre les bonnes personnes en responsabilités. Il existe des centaines d’acteurs capables de fournir ou de construire dans des délais raisonnables les briques nécessaires. Par paresse intellectuelle, cynisme, ou manque de confiance dans notre écosystème, une nouvelle génération de hauts fonctionnaires souhaite désormais faire tourner le logiciel France sur les services des grandes plateformes américaines ou chinoises.

Alors que la crise sanitaire a révélé l’exigence d’avoir un numérique de qualité dans nos vies, nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir construire une autre forme de numérique d’État, plus éthique, plus locale, mieux contrôlée parce que conçue par des équipes à taille humaine.

À l’orée d’une nouvelle élection présidentielle en 2022, il est essentiel de construire un nouveau pacte numérique avec l’Europe, les entreprises et les citoyens.

La France est un pays qui a la taille critique suffisante pour suivre une vision qui ne soit pas un simple copié collé de la vision de la Silicon Valley. En repensant son infrastructure numérique, sa politique de donnée, en permettant à son écosystème d’entreprise d’avoir accès aux marchés publics et en régulant l’impact des réseaux sociaux sur nos vies et sur la démocratie, elle peut devenir l’exemple à suivre pour les autres pays d’Europe.

Tariq KRIM, ancien vice président du Conseil National du numérique est aussi le fondateur de Polite, Jolicloud et Netvibes. Il est l’un des initiateurs du mouvement Slow Web (Slowweb.io) qui prône un usage apaisé de la technologie. Il est l’auteur du blog codeforFrance.fr sur la souveraineté numérique.