Souveraineté numérique européenne : « C’est maintenant que cela se passe ! »

Alors que l’on vit dans un monde numérique dépendant, le concept de souveraineté numérique européenne doit devenir une priorité pour Paris et Bruxelles. Il est un des rares points faisant consensus parmi les 27. Cette souveraineté numérique se lit particulièrement au prisme de la donnée – sa création, son exploitation, son hébergement et sa réglementation – et de ses enjeux affiliés tels que la cybersécurité ou la certification d’algorithmes à l’échelle européenne afin de prendre notre destin en main. Pour dépasser les défis posés par un monde mouvant et incertain, il faudra tirer les leçons de la crise sanitaire et ne pas manquer ce tournant à l’importance capitale, nécessitant un courage politique fort et des actions à la hauteur des enjeux.

Par Corentin Dionet

Former une équipe à 27

Garantir la souveraineté de la France passe par la création d’une souveraineté numérique européenne : « C’est la capacité de protéger, aussi bien lindividu que lentreprise, de prendre des décisions et de les mettre en œuvre, de pouvoir sinformer de manière correcte dans le cadre dun débat raisonné, sans ingérence. Mais aussi de fiscaliser et de répartir la valeur économique » déclare Guillaume Klossa, fondateur d’Europa Nova. L’échelle européenne est la seule envisageable pour peser sur le marché mondial et rester parmi les puissances qui comptent sur le plan numérique. Il va donc falloir réfléchir à 27.

Pour autant, l’exercice n’est pas aisé car les différences entre les Etats membres sont légion. Législations diverses, intérêts divergents, degré de maturité numérique inégaux, appréciations des menaces éclectiques… les défis à relever et les questions à adresser pour unir l’Europe ne manquent pas. Il existe cependant un « consensus européen » sur « l’importance de la menace cyber et les enjeux du spatial » selon les mots du Sénateur, Ronan le Gleut. La France doit porter, aux côtés de ces alliés, cette souveraineté numérique européenne autant que construire la défense européenne au travers d’une troisième voie dans le cadre de l’OTAN, édictée par une boussole stratégique claire et ambitieuse, dans un contexte, il est vrai, brumeux.

L’importance de la souveraineté numérique est désormais portée à la lisière de l’Europe dans des pays comme l’Ukraine. Porté par une volonté politique très forte, le pays se démarque avec une ambition et un programme numérique d’ampleur. Associant innovation, services aux citoyens et cybersécurité, la stratégie numérique ukrainienne est incarnée par le Vice Premier Ministre, Mykhailo Fedorov, également ministre de la Transformation Numérique. Pour preuve, le portail DIIA compte d’ores et déjà près de 3.6 millions d’utilisateurs et plus de 50 services administratifs en ligne1. Il permet également de créer son entreprise en quelques minutes, ce qui a permis l’émergence d’un écosystème de PME en Ukraine – près de 250 000 entrepreneurs et 2 500 entreprises utilisent cet outil2. Par l’intermédiaire de DIIA City, le Vice Premier Ministre Fedorov espère que les entreprises ukrainiennes produiront 10% du PIB du pays, contre 4 pour cent aujourd’hui. Il s’est fixé comme objectif d’augmenter les revenus générés par l’industrie IT à 16,5 milliards de dollars d’ici 2025, et doubler le nombre de travailleurs dans ce domaine pour atteindre 450 000.

Kiev est aujourd’hui intégrée au marché numérique de l’Union européenne, collaborant avec l’UE, l’OTAN et les Etats-Unis pour les questions de cybersécurité. « Le soutien de l’Europe est essentiel et les partenariats avec nos voisins, dont la France, sont clés pour notre avenir commun » déclarait le Vice Premier Ministre en direct des Jeudis de la sécurité lors de Milipol Paris.

L’Europe de la donnée : une puissance mondiale

Au centre des enjeux liés à la souveraineté numérique se trouve la donnée. Pierre Barnabé, directeur des activités big data et cybersécurité chez Atos l’affirme : « Notre volonté, chez ATOS, est de voir lEurope de la donnée devenir une puissance mondiale. LUnion européenne est la première économie mondiale et la première productrice de données.Nous disposons de toutes les capacités pour réussir ! ». Chez le leader européen, ATOS s’appuie largement sur l’intelligence artificielle et la puissance de calcul, deux outils incontournables pour analyser et traiter la donnée.

Défendre notre éthique

La réglementation sera prépondérante dans la mise en place de la souveraineté numérique européenne. Guillaume Klossa le constate : « Nous avons aujourdhui une relation asymétrique avec les Américains. Il existe une nécessité de réciprocité en matière de réglementations et d’hébergements de données. Nous devons, dans les secteurs stratégiques, être capables de définir nos standards en produisant nous-même linformation et la donnée. Cela doit être le cas dans la santé, par exemple. ». Et Pierre Barnabé d’ajouter : « Pour garantir la sécurité digitale, il faut créer un espace européen dinformation libre et sécurisé. Chacun va, à travers le monde, vouloir réguler son espace informationnel selon sa propre culture économique et ses traditions politiques. Cela a décommencé. Nous devons définir une Europe numérique, une Europe de la donnée, et pour adresser ce marché unique, il nous faut une régulation européenne forte et favoriser le développement de grands acteurs européens. Les GAFAM doivent ainsi respecter nos réglementations sils veulent avoir accès au marché européen. »

Tout l’enjeu de cette 3e voie sera donc de proposer un modèle alternatif, qui ne se veut pas en opposition avec les deux blocs géographiques évoqués. Dans un monde numérique sans frontière et interdépendant, cela serait un non sens. En revanche, il s’agit de définir ce qui sera notre destin numérique, et de dessiner le monde dans lequel nous souhaitons évoluer et non celui qui pourrait nous être imposé, reflétant nos valeurs.

Pour y parvenir, les propositions sont nombreuses. Parmi elles, doter l’Europe de sa propre capacité à certifier ses algorithmes. Didier Trutt, le PDG d’IN Groupe interpelle les autorités : « Ne pourrait-on pas imaginer que lEurope se dote de sa propre capacité à certifier ses algorithmes, en profitant de loccasion pour rajouter le volet éthique qui manque, à mon sens, à ces derniers? ». Il convient également de continuer à tendre la main à de nouveaux partenaires s’inscrivant dans notre modèle, au premier rang desquels se trouve l’Ukraine. Le Vice Premier Ministre Fedorov l’affirme, ses services « travaillent en open-source et il existe une possibilité de partager ses avancées avec dautres pays ». Autre enjeu structurant : établir la cybersécurité comme un pilier de la confiance et de la souveraineté numérique européenne, comme l’affirme le rapport auquel a participé Guillaume Klossa appelant à « passer dune posture réactive à une posture proactive, des silos à la transversalité ! »

Un tournant à ne pas manquer

Le temps est à la prise de conscience des enjeux. « Il faut de la confiance entre européens. Sans confiance, on ne se comprend pas et on ne peut pas avancer. Pour cela, il faut donc mettre en place une formation commune de nos dirigeants. La réalité, c’est quil y a en Europe aujourdhui des niveaux très différents. Il faudrait utiliser le plan de relance européen pour remettre tout le monde à niveau, de manière rapide. » affirme le fondateur d’Europa Nova.

Là encore, le besoin est clair, les leaders européens doivent renforcer leurs partenariats et penser une stratégie numérique systémique. La mise en place du pass sanitaire européen est l’illustration même d’une réussite collective en temps de crise, face à l’urgence. « La commission européenne n’a pas attendue et sest comportée, pour la première fois, comme un véritable gouvernement. Elle la imposé et nous avons gagné 18 mois. Nous devons en tirer des enseignements. Si nous agissons avec une pensée européenne et une capacité d’action immédiate, nous gagnons du temps et lEurope devient crédible et efficace. » ajoute Didier Trutt.

Audace et courage politique seront donc nécessaire pour ne pas manquer le tournant qui se dessine. Ce qui se joue devant nos yeux est d’une importance similaire à celle de la révolution industrielle. La France doit fédérer les 27 avec humilité et lever les doutes sur ses propres incohérences en posant un diagnostic clair sur ses capacités et ses décisions. La France peut se servir intelligemment de la PFUE pour co-construire cette souveraineté numérique européenne avec ses paires et, ainsi, bâtir la France et l’Europe de demain. Pour ce faire, il sera impératif de tirer les leçons du passé, tout en sortant des dépendances dans lesquelles l’Union se trouve actuellement. Et Pierre Barnabé de le rappeler : « C’est maintenant que cela se passe! »

1 https://ukraine.ua/fr/investir/innovation/

2 Ibid.