Ecosystèmes cyber, vers un patriotisme économique européen ?

La cybersécurité est avant tout une affaire de transversalité. Si les solutions européennes existent, les acteurs du numérique appellent de leurs vœux la création d’une logique de co-développement au-delà du cadre juridique en place. Militaires, entrepreneurs comme personnalités politiques militent en faveur d’une culture du risque afin de construire ensemble des écosystèmes cyber résilients et performants.

Par Geoffrey Comte

Insuffler un sens collectif au cyber

La révolution numérique engendre son lot de turbulences dans nos sociétés et les relations internationales. La compétition mondiale est particulièrement féroce pour dominer le cyberespace. Les marchés sont devenus les champs de batailles de guerres économiques inter-étatiques pour capter microprocesseurs, talents ou encore les technologies de rupture. Les initiatives nationales sont nombreuses mais ne se traduisent pas par un changement de paradigme à l’échelle régionale. En Estonie, la numérisation de l’appareil étatique est le fruit d’une volonté politique d’incarner un modèle entrepreneurial singulier. Les jeunes firmes de cette petite nation jouissent « dun état d’esprit visant à ajouter de nouveaux services purement digitaux » sur les marchés internationaux selon la responsable de la construction d’écosystème de start-up spécialisées en cybersécurité, Marily Hendrikson. Cette culture nationale de la cybersécurité a donné naissance à un cercle vertueux, où l’impôt sert à financer directement certains champions nationaux. Ces derniers peuvent alors viser les parts de marchés mondiaux afin de créer de l’emploi et réinvestir dans leur économie d’origine. En l’absence de compétition à l’intérieur du pays, plus de 16 jeunes firmes spécialisées en cyber ont vu le jour pour une population de seulement 1,327 million d’habitants. En Ukraine, le récent Ministère de la transition numérique a rendu accessible une grande partie de ces services publics au travers d’Internet. Il suffit d’enregistrer son identité numérique afin d’obtenir l’accès aux caisses de retraites, couverture santé ou encore payer ses impôts. L’Etat ukrainien a donc mué pour répondre aux enjeux de l’ère digitale. Celui-ci cherche également à attirer les investisseurs en facilitant la création de comptes bancaires. Le Ministère souhaite instaurer prochainement un système d’e-residency, dans lequel un individu peut devenir un résident jouissant de taxes allégées s’il possède des compétences particulières ou peut apporter du capital aux entreprises nationales.

Un besoin vital de transversalité

Pour que l’Europe embrasse cette 3e voie prometteuse, elle doit enrichir et renforcer ses coopérations pour l’émergence d’écosystèmes forts au coeur desquels les pays comme l’Estonie et l’Ukraine font figure de challengers. Le besoin d’inventer un écosystème cyber équilibré et résilient s’impose pour se protéger tout autant que réduire les risques d’entropie. Un environnement surchargé pourrait entraîner un surplus de solutions et fragiliser l’ensemble du tissu industriel, en ouvrant de multiples portes aux cyberattaques. Le marché européen reste sclérosé par de nombreuses frontières invisibles que peuvent par exemple représenter les langues ou l’incapacité à fixer des propositions de valeurs adéquates selon les différents pays. En France, le Ministère des Armées soutient directement ou par l’intermédiaire de la Direction Générale de l’Armement (DGA) les entreprises à fort potentiel. Entre 2019 et 2025, la Loi de la programmation militaire va allouer 1,6 milliard d’euros à la recherche et développement. Le général Didier Tisseyre, commandant la cyberdéfense au sein du ministère des Armées, souligne « les opérationnels expriment un besoin qui se doit de répondre aux enjeux […] de cyberdéfense, pour pouvoir comprendre l’adversaire et ses modes d’actions ». L’objectif est donc d’identifier des « technologies naissantes pour voir comment les domestiquer […] et les rendre utilisables ». L’Armée s’appuie également sur le dispositif Rapid ou encore la Cyberdefense Factory, pour stimuler l’innovation. Les financements européens en faveur de la technologie représentent 41 milliards d’euros mais restent difficiles d’accès contrairement aux circuits nationaux. Il persiste un fossé entre les financements régionaux et extra-européens dans la technologie. Le capital-risque du Crédit Impôt Recherche français s’élève à 6,5 milliards d’euros de nos jours. En 2020, ces investissements atteignaient 46 milliards de dollars en Chine et 45 milliards aux Etats-Unis. Concernant la cybersécurité, seuls 100 millions d’euros ont été investis en France face aux 7 milliards de dollars nord-américains entre 2020 et 2021.

Une intelligence économique européenne

Pour se démarquer du condominium sino-étasunien, les acteurs européens de la cybersécurité appellent à la construction d’une troisième voie. Cette approche se veut être le socle d’une culture régionale du risque et mélanger approches Top-down et Bottom-up pour réunir l’Europe autour d’un projet commun. Le co-fondateur d’EGERIE, Jean Larroumets, parle d’une logique de« co-construction. Pour qu’une start up avance, il faut qu’elle soit aider par une association publique-privée [tandis que] les PME ont besoin de s’adosser aux grands groupes pour ajouter leur brique technologique […] et accéder aux marchés ». Jean Larroumets pointe un volet réglementaire européen qui doit permettre de« clarifier le marché » et rappelle le rôle de la directive NIS « inspirée par les travaux de la France, […] oblige les Etats à protéger leurs infrastructures critiques ». La législation communautaire est une première marche vers l’instauration d’une véritable stratégie-réseau, exprimant avec clarté les besoins en termes de cybersécurité puis stimuler l’innovation pour demeurer compétitif au niveau mondial. Il s’agit alors d’approfondir le cadre juridique commun pour assurer ce co-développement de solutions face aux risques cyber. La pandémie de Coronavirus a soulevé son lot de menaces comme d’opportunités pour l’UE. Ses pays membres ont l’occasion historique de se saisir de l’urgence pour repenser le maillage industriel numérique de demain. La crise sanitaire expose au grand jour l’interdépendance de nos économies comme l’approche transversale que doit occuper le cyber, entre impératifs de protection militaire et civile. De tels enjeux appellent nécessairement à réunir les acteurs autour d’une forme de patriotisme économique européen et affirmer leurs volontés de bâtir une autonomie stratégique indispensable.