Un « réveil français » peut-il naître de la révolution numérique ?

L’Europe se situe à la croisée des chemins pour se démarquer dans l’ère digitale. Lannée 2022 sera l’occasion pour la France de promouvoir une troisième voie alternative aux modèles chinois et américain dans le monde numérique.

Par Geoffrey Comte

Fractures numériques

La pandémie a souligné notre dépendance aux plateformes numériques, assurant la continuité des services publics comme privés. Les confinements successifs ont mis au jour les inégalités en termes d’accès à internet, aux savoir-faire ainsi qu’aux équipements pour réaliser ses démarches en ligne ou suivre une visioconférence. Les « fractures numériques » menacent directement la crédibilité étatique dans sa mission de combler les vulnérabilités des citoyens comme celles des organisations. Sur le continent européen, plus de 40% des habitants ne disposent pas d’une connexion internet de haut débit même si les « zones blanches »1, jugées peu rentables et donc insuffisamment couvertes, disparaissent progressivement. D’après l’INSEE, l’illectronisme atteint presque 17% de la population française en particulier pour les personnes âgées de plus de 75 ans où seulement 53% d’entre eux ont une connexion à internet2. Le numérique a pour objectif de simplifier les tâches quotidiennes comme de garantir l’accès à des services dématérialisés de haute qualité. Au-delà des inégalités sociales, la révolution numérique englobe un spectre de risques nouveaux puisqu’elle renforce l’exposition aux cyberattaques et redéfinit les moyens d’affirmer sa puissance dans la scène internationale. La métropole d’Aix-Marseille a été victime d’un ransomware ciblant environ 300 machines et subtilisant les données des habitants contre une rançon3. La transition digitale augmente les champs d’action de la fraude, estimée à 1 000 milliards d’euros dans l’Union européenne. En France, une entreprise sur quatre connait une attaque chaque année et au moins 14% d’entre elles déclarent un préjudice supérieur à 100 000 euros. Depuis les premières vagues de Coronavirus en 2019, les cyberattaques connaissent une recrudescence de plus de 20% et le Général Marc Boget, commandant la gendarmerie dans le cyberespace rappelle que la « prochaine crise sera cyber ». L’environnement reste généralement écarté des prérogatives de l’ère digitale. Pourtant, la pollution numérique représente 2% des émissions de gaz à effet de serre, un impact supérieur au secteur aérien. Selon le Haut Conseil pour le climat, le déploiement de la 5G augmentera de 18 à 45% l’empreinte carbone du numérique d’ici 20304. L’adaptation au cybermonde se doit être un projet global en Europe pour inclure les petites comme les grands puissances de la région dans un même combat.

Bâtir une souveraineté numérique

Si le cyberespace semble se bipolariser lentement, la gouvernance du monde numérique n’existe pas encore malgré la domination technologique des Etats-Unis. Cet interstice laisse à l’Europe l’occasion de s’imposer dans la prochaine décennie et construire une souveraineté lui permettant de décider par elle-même. La France se veut être l’avant-garde d’une telle ambition au travers de l’activité des acteurs de la cybersécurité comme des parlementaires, à l’instar du rapport du député Modem Philippe Latombe5. Ce dernier nous invite à un « réveil français » pour ne pas rater le bond décisif dans le numérique. Il est rejoint par d’autres hommes politiques tels que les députés LREM Éric Bothorel et Jean-Michel Mis, prônant la construction d’une autonomie stratégique visant à réduire les dépendances envers les puissances extra-européennes. Leurs travaux nous invitent à repenser les écosystèmes cyber pour protéger les données, le ciment des chaines de valeurs de demain. Ainsi, cette autonomie se conquiert dans toutes les sphères du numérique en partant du volet technique. L’investissement dans les technologies du cloud, du quantique et de la blockchain doit être un objectif prioritaire pour faire émerger les solutions régionales pouvant se mesurer aux autres puissances. Le rapport suggère d’investir dans le déploiement de « constellations de satellites en orbite basse [pour] permettre de fournir une connexion à Internet à moindre coût » et réduire in fine le nombres de zones blanches. L’initiative franco-allemande Gaia X vise à concurrencer la « célérité redoutable » des Etats-Unis en la matière et faire émerger un cloud européen. Afin de demeurer compétitif sur les technologies critiques, les acteurs du cyber appellent à la création d’un Small Business Act européen. Ce dispositif cherche à favoriser les petites et moyennes entreprises d’un secteur donné et date de juillet 1953 aux Etats-Unis. L’idée d’un Buy European Act pourrait réorienter une partie significative de la commande publique aux firmes innovantes et leur garantir des parts du marché intérieur. Il s’agit donc d’édifier un modèle numérique européen qui puisse affirmer le vieux continent comme une « puissance normative, scientifique et économique ».

Un réveil français et européen?

Les échéances politiques françaises pour l’année 2022 sont nombreuses, entre l’ouverture d’un nouveau quinquennat et la présidence tournante de l’UE. Cette séquence offre à la France une position privilégiée pour proposer une troisième voie numérique. La boussole stratégique française cherche donc à concilier inclusion, confiance et souveraineté. La transformation digitale de l’Etat est un des objectifs majeurs. Le Directeur interministériel du numérique Nadi Bou Hanna affirme que l’Etat a « rattrapé son retard dans sa mutation numérique »6 et peut « devenir client comme producteur d’un cloud souverain ». Depuis 2019, le programme TECH.GOUV a donné naissance à France connect, employé par 26 millions de français pour accéder aux services publics en ligne, et change les méthodes de travail de plus de 18 000 agents dans tous les Ministères. Sa finalité est d’instaurer une culture du cloud, une meilleure appropriation des usages du numérique et une protection proportionnée des applications comme des données sensibles. Cette démarche incarne un pas vers un renouveau des prérogatives classiques de l’Etat car la révolution digitale a accordé « une place inédite à l’individu-usager de services numériques ». Le député Pierre-Alain Raphan souligne quant à lui l’importance de saisir le « double sujet du cloud », entre capacité « à contrôler les données [et] à penser les emplois de demain ». Pour créer des écosystèmes résilients et performants, l’Etat français et la communauté européenne peuvent approfondir leur volet réglementaire pour donner vie à une stratégie-réseau. Le co-président du Conseil national du numérique, Gilles Badinet pointe néanmoins l’absence d’une politique industrielle à l’échelle régionale. Le maillage économique du numérique ne permet donc pas aux entreprises innovantes d’atteindre une taille critique pour accéder aux marchés mondiaux. Il souligne le besoin de mettre en place des écosystèmes de technologies critiques s’inspirant des partenariats franco-britanniques pour la recherche militaire. Gilles Badinet dénonce en particulier le manque de financements pour la recherche civile, limitée à 3% du PIB et assurant selon lui le « déclassement français » sur les technologies de pointe. Le numérique nous invite également à repenser notre vision du capital humain et ainsi les possibilités de formation. La députée Virginie Duby-Muller propose de créer une filière de « Bac professionnel en services numérique » pour répondre au « besoin en termes de compétences ».

Dans les prochaines années, le rôle de la France sera de transmettre la culture d’une cyber protection européenne et imaginer une troisième voie pour le numérique. Un projet souverain et communautaire pour s’imposer dans la compétition mondiale et proposer une alternative aux modèles nord-américains et chinois.

1 Crise de la Covid-19 et fractures numériques en France – Sciences Po, https://www.sciencespo.fr/evenements/?event=crise-de-la-covid-19-et-fractures-numeriques-en-france.

2 Fracture numérique : l’illectronisme touche 17% de la population selon l’INSEE, https://www.vie-publique.fr/en-bref/271657-fracture-numerique-lillectronisme-touche-17-de-la-population.

3 Alexandre Boero, Ransomware : la Métropole Aix-Marseille victime d’une cyberattaque « d’ampleur », https://www.clubic.com/antivirus-securite-informatique/virus-hacker-piratage/piratage-informatique/actualite-888686-ransomware-metropole-aix-marseille-victime-cyberattaque-ampleur.html , 15 mars 2020.

4 Maîtriser l’impact carbone de la 5G, https://www.hautconseilclimat.fr/publications/maitriser-limpact-carbone-de-la-5g/.

5 Philippe Latombe, Rapport d’information de l’Assemblée Nationale sur le thème de « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/souvnum/l15b4299-t1_rapport-information.

6 Nadi Bou Hanna: «L’État a rattrapé son retard dans sa mutation numérique», https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/nadi-bou-hanna-l-etat-a-rattrape-son-retard-dans-sa-mutation-numerique-20210914 , 14 septembre 2021.