Sohail Inayatullah : aider à bâtir nos villes du futur

Nous aurons beau parler d’avenir, si nous ne l’imaginons et ne le planifions pas à l’avance, nous serons toujours pris de court par les défis qui se présenteront. Le politologue et futuriste Sohail Inayatullah, en mission régulière pour l’UNESCO, a consacré sa vie à imaginer l’avenir. Il est foncièrement convaincu que les villes constituent le champ d’étude le plus approprié pour planifier ce que sera demain.

Par Lola Breton

« Des voitures volantes, des robots intelligents et bien d’autres exemples frappants illustrent notre vision de l’avenir qui nous amène à réfléchir à ce que sera notre rapport avec un monde qui change et à ce que sera notre rôle dans cette évolution. » C’est ainsi que Sohail Inayatullah casse les images édulcorées que l’on pourrait avoir des 50 prochaines années. Depuis plus de 40 ans, il apprend aux dirigeants, chefs d’entreprise, élus et chercheurs, à imaginer l’avenir auquel ils seront probablement confrontés, afin de mieux s’y préparer.

Sohail Inayatullah est titulaire de la chaire d’études prospectives à l’Université des sciences islamiques de Malaisie pour l’UNESCO et dirige également son propre centre de recherche, Metafuture. « Modéliser différents scénarios futuristes possibles a toujours été important, mais ce constat est encore plus vrai aujourd’hui », déclare-t-il depuis son bureau de Brisbane, en Australie. « Au cours de ces vingt dernières années, notre travail de réflexion est passé du statut de ‘curiosité intéressante’ à celui de ‘capacité d’anticipation indispensable’. Aujourd’hui, j’en parle tous les jours. Il y a 20 ans, ce n’était pas le cas et ce champ d’étude n’en était qu’à ses balbutiements. À présent, la demande de formations dans ce domaine a fortement augmenté car l’incertitude grandit, tout comme la nécessité de donner du sens à l’évolution du monde. »

Les cités : le meilleur champ d’étude

Anticiper l’avenir n’est pas le travail d’un groupe d’illuminés. « Dans un monde idéal, les leaders n’ont pas besoin de gens comme nous, mais dès qu’un changement profond intervient dans le champ des connaissances, ils s’en remettent à notre éclairage pour faire face à ce bouleversement », souligne l’éminent spécialiste. Viennent ensuite les étapes essentielles à suivre : « les six piliers » tels que les nomme Sohail Inayatullah : cartographier l’avenir, rebattre les cartes, adopter une vision de long terme, approfondir les possibilités à lointaine échéance, établir des scénarios et façonner l’avenir.

C’est là que le travail à l’échelon local est très utile. « Compte tenu de l’inertie des gouvernements fédéraux face aux changements, quelle est la meilleure voie pour agir ? » se sont interrogés près de 150 maires d’Asie-Pacifique réunis lors d’une conférence avec Sohail Inayatullah. Réponse de l’intéressé : « Les villes, car leur taille n’est pas trop grande et vous pouvez promulguer des lois très rapidement, en tout cas beaucoup plus vite que les États-nations. » Cependant, travailler à ce niveau engendre d’autres défis. « Les conseils municipaux ne sont pas élus pour se projeter à 20 ans. Le défi consiste donc ici à lier la vision de l’avenir aux cycles électoraux. À défaut, les leaders penseront : ‘C’est intéressant et enthousiasmant, mais si je ne peux pas être réélu sur la base d’un programme autour du changement climatique, quel est l’intérêt ?’ »

Tout ceci implique des leaders politiques qu’ils soient suivis par leurs électeurs. « Je viens de terminer un rapport avec l’Organisation mondiale de la Santé intitulé ‘la cité anticipative’ », révèle Sohail Inayatullah. « À quoi ressemblera ce territoire ? Il faut bien comprendre que, pour développer des capteurs, des drones et des métadonnées pour traiter de grands enjeux comme la criminalité, le bien-être, la santé ou le changement climatique, il faudra d’abord obtenir l’adhésion publique. Vous aurez beau avoir des centaines de drones et de caméras pour voir si les citoyens sont contents ou tristes, cela ne marchera pas s’ils ne se sentent pas en confiance. »

La confiance, indissociable de la politique

La pandémie de Covid-19 illustre parfaitement l’impérieuse nécessité d’anticiper et de prévoir ce qui doit être renforcé dans les futures stratégies de planification. « J’ai l’impression de parler de la Covid-19 depuis vingt ans dans nos ateliers. Cette pandémie n’est une surprise pour personne, affirme Sohail Inayatullah. La question est en réalité de savoir si nous avons les moyens d’y faire face. Les États-Unis ont été jugés les plus aptes à anticiper une pandémie. Or, ils déplorent quelque 620 000 morts. Alors que s’est-il passé ? Anticiper est une chose ; avoir l’adhésion de l’opinion pour pouvoir légiférer en est une autre. Nous connaissons des pays dont le système de santé est plus performant. Des pays où la confiance sociale est plus élevée. Aux États-Unis, cette confiance est rompue. Et nous voyons la catastrophe quand des chefs d’État comme Johnson, Trump, Bolsonaro ou Modi ne respectent pas la science. »

L’avenir de cités résilientes repose donc sur le facteur humain et l’inclusion de chaque partie prenante, publique et privée. Le plan initial ne remportera probablement pas l’adhésion générale. C’est pourquoi Sohail Inayatullah et son équipe bâtissent des « avenirs de transformation conflictuels. Les façons d’envisager l’avenir sont toujours conflictuelles, mais il nous est possible de les résoudre politiquement en trouvant des moyens d’entente collectifs », affirme-t-il.

Relever les défis en tant que réseau

Les défis futurs sont peu ou prou les mêmes pour chaque membre d’une même localité. Il s’agit de planifier des cités conçues pour une population dont le nombre et le vieillissement sont en constante augmentation. Sohail Inayatullah est bien conscient de cet enjeu : « J’ai toujours joué au basketball, et ce n’est que récemment que j’ai commencé à sentir des douleurs dans mes genoux et des difficultés à monter les escaliers. Les cités doivent être bâties en tenant compte également d’aspects de ce genre. »

Et bien sûr, il y a le changement climatique, et tous ses corollaires. Il se manifeste différemment dans chaque ville. Canicules, inondations, congestion, pollution deviennent des constantes que les élus doivent prendre en ligne de compte. « Ces phénomènes donnent une idée plutôt claire de ce à quoi il faut s’attendre au cours des 20 à 40 prochaines années », déplore Sohail Inayatullah.

En définitive, les défis des villes sont aussi ceux de territoires plus vastes, rappelle l’enseignant. « Si quelques cités s’avèrent capables de relever ces défis, il sera logique de vouloir en copier le modèle pour en faire profiter les autres, et établir ainsi un réseau. Mais ce ne sera pas suffisant car le nombre d’acteurs se multipliera d’autant. C’est pourquoi le mandat de l’UNESCO s’adapte à la question de savoir comment développer des systèmes d’anticipation à l’échelle planétaire. L’ampleur de la tâche est telle que nous tentons de l’intégrer à tous les niveaux : universités, individus, pays, villes, etc. Les nouvelles technologies nous y aident, bien sûr, selon le concept de ‘cité intelligente’, mais c’est loin d’être suffisant. »